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Recherches sur le sans-abrisme

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Portrait d'Edouard Gardella
© DR
Chargé de recherche au CNRS

Interview de Edouard Gardella

<< Un des enjeux actuels de l’intervention sociale est, selon moi, de tenir compte de ces attachements à la rue, que les personnes risquent de perdre quand elles sont amenées à aller dans un hébergement social >>.

Edouard Gardella est chargé de recherche au CNRS, sociologue et responsable du pôle « Sociologie » du laboratoire LIER-FYT (Laboratoire interdisciplinaire d'études sur les réflexivités / Fonds Yan Thomas) du CNRS et de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Il est aussi membre du réseau de recherche « Aux frontières du sans-abrisme ».

Ses travaux mobilisent une approche sociologique et historique et visent à mieux cerner les apports et les contradictions de l’intervention sociale en particulier dans l’aide d’urgence. Il met en lumière l’importance des liens de resocialisation des personnes sans abri, qui expliquent des permanences, notamment dans l’installation des personnes dans les espaces publics.

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Date : 25/06/2019

Pouvez-vous nous indiquer votre parcours dans la recherche sur le sans-abrisme ?

Le problème empirique par lequel j’ai abordé l’urgence sociale dans mon travail de thèse était le suivant : les personnes sont à secourir parce qu’elles sont « sans domicile fixe », et pourtant, l’aide qui leur est proposée les amène à devoir changer, fréquemment parfois, de lieu où dormir

Mon parcours dans la recherche sur le sans-abrisme commence en 2004, par une enquête sur les formes prises par la répression de la mendicité qui ont succédé à la dépénalisation des délits de mendicité et de vagabondage en France (juillet 1992). Puis j’ai enquêté sur les formes prises par l’assistance ; répression et assistance ne devant pas être séparées comme l’a bien montré l’historien Bronislaw Geremek, du moins si on s’interroge sur les règles morales suivies par les sociétés pour traiter leurs membres considérés comme marginaux. J’ai ainsi analysé la politique d’urgence sociale. Une partie de ce travail a donné lieu à la publication d’un livre, écrit avec Daniel Cefaï, intitulé L’urgence sociale en action. Ethnographie du Samusocial de Paris (2011). J’ai ensuite soutenu une thèse de doctorat en sociologie sur cette question, intitulée « L’urgence sociale comme chronopolitique. Temporalités et justice sociale de l’assistance aux personnes sans abri en France depuis les années 1980 » (2014).

Le problème empirique par lequel j’ai abordé l’urgence sociale dans mon travail de thèse était le suivant : les personnes sont à secourir parce qu’elles sont « sans domicile fixe », et pourtant, l’aide qui leur est proposée les amène à devoir changer, fréquemment parfois, de lieu où dormir. Comment comprendre que l’aide d’urgence sociale semble prolonger l’instabilité vécue par les sans-abri en leur imposant des habitats temporaires ? Cette contradiction paraissait encore plus forte à une époque où on voyait perdurer ce turnover dans les hébergements sociaux, alors qu’avait été reconnue dans le droit la possibilité pour les personnes de rester dans un hébergement aussi longtemps qu’elles en avaient besoin (article 4 de la loi DALO, mars 2007). Cette consolidation du droit des personnes sans abri provenait notamment de mobilisations associatives, dans les espaces publics (en particulier le canal Saint-Martin à Paris, occupé par les Enfants de don Quichotte) puis dans les arènes judiciaires (en particulier le tribunal administratif de Lyon devant qui des professionnel.le.s de l’urgence sociale ont porté des dossiers pour renforcer le droit par la jurisprudence, faisant ainsi de Lyon une place historique de cet engagement dans la défense des droits des sans-abri).

Les réponses disponibles à l’époque à cette question de la mobilité imposée aux personnes sans domicile, étaient soit insatisfaisantes, soit incomplètes. Certaines interprétaient ce fait comme une orientation punitive de la société, qui serait cachée « derrière » l’affichage d’assistance. Or, au vu des pratiques réellement répressives qui existent (destruction d’installations et d’objets, amendes pouvant conduire à l’emprisonnement), qualifier de répressifs les services d’urgence sociale n’éclaire pas, mais obscurcit la réalité. D’autres analyses ne faisaient que pointer un paradoxe, en menant une réflexion en termes d’irrationalité d’un système qu’il faudrait « rationaliser ». Cette façon de considérer les acteurs comme insuffisamment rationnels signale systématiquement, en sociologie, un manque d’enquête empirique. Les réponses les plus convaincantes, mais encore incomplètes, insistaient sur les problèmes posés par l’humanitaire et l’urgence, comme gestion à court terme. Ces dernières manquaient cependant de précisions dans l’enquête menée auprès des acteurs qui accomplissaient cette politique au quotidien. D’autres enfin réduisaient l’explication de ce phénomène au manque de places d’hébergements offertes par rapport aux demandes ; ce qui était trop partiel. D’une part, l’imposition de durées de séjour limitées dans les hébergements sociaux se retrouvait dans des territoires (comme la Bourgogne) où le problème du manque de places ne se posait pas comme dans les territoires où les professionnel.le.s pointent une véritable pénurie. D’autre part, et surtout, historiquement, les premiers hébergements d’urgence apparus dans la seconde moitié du 19ème siècle sous la forme d’« asiles de nuit » (comme l’a montré l’historienne Lucia Katz), suivaient déjà la règle de durée de séjour limitée (3 nuits d’affilée), sans que la question du manque de places ne soit posée. Autrement dit, historiquement, la règle de la durée limitée en hébergement d’urgence n’est pas apparue en réponse à un problème de manque de places. Une conclusion s’imposait : si le manque de places peut accentuer la mobilité dans l’assistance, il ne l’explique pas.

