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Les défiances face à la robotique

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Portrait de Michel Faucheux

Interview de Michel Faucheux

<< Penser la technique et penser le robot serait nous penser nous-mêmes. En cela, le robot est une figure exemplaire, emblématique, de notre relation à la technique >>.

Michel Faucheux est maître de conférence en Littérature française et histoire des idées à l'Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon.

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Date : 27/01/2011

Si le thème du double artificiel n’est pas nouveau, il semble aujourd’hui plus largement répandu et actif qu’autrefois dans les représentations. Est-ce que cela se confirme et pour quelles raisons ?

Effectivement, on trouve des formes anthropomorphes animées remontant à l’antiquité. Même si elles se modifient selon les périodes de l’histoire et l’état des technologies, elles incarnent une même idée d’un double de l’homme, d’une copie de l’homme par l’homme. Ce que je trouve intéressant et que j’ai exploré dans mon livre , ce sont les bouleversements amenés par la cybernétique : celle-ci enregistre une rupture quant au statut de la créature artificielle. La Révolution industrielle crée les conditions d’une rupture anthropologique que parachèvent les deux guerres industrielles mondiales, la Shoah, le génocide industriel perpétré par les nazis, et la mise au point de la bombe atomique lancée sur Hiroshima et Nagasaki : l’homme a failli en mettant le savoir scientifique et technique au profit de sa propre marginalisation puis de sa propre élimination. C’est là une rupture anthropologique sans précédent.

C’est sur ce constat de faillite que se développent la cybernétique et un imaginaire renouvelé de la créature artificielle. Dans l’imaginaire de Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, l’être humain a failli, il a commis une faute que doit réparer une nouvelle science nommée cybernétique.
La technique change de sens et la créature artificielle n’est plus là pour servir de double à l’être humain. Elle n’est plus un miroir ou un exemple d’ingéniosité, elle est là pour prendre le relais d’un homme qui a failli. Nous entrons alors dans une nouvelle relation à l’être artificiel, une relation dont le sens se lit dans la réactivation du mythe du Golem et qui s’incarne plus particulièrement dans la figure de l’ordinateur mais aussi du robot. On sait, en effet, que Norbert Wiener publie en 1964 un petit livre intitulé « God & Golem inc » dans lequel il identifie la machine cybernétique et la figure du Golem.

 

En quoi la Révolution industrielle éclaire-t-elle d’un jour différent la technique et le double humain qu’est le robot ?

Ce qui va distinguer la machine industrielle, dont l’emblème est la machine à vapeur, c’est qu’elle est robotisée et peut fonctionner par elle-même, sans l’homme. Or cela va profondément transformer la relation de l’homme à la machine. La machine robotisée n’a plus seulement pour fonction de transformer le réel mais de le concevoir. La technique ne transforme plus le réel, elle le produit.

Par ailleurs, la machine de la Révolution industrielle est fondée sur un idéal de puissance. Qui dit puissance dit démesure, une démesure qui a la capacité d’outrepasser les possibilités humaines. Par-delà le robot, la créature ou le double artificiels se dessine un processus implicite beaucoup plus large de robotisation de la machine industrielle qui implique une redéfinition de la relation entre l’homme et la machine. Qui dit machine robotisée et visant à la puissance dit relégation possible de l’homme à la périphérie d’un monde qui le marginalise. L’homme rêve à Prométhée et se brûle au feu d’une technique qui prend désormais l’aspect d’une machine à vapeur. Les tragédies du 20ème siècle vont achever de mettre en place ce processus et cet imaginaire. D’où ces représentations très négatives du robot qui prend la place de l’être humain, déjà présentes dans la pièce R.U.R (1920) de Karel Capek ou dans Metropolis (1927), de Fritz Lang. Se fait jour l’idée nouvelle, de plus en plus obsédante, de plus en plus inquiétante, que le robot peut se substituer à l’être humain. L’artifice n’est plus un simple prolongement de l’homme, il est sa mise en cause.

 

Chez Capek les robots sont faits de chairs et d’os. Pourtant tout l’imaginaire qui leur est lié depuis est mécanique et non biologique. Est-ce anecdotique ou cela révèle-t-il quelque chose de plus profond ?

