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Veille M3/Collapsologie : L'effondrisme, cette anti-utopie qui nous pousse (peut-être) vers un monde meilleur

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© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

Article

En conclusion de ce cycle de réflexion consacré à la collapsologie et aux différentes dimensions qu’elle recouvre, la Direction de la Prospective et du Dialogue public du Grand Lyon vous propose ce point de vue qui s’appuie sur un travail de synthèse des cinq précédents billets.

Écrit par Quentin Vernette (chargé de mission participation citoyenne) et Eddy Maaroufi (responsable éditorial de Millénaire 3), ce texte parachève le travail d’accompagnement que ces agents de la Métropole ont mené auprès des auteurs des précédents articles sur l’effondrisme, afin d’en tirer les enseignements et d’en dégager les perspectives.

En parallèle de cette démarche, l’illustration de Charlotte Rousselle, jeune artiste de l’agglomération lyonnaise, vous propose un éclairage sensible qui fait écho aux idées exprimées. Bonne lecture !

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Date : 15/02/2021

Nous venons d’un âge où la « fin du monde » était un risque actif – une superpuissance déclenchera-telle un conflit nucléaire ? - pour entrer dans une époque où tout s’effondrerait au contraire si nous ne faisions rien. Dans cette perspective, la volonté de « changer le monde » ne serait plus liée à une utopie, mais deviendrait une nécessité vitale. Reste à savoir vers quel cap il nous faudra aller, collectivement, forcément.

 

Antennes radios plutôt que 5G, mécanique contre numérique : et si le « low-tech » était l’avenir ?© Métropole de Lyon - Charlotte Rousselle

 

Avec sa portée existentielle, la collapsologie nous alerte sur des enjeux qui dépassent ce que l’on est en droit d’attendre de l’action publique en matière de changements de comportements et de modèle social. Si l’on accepte d’entendre ce qu’il peut y avoir de constructif dans ce courant de pensée, notamment au niveau de la démocratie, une nouvelle gouvernance est à imaginer, plus locale et plus collaborative. C’est en tout cas le message que porte l’ouvrage d’Alexandre Boisson et André-Jacques Holbecq, Face à l’effondrement, si j’étais maire ?. Malgré ce que laisse entendre le titre, l’échelon communal n’y est pas présenté comme la panacée. C’est plus généralement une démarche horizontale et décentralisatrice qui est défendue, pour sa capacité à marier pour le meilleur les capitaux naturels et humains d’un territoire à son administration.

Dans ce cadre renouvelé, la place du citoyen est à réaffirmer, avec son pendant le plus exigeant, une responsabilisation de celui-ci, qui ne peut plus se contenter d’une posture passive d’usager-consommateur, mobilisé seulement lors d’élections. Pour les pouvoirs publics, le mouvement social est ainsi à reconsidérer, beaucoup plus comme un vivier de partenaires associés au projet commun que comme une simple caisse de résonnance d’où retentissent les échos des refus, des attentes et des revendications.

En creux, l’essai des époux Larrère pose un enjeu fondamental, dans une époque où la communication et l’information sont des leviers essentiels de l’adhésion des populations au projet de société. L’exécutif peut-il évoquer le risque d’effondrement, ou doit-il à tout prix éviter un discours catastrophiste qui risquerait de le délégitimer, à travers sa reconnaissance d’une forme d’impuissance ? La société est-elle prête à maintenir sa confiance à un pouvoir conscient de ses limites, et les assumant en toute transparence ?

 

Circuits courts, économie responsable, agriculture bio : bien consommer pour mieux vivre© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

 

Trop en dire ou pas assez : l’éternel dilemme du pouvoir

 

Reconnaître la crédibilité des constats établis par la communauté scientifique ne doit en effet pas passer pour une forme de défaitisme. Parce que oui, le pire n’est pas certain. Il n’est pas impossible non plus, et si « gouverner c’est prévoir », il s’agit de trouver une formule qui permet au champ scientifique de prendre une meilleure place dans le débat public – ce à quoi la pandémie nous habitue – tout en sauvegardant la primauté du politique dans la prise de décision stratégique.