Il fallait donc mener une enquête sociologique, qui commence toujours par décrire ce que font les acteur.e.s et à comprendre le sens de ce qu’ils et elles font (avant de les critiquer) ; il fallait, comme on dit, aller sur le terrain. Mon travail, réalisé entre 2005 et 2015, essentiellement en région parisienne, a consisté à interroger des professionnel.le.s et observer ce qu’ils et elles faisaient au quotidien, dans différents services d’urgence sociale : le 115, des équipes mobiles (appelées parfois « maraudes »), des accueils de jour, des hébergements sociaux.

Vous avez mené vos recherches auprès des acteurs de l’intervention sociale d’urgence. Quelles réponses avez-vous fait émerger sur votre questionnement qui concernait l’hypothèse d’une prolongation de l’instabilité vécue par les personnes sans abri lorsque l’urgence sociale leur impose des habitats temporaires ?

La mise en mobilité des personnes sans domicile au sein de l’assistance se comprend en prenant au sérieux la morale professionnelle des intervenants sociaux. Cette morale peut se caractériser [...] par une assistance, par une tension entre deux règles : il faut accompagner les sans-abri vers des habitats où ils pourront se (re)poser et ne plus être exposés à la dégradation de leurs conditions de vie physiques et psychiques que provoque la vie à la rue ; il faut éviter qu’ils ne s’installent trop longtemps dans l’assistance, puisqu’ils doivent s’engager à terme dans un parcours d’autonomisation

Tout d’abord, si j’ai placé les professionnel.le.s au cœur de mon travail, j’ai aussi mené l’enquête auprès des autres principaux acteurs concernés par ce problème social. Et d’abord les personnes sans abri elles-mêmes, en particulier celles refusant les hébergements d’urgence. J’ai également travaillé sur les services de l’Etat, en particulier la DGCS (Direction Générale de la Cohésion Sociale - à l’époque DGAS), et la DIHAL naissante (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement), pilotée à l’époque par le préfet Alain Régnier, grâce à qui j’ai mené une ethnographie de son institution en tant que stagiaire pendant 3 mois et demi (mars-juillet 2010). Enfin, j’ai resitué cette politique dans son histoire, en consultant, grâce à un autre allié de la recherche, Pascal Noblet (chargé de mission à la DGCS), des archives administratives, juste avant qu’elles soient en majorité détruites.

Cette enquête a conduit à déplacer le problème de départ vers une réflexion sur le statut de « personne » qui est attribué aux sans-abri dans notre société. Mais elle a aussi permis de formuler une réponse (heureusement !) à la question que je me posais au départ : la mise en mobilité des personnes sans domicile au sein de l’assistance se comprend en prenant au sérieux la morale professionnelle des intervenants sociaux. Cette morale peut se caractériser, si on se focalise sur cette question de la mobilité dans l’assistance, par une tension entre deux règles : il faut accompagner les sans-abri vers des habitats où ils pourront se (re)poser et ne plus être exposés à la dégradation de leurs conditions de vie physiques et psychiques que provoque la vie à la rue ; il faut éviter qu’ils ne s’installent trop longtemps dans l’assistance, puisqu’ils doivent s’engager à terme dans un parcours d’autonomisation définie de façon dominante comme l’accès à un logement dans lequel il faut payer un loyer. Il faut protéger, mais de façon temporaire, afin de favoriser l’autonomie : voilà le devoir que visent à accomplir les professionnel.le.s qui viennent en aide aux sans domicile. L’urgence sociale se comprend mieux en étant resituée dans son histoire (l’héritage des asiles de nuit) et dans l’ensemble de la politique d’insertion vers le logement qui s’est progressivement construite comme un parcours d’autonomisation des individus (comme le montre Mauricio Aranda, membre de notre réseau de recherche « Aux frontières du sans-abrisme », dans sa thèse de sociohistoire consacrée à l’hébergement social).

A l’heure du « Logement d’abord », comment la logique de la protection temporaire que vous avez étudiée, se met en relation avec celle d’un accès plus direct à un logement ?

