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Veille M3 / À l’ombre de la puissance, quelles alternatives citoyennes aux modèles énergétiques dominants ?

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Couverture de Face à la puissance, une histoire des énergies alternatives à l'âge indutriel, de François Jarrige et Alexis Vrignon
Face à la puissance, une histoire des énergies alternatives à l'âge indutriel, de François Jarrige et Alexis Vrignon© Éditions la Découverte

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Les énergies dites « renouvelables » apparaissent aujourd’hui comme la nouvelle norme pour décarboner nos systèmes énergétiques.

Mais quel modèle de société se cache derrière ce terme largement repris par les acteurs historiques du secteur de l’énergie ?

L’approche historiographique de François Jarrige et Alexis Vrignon recontextualise le poids des imaginaires dominants, et permet de comprendre comment les choix énergétiques d’hier déterminent en partie les possibles d’aujourd’hui.

À la faveur d’un important mouvement de réappropriation citoyenne de la production d’énergie, de quelle manière la repolitisation de cet objet – longtemps réduit à sa dimension technique – ouvre-t-elles des alternatives énergétiques, mais aussi socio-politiques ?

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Date : 01/02/2022

Après l’âge de la vapeur, celui du charbon et de l’or noir, le 21e siècle sera-t-il celui du solaire et de l’éolien ? Dans leur ouvrage, Face à la puissance, une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, les historiens François Jarrige et Alexis Vrignon battent en brèche cette vision évolutionniste de l’histoire de nos modèles énergétiques, et mettent en exergue des accumulations incessantes de sources d’énergie.

Les auteurs explorent également les débats et projets alternatifs qui se sont donnés à voir tout au long de notre entrée dans l’ère thermo-industrielle. Ils exhument ainsi de multiples « futurs non advenus ». Une perspective qui permet de penser notre modèle énergétique actuel davantage comme le fruit de configurations sociopolitiques particulières et d’imaginaires dominants, qu’une trajectoire inéluctable déterminée par nos possibilités techniques. La question qui apparaît est alors : le 21e siècle sera-t-il celui de la prolongation d’une poursuite de la croissance infinie, ou celui d’une profonde rupture, traduite par la mise en œuvre de nouveaux modes de production et de nouveaux usages ?

 

 

Cet ouvrage, que les auteurs présentent comme « un outil au service du présent » (p. 7), contribue ainsi à « défataliser » (p. 18) l’histoire mais aussi le futur de l’énergie. En contre-point des modèles centralisés gérés par de grands monopoles publics et privés, la notion « d’énergie citoyenne » monte en puissance, portée par des acteurs de la société civile de plus en plus reconnus et accompagnés par les pouvoirs publics. Nous ferons ainsi résonner les enseignements de l’ouvrage avec cette appropriation de l’énergie, grâce à la rencontre de CoopaWatt, organisation implantée dans la métropole lyonnaise, qui accompagne l’émergence de projets d’énergie citoyenne.

 

Vers un essor des énergies « renouvelables », ou de pratiques « alternatives » ?

 

Après des mouvements citoyens et scientifiques pionniers, c’est au tour des institutions internationales et même de grandes compagnies pétrolières de promouvoir les énergies renouvelables pour répondre à l’urgence de décarboner nos systèmes énergétiques.

Pour François Jarrige et Alexis Vrignon, cette promotion « demeure ambivalente », car portée « par les acteurs qui furent à l'origine de notre dépendance aux énergies fossiles » (p. 6). Notre choix du feu s’est en effet construit au fil des décisions de ces acteurs publics et privés dominants, guidés par leurs intérêts mais aussi par leurs imaginaires. Ceux-ci associent le progrès à l’augmentation de la puissance, et nourrissent le fantasme d’une énergie infinie et émancipée des contraintes physiques.

Au XXe siècle, la Grande Accélération verra l’avènement de notre dépendance à une énergie massivement disponible, qu’incarneront le pétrole et l’électricité. Tous deux alimentent et sont modelés par une approche techniciste et productiviste, qui favorise le développement d’infrastructures industrielles et de flux internationaux, et par là-même, la concentration des pouvoirs politiques et des moyens de recherche. Par ailleurs, cette configuration énergétique et ses promoteurs modèlent les pratiques (nouveaux appareils électroménagers, essor de la voiture industrielle, etc.) et renforcent la confiance en une énergie pour toujours abondante et peu chère.     

Dans ce contexte, les projets d’énergies alternatives qui ne se conforment pas à cette vision du monde peinent à émerger, et sont couvertes d’un discrédit symbolique qui appuie leur marginalisation.