La crise sanitaire actuelle démontre sous certains aspects la manière dont chaque zone d’ombre laissée par le politique quant à son action alimente immédiatement des réseaux dits « complotistes », sciemment engagés dans une remise en cause de la légitimité des dirigeants, même et surtout élus démocratiquement. Le thème de la collapsologie conserve cette toile de fond qui peut lui conférer un aspect repoussoir : « l’éco-anxiété » qu’il peut générer peut apparaître comme le loup dans la bergerie du rationalisme. Pourtant, ne pas évoquer les menaces réelles suscitées par le retard pris par une transition écologique chaque jour plus urgente, c’est également prendre le risque de laisser la parole à ceux qui - à bas mot - entretiennent une forme de fatalisme qui nous enverraient tout droit vers une société du chacun pour soi.

Sans cesse soupçonnée d’être au service d’intérêts cachés, la parole publique doit pouvoir intégrer les soutiens des forces vives de la société. Les artistes, ingénieurs des langages, sont de ce fait en première ligne pour favoriser la diffusion d’une « culture » capable de nous faire prendre conscience des dangers à venir, tout en proposant un horizon, une vision fédératrice favorable à un vivre-ensemble solidaire, à l’image du projet porté par Bruno Latour avec l’exposition Critical Zone. L’auto-flagellation ou le désespoir ne mènent nulle part, et la création d’un nouveau monde, d’un monde d’après, d’un monde meilleur, ne peut être accomplie sans une dimension sensible, sensuelle et séduisante.

 

Grâce aux artistes et à la culture, réinventer nos imaginaires pour repenser le réel© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

 

Vers une démocratie en circuit court

 

Embrasser la certitude d’un effondrement prochain, c’est aussi s’investir dans l’émergence de nouvelles pratiques. Souvent animés par un désir de retour à la terre, des activistes de l’environnement participent à un certain exode urbain qui les transforme en « néo-ruraux ». Entre apport de sang neuf à des territoires dévitalisés par le développement des zones commerciales et gentrification de villages ancestraux, une nouvelle économie des savoir-être semble voir le jour. Là où le « ruissellement » des métropoles vers leurs arrière-pays se fait encore attendre, la ruralité, kyrielle fantasmée d’oasis, irrigue les grands pôles urbains en représentations d’une sobriété heureuse, conviviale et responsable.

Mais qu’est-ce que cache cet idéal de la vie villageoise ? L’isolement, l’anomie endurée par des anonymes, à la dérive sur des étendues de béton, où le sens donné aux usages est aussi rare que les espaces verts. Il y a ces quartiers où l’effondrement est une réalité quotidienne, un long continuum de dégradations qui fissurent, fragmentent, déchirent le corps social. Pour celles et ceux qui y habitent, le pire n’est jamais bien loin. De proche en proche, le défi y est déjà lancé à la puissance publique, seule capable de répondre à des besoins élémentaires : sécuriser, alimenter, soigner, abriter… Mais qui peut décider de tisser des liens, ces mailles des filets qui amortissent les chutes ? Quid du plaisir à vivre ensemble ? Qu’est devenue la citoyenneté forgée autour des arbres de la liberté ?

Le plus souvent, l’institution interpelle les citoyens dans le cadre des aménagements du cadre de vie. On croise l’espace et le temps en pensant la « ville du quart d’heure ». On essaie de co-construire, de rénover le débat public. Là où les populations sont les mieux insérées, les plus politisées, la confrontation idéologique dynamise le dialogue, au risque de l’éloigner parfois des enjeux immédiats et collectifs, la majorité silencieuse préférant toujours l’inauguration d’une gare à une discussion sur les horaires des trains. Là où la précarité désenchante le réel, les ambitions descendantes des projets s’écrasent souvent sur des exigences jugées trop terre-à-terre, comme des graines semées sur des trottoirs. Rassembler pour échanger, échanger pour partager, partager pour se nourrir, cette chaîne pourrait être celle d’une démocratie en circuit court, où le romantisme des conflits laisserait place à l’efficacité des consensus.

 

La démocratie renouvelée, les citoyens mobilisés pour mieux coopérer© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

 

Sauver le monde ? Do it yourself !