Cette logique de la protection temporaire apparaît aujourd’hui comme frontalement concurrencée par une autre logique, celle dite du « Logement d’abord », qui remet en cause l’idée de parcours résidentiel, pour travailler l’autonomisation des personnes à partir de leur installation dans un logement. Cette logique est cependant arrivée en France à une époque (2009) où la critique de la protection temporaire était très forte, et où de nouvelles règles de droit (la continuité) et de nouveaux dispositifs (la stabilisation) impliquaient de nouvelles pratiques et de nouvelles façons de concevoir l’autonomisation de personnes amenées à rester durablement dans un même établissement. La logique du « Logement d’abord » n’a fait, selon moi, que prolonger, en le radicalisant, le tournant de stabilisation qu’avaient pris les politiques d’insertion vers le logement dans les années 2000. Une nouvelle morale professionnelle, et une nouvelle conception de l’autonomie, sont peut-être en train de voir le jour. Pour le savoir, il faut attendre les résultats des enquêtes en cours, en particulier celles de Lola Vivès et de Nadyah Abdel Salam, doctorantes dans notre réseau de recherches.

Si on veut s’essayer à l’exercice de la prévision, on peut émettre l’hypothèse - qui rejoint le « dilemme du sans-abrisme » posé par le sociologue états-unien Kim Hopper - selon laquelle la politique d’aide aux personnes sans domicile va rester durablement prise en tension entre ces deux orientations temporelles : une qui privilégie le secours immédiat, réactif, qui s’appuie sur des habitats rapidement mobilisables et de faible qualité, conçus comme première étape d’un parcours d’autonomisation scandé par des établissements à séjours temporaires ; une autre qui privilégie la stabilisation de longue durée dans des habitats de la même qualité que pour les autres membres de la société et qui travaille autrement l’autonomie, avec pour contrepartie une faible réactivité (étant donné le temps nécessaire pour construire des logements) et donc le fait de laisser dehors les nouveaux arrivants. Mais on peut aussi espérer que l’activisme et l’inventivité de certain.e.s professionnel.le.s permettront de dépasser cette contradiction structurelle !

Nous interrogeons la question des usages de l’espace public par les personnes sans abri. Depuis la dépénalisation des délits de mendicité et de vagabondage en 1992, que vous avez déjà évoquée, quelles sont, selon vous, les étapes et les réflexions mises en œuvre dans cette relation à l’espace public ?

Il s’agit d’interpréter cette question comme faisant partie du problème public du sans-abrisme. Le sociologue ne répond pas lui-même directement à la question, mais il observe comment les autres répondent à la question. Il analyse comment les divers acteurs, y compris les autres sociologues, observent, interprètent et catégorisent les usages des espaces publics par les personnes sans abri. On voit alors qu’une catégorie est devenue incontournable : celle de la « survie » ; catégorie que porte d’ailleurs votre programme, « Survivre dehors ».

Dans cette perspective d’analyse par les problèmes publics, le recours à l’histoire est effectivement toujours très utile, puisqu’en montrant les évolutions qui ont eu lieu, il rend le présent moins évident ; il le fait apparaitre plus clairement, grâce au contraste provoqué par la comparaison avec une situation passée analogue (proche mais différente). La « survie » en ressort comme une catégorie qui porte la trace du contexte historique dans lequel elle s’est imposée dans le débat public. Ce contexte est celui des années 1980-1990, à une époque de construction du problème public du sans-abrisme en termes d’urgence et d’action humanitaire, où la prévention du risque de mort à la rue est érigée en priorité politique ; ce qui signifie que les sans-abri sont vus comme victimes, et non comme responsables de leur situation. Cette victimisation est, à l’échelle des siècles, une nouveauté radicale, puisque, encore à la fin du 19ème siècle, la mort des vagabonds était attribuée à leur inconséquence et à leur immoralité. Parler de « survie » pour caractériser la façon dont les sans-abri font usage des espaces publics, conduit à politiser l’aide aux sans-abri dans une certaine direction, celle du risque de mort à la rue, en responsabilisant l’Etat vis-à-vis de l’importante dégradation corporelle et psychique à laquelle ils doivent faire face (au risque sinon de mourir précocement).

Si on doit schématiser, la survie renvoie, à cette époque, à deux façons différentes de concevoir la situation des sans-abri, au sein de cette problématisation en termes d’épreuve de la dégradation physique et psychique de l’individu. La première revient à voir ces individus en danger, parce que désocialisés, en perte de repères spatio-temporels et identitaires ; vision développée par des médecins et experts (Patrick Declerck, Patrick Henry, Xavier Emmanuelli, Sylvie Qesemand-Zucca, entre autres). La seconde revient aussi à les voir comme des victimes en danger, mais comme capables de débrouille ; vision développée par la sociologue Pascale Pichon ou l’anthropologue Claudia Girola. Ce second type d’analyse met au jour les ressources que mobilisent les sans-abri. Ceux-ci en ressortent dépeints non pas comme des victimes passives devant leur sort ni comme des êtres désocialisés en perte de repères, mais comme des individus développant des compétences leur permettant, tant bien que mal, de répliquer à leur situation.

Est-ce que ces deux visions schématiques - celle de personnes en danger et celle de personnes débrouillardes - ont réussi à dialoguer ?