Je pense que cela renvoie à l’imaginaire de la modernité technique qui avait cours au moment de la Révolution industrielle, celui de la tôle, de l’acier etc., matériaux emblématiques de cette époque. L’imaginaire du biologique qui domine aujourd’hui (dans les recherches en biologie de synthèse, par exemple) est moins caractéristique de cette époque même si la créature de Frankenstein (le personnage du roman de Mary Shelley paru en 1818) est faite de morceaux de cadavres humains, même si le Golem est fait du même matériau symbolique que l’homme : la terre et la poussière. Derrière cet imaginaire, c’est cependant toujours le même rêve de fabriquer un être artificiel qui se prolonge depuis la plus ancienne Antiquité. L’homme a toujours voulu créer des doubles, qu’il se regarde dans le miroir – comme dans le complexe de Narcisse – ou qu’il crée des poupées ou des robots. Le double de soi permet la relation à soi.

Mais ce qui caractérise la Révolution industrielle, c’est que se met en place le processus nouveau d’une robotisation machinique qui donne à la figure de l’autre l’apparence du robot. Cette mise en mouvement redistribue les relations de l’homme à la technique et les relations de l’homme avec lui-même au point que l’homme peut désormais disparaître derrière le robot ou, en tout cas, se trouver réduit à n’être plus que l’élément d’un dispositif technique robotisé, globalisé (tel aujourd’hui l’Internet), que personne ne maîtrise. Nous sommes devenus les pièces d’une machine robotisée qui s’appelle le monde.

 

La Shoah et la bombe atomique marquent une prise de recul quant à la confiance jusque là placée en la science. Si la cybernétique représente une telle rupture, n’est-il pas paradoxal qu’elle ait pour projet de prendre en charge l’avenir de l’homme qui serait ainsi encore davantage déterminé par la science ?

La cybernétique (dont le nom est formé à partir du mot du grec kubernêtikê qui renvoie à « l’art de diriger les navires ») n’est pas une science parmi d’autres. Elle se veut universelle et prend appui sur la mise à jour d’une nouvelle dimension de la réalité, celle de l’information. Elle incarne une volonté de refondation de la science et de refondation du monde par la science : il s’agit, en effet, pour la science cybernétique, de reprendre barre sur le monde, en étudiant la façon dont l’information, commune aux machines et aux êtres vivants, circule et s’organise, ce qui permet de contrôler et gouverner. Certains comme le Père Dubarle ont même envisagé qu’une machine cybernétique puisse gouverner le monde .

Mais dans l’esprit de Norbert Wiener, tout n’est pas si simple. Celui-ci n’a pas une confiance illimitée dans la machine, c’est pourquoi il a recours au mythe du Golem pour souligner l’ambigüité de ce projet de refondation. Il y a plusieurs versions du mythe mais, d’une manière générale, le Golem est là pour accomplir les tâches quotidiennes et défendre la communauté juive. Il est un substitut qui protège. Mais en même temps, si le jour du Shabbat on oublie de le débrancher, comme cela doit être fait, le Golem crée les pires désordres. De manière analogique, la cybernétique est là pour refonder la science en mettant à jour une nouvelle dimension du monde qui est l’information, mais un risque existe malgré tout, risque que n’oblitère par Wiener.

 

Une partie des craintes vis-à-vis des robots tient donc aux craintes de l’homme pour la science ?

La défiance face à la science est évidente après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’agit d’une tendance déjà en germe durant la Première Guerre mondiale où la mobilisation de la science et de la technique industrielles à des fins de destruction a pour effet de produire, selon l’expression des historiens, une « brutalisation des corps ». Nous sommes aujourd’hui les héritiers de cette défiance, réactualisée par le désastre écologique, et sans doute ce regard posé sur la science conditionne-t-il l’imaginaire du robot, notamment en Occident. En Occident, nous vivons sur des oppositions : vrai/faux, nature/culture, bon/mauvais, etc., des couples d’opposés à l’intérieur desquels science et technique évoluent. Les événements du 20ème siècle nous ont conduit à mettre la technique à distance parce que celle-ci apparaît comme le vecteur d’une destruction de la nature.