 

Deux photographies montrant une voiture à propulsion électrique et une maison chauffée à l'énergie solaire

Des technologies nouvelles ? En haut : la « Jamais-Contente », voiture à propulsion électrique, la première (tout moteur confondu) à dépasser les 100 kilomètres/heure en 1899. En bas : The Dover Sun House, maison réalisée en 1948 et entièrement chauffée à l’énergie solaire.

 

Au-delà des énergies dites « naturelles », ce sont d’autres rapports à la société qui sont invisibilisés, avant de réapparaître dans années 1970. Le spectre de la finitude des ressources et les travaux du club de Rome participent à la mise en lumière des « énergies nouvelles », qui représentent pour certains groupes militants une alternative à la fois politique, environnementale et sociale.

Mais dans les décennies qui suivent, les énergies redeviennent « renouvelables », signe de leur réintégration dans l’idéal productiviste d’une croissance infinie. Plus précisément, « Tout se passe comme si le secteur de l'électricité, les grandes multinationales de l'énergie tentait de capter les technologies (grands parcs éoliens, projets pharaoniques de centrale solaire) pour les soumettre à leurs normes et à leurs organisations institutionnelles tout en rejetant en partie le modèle alternatif qu'elles représentaient au départ » (p. 15).

 

Les énergies citoyennes, une repolitisation des EnR

 

Ces modèles alternatifs semblent pourtant gagner du terrain. Mise en œuvre concrètement par des foyers et des communautés porteuses d’une écologie militante, l’autoconsommation fait des émules. La notion de sobriété énergétique est également brandie tant au niveau des pratiques individuelles que collectives, notamment par l’association Négawatt, et infuse petit à petit dans la société.

Dans le prolongement de ces mouvements, depuis une vingtaine d’années en France, c’est le secteur de l’énergie citoyenne qui émerge progressivement. Si elles promeuvent résolument les énergies renouvelables, dans quelle mesure ces actions construisent-elles un contre-modèle ?

 

 

Depuis 2016, CoopaWatt promeut et soutient des cadres alternatifs de production des énergies renouvelables. Née dans la Métropole lyonnaise, l’association doublée d’une scop œuvre à développer les initiatives citoyennes, impulser des communautés énergétiques, et accompagner les pouvoirs publics quant à leur stratégie de développement des EnR. Paul-Jean Couthenx, responsable projet au sein de cette association, nous raconte son chemin vers les énergies citoyennes, marqué par une observation des mouvements d’opposition à l’éolien. Impacts sur la biodiversité, dégradation des paysages, coûts de l’électricité : pour lui, cette difficile acceptation sociale tiendrait en fait davantage aux dimensions politico-économiques de ces projets qu’à l’objet « éolienne ».

 

On vient près de chez les gens installer des équipements qui ne leur appartiennent pas, sur lesquels ils n’ont pas prise, et qui rapportent beaucoup d'argent à des gens qui ne sont pas là. […] Le concept d’acceptation revient souvent dans les filières de l’éolien : est-ce que les gens vont accepter le projet qui leur est imposé et dont ils ne voient pas les bénéfices ? 

À CoopaWatt, ce qui va être important c'est vraiment d'impliquer les gens. Pour nous il y a une différence entre une transition énergétique, et une transition énergétique citoyenne. Et la différence, c'est que les personnes concernées sont impliquées, adhèrent, et sont une force motrice. […] Le point de départ de CoopaWatt, c’était de constater ces fortes oppositions à l’éolien, organisées de manière parfois opaques, et la difficulté à discuter. Nous avons commencé sur un terrain moins conflictuel, en accompagnant des collectifs porteurs de projets solaires. -  

Paul-Jean Couthenx, responsable de projet chez CoopaWatt.

 

L’enjeu principal des énergies citoyennes est donc de mener la transition écologique grâce aux EnR, et pour y parvenir d’impliquer les citoyens tant au niveau de la gouvernance (décision démocratique et transparente) que des financements. À cela s’ajoute une dimension locale appuyée : la maîtrise du projet reste aux mains des citoyens-usagers, ce qui garantit des retombées locales et contribue à la résilience du territoire. Ces modèles s’inscrivent donc dans une perspective de repolitisation des énergies, et de relocalisation de l’économie, par la reprise en main des outils de production.