La vision en termes de « survie » doit conduire les politiques à prioriser la mise à disposition de ressources dans les espaces publics, afin que les individus évitent de subir une dégradation physique et psychique devenue scandaleuse, et pouvant les conduire à la mort

Ces deux analyses divergentes se rejoignent sur un point. La vision en termes de « survie » doit conduire les politiques à prioriser la mise à disposition de ressources dans les espaces publics, afin que les individus évitent de subir une dégradation physique et psychique devenue scandaleuse, et pouvant les conduire à la mort (risque qui justifie en contrepoint la vision en termes de survie). Ce problème de la mort à la rue est d’ailleurs devenu ensuite une cause spécifique, portée par un Collectif d’associations et un ethnologue, Daniel Terrolle, au tournant des années 1990 et 2000. Il a été mis en visibilité notamment par la production de dénombrements (en moyenne, au moins une personne meurt par jour) et de statistiques montrant que les personnes décèdent à l’âge moyen d’environ 48 ans. Cette problématisation des usages des espaces publics en termes de « survie », semble ainsi inscrite dans un contexte historique qui a vu se développer des réponses politiques humanitaires d’urgence, dont la priorité était d’éviter le risque de mort à la rue.

Il me semble ensuite que, après le développement historiquement inédit de services distribuant des ressources dans la rue (emblématisées par le 115, les maraudes, les distributions alimentaires et les accueils de jour, en plus des hébergements d’urgence), des critiques ont été formulées par de nouvelles générations d’intervenants sociaux et de responsables associatifs, en partie formés après la loi 2002-2 de modernisation de l’action sociale. Ces nouveaux arrivants dans l’urgence sociale ont pointé la déficience de l’orientation humanitaire en termes de droits. Cette mobilisation par le droit a surtout concerné les hébergements sociaux (la participation, l’inconditionnalité, la continuité), et s’est cristallisée dans des recours devant les tribunaux administratifs visant à mettre l’Etat face à ses responsabilités. Cette juridicisation du problème public du sans-abrisme a fait suite, ou plus précisément s’est ajoutée, à son humanitarisation. Dans le domaine plus précis des usages des espaces publics, cette orientation juridiciste a commencé à s’exprimer dans les années 1990, en réaction aux premiers arrêtés anti-mendicité pris par certaines municipalités. Mais elle s’est renforcée récemment, par l’investissement d’avocats dans la cause des sans-abri. Par exemple, l’association « Le Barreau des rues », relevant du Barreau de Paris, va depuis 2018 à la rencontre des sans-abri, en particulier pour contester en commissariat les expulsions subies. Ces avocats se mobilisent contre ce qui apparaît comme un illégalisme accompli pourtant par des forces de l’ordre : sans avis motivé par les pouvoirs publics (hygiène, ordre public, entrave à la circulation), les forces de police n’ont pas le droit d’empêcher les personnes de s’installer dans l’espace public, ni de leur retirer leurs affaires. Cette mobilisation pour défendre juridiquement l’installation des sans-abri dans les espaces publics me semble s’inscrire dans deux évolutions : d’une part, elle hérite de la logique de la survie, et plus précisément, des pratiques de nombreux professionnels qui ont légitimé ces installations en les considérant et en les respectant, au quotidien, comme « lieu de vie » ou « espace habité » par les personnes (c’est le sens des pratiques de maraudes) ; d’autre part, elle s’inscrit dans cette tendance à juridiciser la situation des sans domicile. Il se trouve que cette disposition à parler le langage du droit se retrouve aussi dans notre réseau de recherche, où nous développons depuis plusieurs années une réflexion en termes de « droit à habiter ». Nous sommes nous-mêmes pris dans cette juridicisation du problème public du sans-abrisme, qui apparaît comme plus prégnante depuis le début du 21ème siècle (ce qui ne signifie pas qu’elle n’existait pas du tout avant ; c’est une question de dominante à une époque donnée).

Après cette vision historique qui campe bien la problématique, comment votre approche sociologique appréhende-t-elle le quotidien de personnes vivant dans des espaces publics à partir d’usages spécifiques ?

Cette dimension de la vie à la rue est à la fois évidente [...] et méconnue [...] : c’est l’importance des relations nouées par les personnes sans abri avec d’autres personnes

En tant que sociologue, j’observe et j’interprète les usages des espaces publics par les sans-abri, et donc, effectivement, leur vie quotidienne. Cette façon d’enquêter est complémentaire de la première, plus historique, à condition de tenir compte de la réflexivité collective déjà développée antérieurement par les divers.es chercheur.e.s et professionnel.le.s. Qu’est-ce que le sociologue d’aujourd’hui peut avoir à dire de plus, ou d’autre, que ce qu’ont déjà dit les chercheur.e.s et les professionnel.le.s qui les accompagnent au quotidien ?

J’ai été amené à travailler sur cette question des usages des espaces publics à l’occasion d’une courte enquête sur le non-recours aux hébergements d’urgence de la part de personnes sans abri. Cette enquête, qui avait un volet statistique et un volet qualitatif, a donné lieu à la publication d’un rapport, cosigné avec l’épidémiologiste Amandine Arnaud (Observatoire du Samu social de Paris), intitulé « Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter. Caractériser statistiquement et expliquer qualitativement le non-recours aux hébergements sociaux » (2018).