 

Étonnamment, une plongée dans la galaxie des collapsonautes telle que le propose Les Terrestres n’est pas si anxiogène que ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Le risque d’une forme de radicalité individualiste, survivaliste et paranoïaque est réelle, mais selon la nature de la politisation que sous-tend ce type d’engagement, il est possible aussi de voir ces militants comme des pionniers d’un modèle innovant, ou comme les éclaireurs d’un nouveau chemin, ouverts à des possibles qui nous déstabilise encore trop pour qu’on ne leur reconnaisse certains aspects enviables.

À l’ère du numérique, peut-on notamment envisager une consommation moins compulsive, alors que chaque année dispense son lot d’inventions qui laissent derrière elles celles et ceux dont le pouvoir d’achat ou le degré de maîtrise technique ne permet pas de prendre part à cette course sans fin ? C’est paradoxalement l’observation de la dépendance de nos activités à la technologie qui permet de nous décentrer d’une forme de déterminisme sombre, pour mieux composer avec le principe de réalité, comme l’a expliqué Achille Mbembe : ailleurs qu’en nos latitudes européennes, des solutions ont été trouvées pour contourner les obstacles qu’implique une économie déconnectée du mythe des ressources inépuisables. Sans doute faudrait-il ralentir nos interactions, les « réhumaniser » et les approfondir, mais dans le fond, serait-ce véritablement un problème ?

Dans notre démarche prospective, la réflexion qu’a générée cette première exploration du logiciel « effondriste » nous a sans doute amené à retirer ce questionnement de l’étagère pour mieux l’aborder, en tant qu’agents du service public, comme un livre ouvert. De l’idée d’un sujet flottant parmi d’autres, nous sommes arrivés à resituer au premier plan les enjeux sociaux et sociétaux qui convergent vers cette problématique. Il nous est également apparu que les angoisses qu’elle concentre seront bientôt au cœur de la parole citoyenne, et qu’une posture seulement technocratique affirmant que « tout est sous contrôle » ne suffira pas à apaiser les esprits, et encore moins les débats.

 

La résilience, quand les humains et la nature se réconcilient© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

 

“Résilience” : un seul mot pour les gouverner tous 

 

Une fois les enjeux posés, les envolées lyriques nuancées et les peurs mises de côté, il appartient aux acteurs de chaque secteur de chercher à poser les bases d’un contrat social renouvelé, à l’aune de priorités reconnues par le plus grand nombre. Quel que soit le degré de scepticisme que l’on peut afficher à l’égard des catastrophes annoncées, la préparation de notre société à l’absorption d’une série de chocs semble incontournable : réchauffement climatique, hausse du coût des énergies, raréfactions des matières premières non-renouvelables, inflation des stocks de déchets à gérer, migrations de grande ampleur, crises sociales de plus en plus violentes, inégalités croissantes, pandémies…

À court et moyen termes, il serait naïf de tout miser sur l’esquive : il va falloir encaisser. Pour ce qui est de la tactique à suivre, l’aïkido, « la voie de la concordance des énergies », et/ou Jean de la Fontaine, de manière encore plus poétique, nous offrent une intuition inspirante : vaut-il mieux rester chêne ou devenir roseau ? Notre modèle actuel semble tendre en effet vers le seul objectif de puissance : industrie, recherche, relations internationales… Les règles du jeu sont toujours celles de la compétition, et malheur au vaincu. Mais demain, quelles valeurs auront les victoires d’aujourd’hui ?

Fusionnant physique des métaux et psychologie clinique, la « résilience » semble nous proposer un nouveau paradigme mêlant résistance et capacité de rebond, au-delà du traumatisme originel, aussi violent soit-il. Quelle forme peut prendre la traduction de ce maître-mot dans le répertoire de l’action publique ? Dès aujourd’hui, il nous reste à nous emparer de cette problématique, pour procéder enfin à une évolution sans doute d’abord conceptuelle, puis inévitablement systémique.

 

Des métropoles aux biorégions : nos collectivités, ces organismes vivants© Grand Lyon - Charlotte Rousselle

 

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Illustration : Charlotte Rousselle