 

Les limites des alternatives dans un système d’interdépendances  

 

Paradoxalement, la production d’énergie citoyenne a profité de la libéralisation de l’énergie en France, ce qui l’a contrainte dans le même temps à s’insérer dans un système de marché concurrentiel :

 

Depuis la dérégulation des marchés de l’énergie, EDF n’a plus le monopole sur la production. Chacun peut produire son énergie et la vendre. Mais ce qu’on observe depuis quelques années, ce sont des rachats successifs entre producteurs d’énergie et la constitution de grands monopoles privés. Là-dedans, il y a des acteurs qui ont émergé, prenant acte de la libéralisation, mais essayant de s’insérer sur le marché pour constituer une alternative à ces grandes entreprises. Il y a notamment eu la création d’Enercoop, fournisseur coopératif d’électricité renouvelable, en se disant que quitte à devoir faire du privé pour faire de l'énergie, essayons de faire du privé qui garde certaines dimensions du service public et une gouvernance démocratique. -  

Paul-Jean Couthenx, responsable projet chez CoopaWatt

 

Si les cadres juridiques évoluent et contraignent moins ces initiatives, on sent néanmoins dans les paroles de Paul-Jean Couthenx le poids de configurations techniques et socio-politiques qui limitent leur portée.

 

 

Le circuit physique de l’électricité amène la production à être consommée au plus près. Puisque l’électricité ne se stocke pas, ce qui n’est pas consommé circule via le réseau pour être utilisé au prochain point de consommation. Par ailleurs, il y a le circuit contractuel, c’est le principe des contrats de fourniture d’électricité : la personne qui peut t’acheter ou te vendre l’électricité au prix que tu souhaites n’est pas forcément celle d’à côté. Il y a donc un marché de l’électricité à l’échelle du réseau électrique européen. Enfin, les incitations tarifaires qui permettent de soutenir la production solaire supposent de vendre l’électricité à des acteurs de marché. Donc malgré les volontés de circuit court de l’énergie ou d’autonomie, on a intérêt à « vendre au réseau » l’électricité produite. 

Il y aussi la question du rapport à l’engagement. À CoopaWatt on soutient l’« entrepreneuriat de territoire », c’est une vision qui dit que s’engager sur le terrain économique avec une vision éthique forte, ça peut marcher partout, c’est pour tout le monde et ça fait partie des solutions. Les coopératives de production d’énergie citoyenne, ce sont des entreprises, avec des responsabilités juridiques et financières, pilotées collectivement par des habitant·e·s entrepreneurs bénévoles. Mais cette forme d’engagement est nouvelle pour beaucoup de gens : ça induit des freins à l’engagement, des responsabilités qu’il peut être difficile de faire tourner et des phénomènes de burn-out. Ça fait partie de notre action que d’accompagner les collectifs à s’organiser, et d’éviter ces phénomènes d’épuisement. -  

Paul-Jean Couthenx, responsable projet chez CoopaWatt

 

Infrastructure énergétique, modèle de société : même combat ?

 

Si les intentions sont bien là, l’environnement socio-technique semble encore mettre les énergies citoyennes en difficulté : persistance des mégastructures, monopole indiscuté des gestionnaires de ces réseaux, mécanismes de marché de l’énergie, pratiques de consommation et d’aménagement du territoire, etc. Comme le notent Jarrige et Vrignon, la sédimentation des choix de modalités de production et d’accès à l’énergie engagent « les acteurs dans des chaînes de relations plus ou moins contraignantes et des situations de dépendance plus ou moins fortes qui façonnent les modes de vie et le champ des possibles de toute action » (p. 13).

Cependant, comme le souligne le sociologue Alain Gras dans la postface de l’ouvrage :« derrière les choix, un pouvoir trace son chemin » (p. 379). Et c’est bien un nouveau pouvoir citoyen et territorialisé qui se dessine tant bien que mal à travers ces parcs éoliens et toitures solaires, et ouvre de nouveaux possibles. Ce qui ne manquera pas d’entraîner de nouvelles questions :

 

 On touche un public assez spécifique, très renseigné et à la recherche d’un espace d’engagement. Ce sont plutôt des hommes, blancs, plus riches et propriétaires que la moyenne. Est-ce que la transition énergétique citoyenne doit se faire avec tous les citoyens ou peut-elle être portée par quelques-uns ? Doit-on, et comment peut-on, toucher d’autres publics ? C’est justement l’objet d’une étude que CoopaWatt lance en 2022 sur la diversité sociale au sein des communautés énergétiques. -  

Paul-Jean Couthenx, responsable projet CoopaWatt

 

 

Une chose apparaît en tout cas avec force dans l’ouvrage de François Jarrige et Alexis Vrignon, comme dans les expériences menées par CoopaWatt : la transition écologique ne pourra s’appuyer sur un solutionnisme technologique mobilisant les EnR, mais implique un profond renouvellement de nos modèles politico-économiques, autant que de nos imaginaires, en particulier en matière de relation à la nature, à la technique, et à la notion de progrès.