Il en ressort une dimension qu’on peut non pas « dévoiler », mais surligner, en vue de la problématiser plus qu’elle ne l’est déjà dans les pratiques d’intervention sociale et les politiques d’accès au logement. Cette dimension de la vie à la rue est à la fois évidente (notamment pour les professionnel.le.s) et méconnue (notamment pour le grand public) : c’est l’importance des relations nouées par les personnes sans abri avec d’autres personnes ; résultat assurément déjà montré par d’autres travaux, notamment ceux de Pascale Pichon et Claudia Girola (membres de notre réseau de recherches), mais qu’il s’agit, à mon sens, de prendre au sérieux jusque dans ses conséquences pratiques et politiques. De fait, c’est une dimension qui est difficilement appréhendable dans les deux logiques de politisation du sans-abrisme qui dominent aujourd’hui, qu’elle soit humanitaire ou juridique, puisque la logique de la survie, comme celle des droits subjectifs, ont pour point commun de considérer le sans-abri en tant qu’individu. Ses relations concrètes ne sont pas centrales dans le problème, ni dans sa solution. Ce sont des logiques qui individualisent la réponse à donner. Or, si un point devait être plus frontalement explicité et problématisé selon moi, c’est celui des relations que les personnes nouent en vivant à la rue.

Cette notion de relation est fondamentale dans vos travaux. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elle consiste et comment elle opère en ce qui concerne les personnes sans abri ?

Il faut donc considérer que changer de milieu, où on a acquis des habitudes et où on habite, est toujours problématique. Ainsi peut-on comprendre comment un individu sans abri en vient à durablement s’installer dans tel ou tel espace public, et à refuser d’aller en hébergement d’urgence

Le déplacement par rapport aux perspectives antérieures me paraît important. Il s’agit de considérer à sa juste mesure l’intégration des personnes dans des groupes. Il faut entendre ici la notion de groupe non pas comme un ensemble de règles institutionnalisées (comme une famille ou une profession), mais comme un ensemble de relations réglées, auxquelles les personnes développent un certain attachement, et qui contribuent à les faire exister telles qu’elles sont. Il faut avoir à l’esprit une métaphore écologique pour comprendre : comme tout un chacun, les sans-abri vivent dans un milieu auquel ils sont attachés et qui les fait exister. Ce résultat a une portée beaucoup plus générale, la figure du sans-abri telle qu’elle a été produite par les sociétés occidentales faisant office de cas limite : si même les individus considérés par la société comme désocialisés, exclus, isolés, s’avèrent inscrits dans des groupes et des relations qui produisent leur individualité, cela signifie que la vision, d’inspiration libérale, selon laquelle des individus peuvent vivre seuls (même mal), n’est pas réaliste. Autrement dit, dès qu’un individu revendique vivre ou agir seul, il fait erreur, sociologiquement parlant, parce qu’il oublie le milieu de relations duquel il dépend nécessairement.

Il faut donc considérer que changer de milieu, où on a acquis des habitudes et où on habite, est toujours problématique. Ainsi peut-on comprendre comment un individu sans abri en vient à durablement s’installer dans tel ou tel espace public, et à refuser d’aller en hébergement d’urgence. En effet, l’espace où il vit prend sens comme lieu habité à partir des échanges qui s’y déroulent et dans lesquels il est pris : des salutations réciproques avec des passants et des habitants du quartier, des dons et des contre-dons avec d’autres sans-abri, des conversations avec des habitants, des commerçants ou des professionnel.le.s de l’intervention sociale ; des relations amoureuses parfois aussi. Ces relations sont fondamentales pour comprendre les usages de l’espace public. On vit dans la rue, on n’y fait pas que survivre ou défendre ses droits. Sinon le fait que ces individus n’aillent pas en hébergement d’urgence reste incompréhensible. Ces relations sont des ressources pour la survie, mais pas seulement : elles sont des conditions de possibilité pour vivre socialement, comme pour tout un chacun.

Cette analyse de l’usage des espaces publics à partir des relations nouées par les sans-abri induit de prendre au sérieux le résultat suivant : les lectures du sans-abrisme, encore dominantes aujourd’hui, en termes de « désocialisation » (P. Declerck) ou de « ruptures de liens sociaux » (S. Paugam) ne sont que partielles. Elles pointent une partie du processus qui caractérise cette situation, à savoir la rupture par rapport à certains groupes de la société (comme la profession ou parfois la famille). Mais ces analyses oblitèrent la suite du processus : la resocialisation dans d’autres univers sociaux, comme un quartier ou des groupes de sans-abri. Il me paraît extrêmement important de ne plus réduire les sans-abri à des êtres en rupture, désocialisés ou isolés, parce que cette représentation les rend étranges et entrave la compréhension de leur vie réelle. Je dirais même qu’elle participe de leur stigmatisation, de leur « altérisation » pour reprendre un enjeu central du travail de Claudia Girola. Alors que, si on sait voir les relations par lesquelles ils vivent au jour le jour, ils apparaissent comme moins étranges, moins éloignés et beaucoup plus compréhensibles.

Comment cette resocialisation, à partir de groupes ou de territoires, peut être mieux prise en compte dans les interventions en direction des personnes sans abri ?

Il serait envisageable que la description de ces relations favorise une réflexion, parmi les professionnel.le.s, sur les manières de prendre en compte dans l’assistance, au niveau collectif, les relations et les groupes dans et par lesquels les personnes vivent dans la rue

L’un des enjeux actuels de l’intervention sociale est, selon moi, de tenir compte de ces attachements à la rue, que les personnes risquent de perdre quand elles sont amenées à aller dans un hébergement social. Parce que le problème de ces relations est qu’elles sont à la fois importantes et fragiles ; ce qui explique pourquoi la mobilité peut les briser. J’ai alors parlé de l’importance de ces relations à certain.e.s professionnel.le.s de l’urgence sociale, en particulier des maraudeuses et maraudeurs. Ils et elles considèrent comme courante, presque évidente, l’existence de ces relations ; ce qui, pourtant, ne les empêche pas de mobiliser, dans leurs discours ou dans leurs rapports d’activité, la catégorie de désocialisation, ce que j’interprète comme le fait qu’ils et elles ne tirent pas jusqu’au bout les conséquences de leurs savoirs professionnels. Il me semble donc qu’un chantier de recherche serait de voir comment ces maraudeurs et maraudeuses travaillent sur, et à partir de, ces relations existantes. Ce chantier consisterait aussi à voir comment les responsables d’hébergements favorisent, ou bloquent, l’entretien de ces relations, qui peuvent leur apparaître comme néfastes pour les personnes, quand celles-ci, à leurs yeux, « ramènent la rue » dans leur chambre (voire dans leur logement). C’est une question complexe et décisive, qui mériterait de faire l’objet d’une réflexion collective et systématisée de la part de ces professionnel.le.s et des personnes sans abri.

Cette réflexion s’inscrit plus largement dans l’orientation sociologique que nous développons dans notre réseau sur le sans-abrisme : critiquer les césures brutales instaurées par les institutions d’aide entre l’expérience de la rue et l’expérience de l’assistance. De même que la description des compétences individuelles développées par les personnes dans la rue supporte leur légitimation et donc le développement du « travail pair », de même il serait envisageable que la description de ces relations favorise une réflexion, parmi les professionnel.le.s, sur les manières de prendre en compte dans l’assistance, au niveau collectif, les relations et les groupes dans et par lesquels les personnes vivent dans la rue. Ce type de raisonnement, qu’on pourrait appeler « approche par les relations », viendrait non pas supplanter (ce serait délétère), mais compléter l’approche par la survie (dans son versant sociologique) et l’approche par les droits.

Dans le prolongement des questionnements sur le droit des personnes, la prise en compte de la citoyenneté des personnes sans abri nous semble émerger très doucement. Quel regard portez-vous sur l’implication citoyenne des personnes sans abri et les lieux et capacités à écouter leurs expressions ?

Il faudrait regarder comment les acteurs considèrent la citoyenneté des personnes sans domicile. Mais, comme je n’ai pas travaillé directement cette question, je ne peux pas répondre strictement d’un point de vue sociologique ; je ne peux rendre compte que de la façon dont je perçois comment elle est traitée.

Il faut alors commencer par préciser ce qu’on entend par citoyenneté. Pour moi, là, je dirais que les enjeux de citoyenneté engagent globalement la participation des sans domicile à la vie collective ; et d’abord les élections. La procédure de la domiciliation, conférant une adresse administrative pour des personnes sans logement, a été une avancée importante pour l’effectivité de leur droit de vote (et de leurs droits sociaux en général, notamment pour l’obtention du RMI/RSA). Ce renforcement de la citoyenneté a aussi été visible dans la participation des sans domicile aux établissements qui les prennent en charge. Là encore, la loi 2002-2 a été un tournant pour nombre de professionnel.le.s, servant encore aujourd’hui de référence pour le droit des « usagers » à former des conseils de vie sociale. Cette dynamique de la participation s’est encore renforcée en 2010, quand a été créé le Conseil consultatif des personnes accueillies (CCPA), par une collaboration étroite entre la DIHAL et deux représentantes associatives à l’époque, l’une de l’Armée du Salut, l’autre de la Croix rouge française. Enfin, il me semble que cette logique participative se poursuit aujourd’hui par la reconnaissance de compétences que les sans domicile tirent de leurs expériences propres. C’est de cette façon que j’interprète le développement de la figure des « travailleurs pairs » et la participation de sans domicile à des recherches-actions. Sur ces points, il faut notamment aller voir le travail de Julien Lévy, ainsi que l’activité du collectif Soif de connaissance auquel participent activement Louis Bourgois et Gabriel Uribelarrea, tous trois membres de notre réseau de recherche.

Si on conçoit la citoyenneté comme une participation à la vie collective, alors, historiquement, on ne peut que constater un développement croissant de cette logique ; du moins pour les sans domicile qui sont en hébergements sociaux. Pour jouer sur un paradoxe, on peut lire dans les critiques qui ne cessent de pointer l’insuffisance de cette participation, la confirmation de l’élargissement constant de cette disposition à la participation. Cette tendance s’étend même aux sans-abri ; du moins se met-elle en place dans la pratique de certain.e.s professionnel.le.s qui organisent des réunions dans lesquelles les sans-abri font des retours évaluatifs et critiques sur l’aide qu’ils reçoivent à l’adresse des intervenants sociaux. C’est une démarche que je sais exister au Samu social de Lyon, et qui me semble intéressante à suivre, en ce qu’elle réunit professionnel.le.s et personnes à la rue dans un espace critique et partagé, élevant par là leurs réflexivités respectives sur la relation d’aide.

L’étude des personnes sans abri dans les espaces publics nous renvoie à la question de leur visibilité dans ces espaces : par leur présence physique, par les mobilisations citoyennes. Pour autant, la notion d’invisibilité permet également de décrire la situation de ces personnes qui demeurent mal connus, en retrait. A votre avis, comment cette invisibilité peut être appréhendée sociologiquement ?

La visibilité médiatique des personnes sans abri est ambivalente : d’un côté, elle est très grande, puisque leur situation fait l’objet de nombreux reportages saisonniers qui expriment, pendant la période hivernale, la sensibilité de notre société à ses membres les plus démunis ; de l’autre, elle est, à quelques exceptions récentes près, organisée de sorte que les sans-abri sont parlés plus qu’ils ne parlent

Quand cette question de l’invisibilité est posée, elle me semble renvoyer à l’existence des sans-abri dans l’espace public. Or, depuis les travaux du sociologue Isaac Joseph (que j’ai eu comme professeur quand j’étais étudiant à Nanterre, mais qui a pendant longtemps auparavant enseigné à l’université Lyon 2), l’espace public doit être compris en deux sens distincts : l’espace public abstrait et l’espace public concret.

Qu’en est-il de la visibilité des sans-abri dans l’espace public abstrait, à savoir les arènes du pouvoir, les mobilisations de la société civile mais, surtout, les médias ? La visibilité médiatique des personnes sans abri est ambivalente : d’un côté, elle est très grande, puisque leur situation fait l’objet de nombreux reportages saisonniers qui expriment, pendant la période hivernale, la sensibilité de notre société à ses membres les plus démunis ; de l’autre, elle est, à quelques exceptions récentes près, organisée de sorte que les sans-abri sont parlés plus qu’ils ne parlent, au sens où on ne les voit pas exister en tant qu’individus ou collectifs formulant des critiques et revendiquant des droits de façon autonome. La dénonciation de l’invisibilité des sans-abri pointe ainsi l’hétéronomie dans laquelle ils apparaissent dans les médias. Il faut cependant relever des exceptions, qui se multiplient depuis quelques années : la publication de livres signés par des sans-abri (ou anciens), voire en co-signature avec des chercheurs (comme Tierry Torche et Pascale Pichon) ; la réalisation de documentaires qui donnent à voir les sans-abri comme des personnes à part entière, dans leur singularité ; la prise de paroles contestataire, en particulier pendant le mouvement des Enfants de don Quichotte ; l’ouverture de comptes Twitter par des sans-abri (comme celui de Christian Page, qui vient de sortir un livre aussi). L’invisibilité médiatique des personnes hébergées est, elle, en revanche, quasiment totale ; en dehors de travaux de recherche (comme ceux de Marine Maurin sur les femmes, ou de David Grand, membres de notre réseau), seule la Fondation Abbé Pierre oriente le projecteur sur les conditions d’hébergement dans certains de ses rapports annuels sur l’état du mal-logement. Pour finir sur ce point : si on aborde votre question par l’espace public abstrait, alors les enjeux de visibilité rejoignent ceux de citoyenneté, en interrogeant le degré d’autonomie individuelle et collective de l’expression publique et critique des personnes sans domicile vis-à-vis des politiques sociales, des associations et des professionnel.le.s.

Qu’en est-il alors de l’espace public concret ?

On voit en effet se dessiner deux tendances en conflit, portées par divers groupes sociaux, entre d’une part, celle consistant à lisser les espaces publics [...], et d’autre part celle, historiquement inédite à ma connaissance, consistant à défendre l’installation des sans-abri dans les espaces publics

Ce second type d’espace public renvoie aux expériences de tout un chacun dans les espaces urbains. Est engagé à ce niveau-là le degré de tolérance de notre société à leur installation dans divers espaces (rues, squares, talus, friches, jardins, souterrains, tunnels etc.). Pour diagnostiquer une élévation ou une diminution de ce degré de tolérance, il faudrait une enquête historique précise. Pour la mener, un célèbre article dans la littérature sociologique sur le sans-abrisme, écrit par les chercheurs états-uniens David Snow et Michael Mulcahy, pourrait être utile. Les auteurs distinguent 3 espèces d’espaces plus ou moins susceptibles d’être tolérants à l’installation des sans-abri : les espaces principaux (investis par des intérêts politiques et économiques forts) qui y sont très hostiles (on a du mal à imaginer des sans-abri installés devant l’Élysée ou le siège d’une banque multinationale) ; les espaces intermédiaires, qui voient alterner installations et expulsions ; les espaces marginaux (friches urbaines) qui sont plus tolérants aux installations. Une hypothèse, notamment formulée par le géographe marxiste David Harvey, est qu’avec la patrimonialisation des villes, engagées de façon croissante dans des rapports de concurrence pour attirer des touristes et plus largement les activités économiques les plus rentables, les espaces marginaux et intermédiaires vont se rétrécir, rendant les villes de moins en moins tolérantes à l’installation des sans-abri. Mais ce n’est qu’une hypothèse, les enquêtes historiques précises sur de telles évolutions manquant encore. Surtout, cette théorie n’explique pas pourquoi des personnes peuvent encore s’installer durablement dans les espaces urbains, et même être de plus en plus aidées dans leur installation par certains groupes sociaux (comme des professionnel.le.s d’urgence sociale ou des avocats). On constate ainsi l’existence, depuis au moins les années 1990 (je n’ai pas mené l’enquête avant), de critiques portées par des associations et des citoyen.ne.s à l’encontre des arrêtés anti-mendicité, du mobilier urbain anti-SDF et des violences perpétrées par les forces de l’ordre pour déplacer les personnes sans abri et leur retirer leurs affaires personnelles.

La réponse à l’invisibilisation des sans-abri dans les espaces publics concrets, et en particulier urbains, ne peut donc pas être univoque. On voit en effet se dessiner deux tendances en conflit, portées par divers groupes sociaux, entre d’une part, celle consistant à lisser les espaces publics (tendance ancienne, qui existe au moins depuis les politiques d’hygiénisme de la fin du 19ème siècle), et d’autre part celle, historiquement inédite à ma connaissance, consistant à défendre l’installation des sans-abri dans les espaces publics.

Dans la géographie de la métropole lyonnaise, nous sommes intéressés de mieux cerner la situation du sans abrisme y compris dans la périphérie de la métropole, c’est-à-dire au-delà de l’hyper centre constitué par les villes de Lyon et Villeurbanne. Avez-vous une vision sur cette relation ville-périphérie ?

Le sans-abrisme est un phénomène urbain, ce qui peut s’expliquer par la concentration des ressources utiles pour la survie dans les villes. Je sais qu’il y a moins de connaissances sur le sans-abrisme dans les zones péri-urbaines et rurales… Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus !

Quels sont les objets de recherche à mieux investiguer aujourd’hui, selon vous ?

Je les ai déjà un peu évoqués au fil des réponses précédentes. Pour faire une sorte de synthèse des objets de recherche à mieux investiguer dans le domaine du sans-abrisme, sans prétendre à l’exhaustivité, je dirais qu’il y a au moins trois chantiers qui me paraissent sociologiquement stimulants et politiquement importants :

- les relations nouées par les personnes sans abri et la façon dont les professionnel.le.s de l’aide les prennent en compte dans leurs pratiques. Ce serait un moyen de sortir de la réduction des sans-abri, libérale, dominante et néfaste, à des individus vivant comme des atomes isolés, en dehors de la société. Ce serait simultanément un moyen de lutter contre leur stigmatisation ;

- le droit à l’installation durable dans les espaces publics, en entrant par la mobilisation des avocats, mais aussi en suivant les doutes que ces actions suscitent chez certain.e.s professionnel.le.s de l’urgence sociale. Cette question est connectée, selon moi, à celle plus générale de l’installation durable en dehors des logements, et en particulier de la continuité dans les hébergements sociaux (comment elle est vécue par les personnes hébergées et par les divers.es professionnel.le.s, comment elle est remise en cause par l’Etat lui-même dans certains territoires, comment elle est abandonnée par certain.e.s professionnel.le.s, défendue par d’autres). Il me semble que c’est une porte d’entrée, parmi d’autres, pour interroger ce qu’on appelle dans notre réseau « le droit à habiter » ;

- la participation, prise sous l’angle de la façon dont des professionnel.le.s sollicitent, plus ou moins, auprès des sans-abri, des retours évaluatifs et critiques, individuels et collectifs, sur l’aide qu’ils et elles accomplissent. C’est une façon d’entrer dans ce que j’appelle la symétrisation de la relation d’aide, en repérant les conditions qui favorisent une telle symétrisation, et celles qui la défavorisent.

Pour ces trois objets (comme pour tous les autres !), il faut finir en appelant au développement de recherches en histoire. L’histoire, en éclairant le présent par son inscription dans des évolutions et tendances globales, construit un regard critique à la fois plus réaliste, moins déprimant et plus porteur d’enthousiasme, que la critique qui, en ne regardant que le présent, s’épuise à pointer des écarts par rapport à une situation idéale qui n’a jamais existé.