Mais au Japon, qui a pourtant été victime de la bombe atomique, la relation à l’artifice est différente et la technique n’est pas pensée de la même façon. Après Hiroshima, l’une des figures fortes d’un Japon renaissant s’incarne dans la figure d’Astroboy, un petit robot nucléaire dessiné par le maître du manga Osamu Tezuka. La technique n’est pas vécue comme en opposition à la nature et à l’être humain, mais comme un prolongement de ceux-ci. De manière significative, les mangas japonais représentent souvent des êtres humains inclus dans des robots qui leur servent de carapace protectrice. En Corée du Sud, il y a désormais, par exemple, des robots qui servent à l’apprentissage dans les petites classes. C’est un imaginaire impensable en Occident où existe une forme de suspicion envers le robot.

 

Pourtant, si des éléments de défiance existent bien qui témoignent d’une crise de confiance envers la science, nous confions une grande part de notre quotidien aux objets techniques, et les robots jouissent parfois d’une représentation très positive, comme dans I Robot et tout le courant qui nait avec Asimov. L’ambigüité semble forte, comme si nous craignions la technique mais que nous étions emportés par elle.

L’ambigüité de la figure du robot reflète l’ambigüité de nos rapports à la science et à la technique. Si Asimov pose des lois de la robotique, c’est parce qu’il existe une défiance en amont. Il y a une ambigüité propre à l’Occident qui peut aussi s’expliquer par le recours au concept d’uncanny valley, de « vallée de l’étrange ». Lorsqu’un robot se rapproche trop de l’homme, lorsqu’il lui devient trop semblable, le phénomène d’adhésion qu’il provoque disparaît pour faire place à la défiance, au malaise, au doute. Le robot illustre la dialectique du même et de l’autre. Le même renvoie à une altérité et une étrangeté qui deviennent angoissantes. Est-ce qu’il y a des figures du robot complètement positives ? Oui, dans la fiction. Mais, elles sont souvent contrebalancées par des figures négatives.

 

L’articulation centrale entre l’homme et le robot, le nœud gordien, est la relation à l’altérite. Une relation à l’autre, au double, par laquelle l’homme se construit. Mais est-ce que, finalement, le double ne se construit pas également dans cette relation ? Cela fait penser à la dialectique hégélienne : on sait que l’esclave se libère du maître dans cette relation. N’a-t-on pas aujourd’hui cette crainte avec les robots ?

En tout cas nous sommes des êtres sociaux et l’autre nous est nécessaire, qu’il soit une figure du double ou bien qu’il renvoie à nous-mêmes, à autrui ou à la machine. Il est vrai que cette relation d’altérité constitutive de l’être humain parce qu’il est un être social peut s’incarner dans la figure du maître et de l’esclave. Il est vrai aussi que l’imaginaire du robot, à travers la figure de la révolte, ne fait qu’actualiser ce thème. Et nous en sommes toujours là. D’où ce malaise si le robot nous est d’apparence trop proche parce qu’il nous place dans une position de servitude.

 

N’est-ce pas cet aspect particulier de l’asservissement qui est signifié lorsqu’on entend dire que nous sommes devenus les esclaves de la technique ?

Disons que l’imaginaire du robot prend un nouveau sens dans la défiance que nous avons vis-à-vis de la science qui ne représente plus, pour nous, un vecteur automatique de progrès. Mais cette méfiance vient aussi d’une méconnaissance de la technique qui est, en fait, une méconnaissance de nous même. Devenus éléments d’un vaste dispositif économico-technique élargi à la dimension du monde, nous ne savons pas penser ce nouveau monde artificialisé dont nous faisons partie. C’est la raison pour laquelle un des grands enjeux de la recherche contemporaine en sciences humaines et sociales est, me semble-t-il, de produire une pensée de nous même qui passe par une pensée de la technique. C’est là un défi intellectuel majeur qui, si nous le relevons, nous permettra de nous installer dans ce nouveau monde artificialisé qui est désormais le nôtre.

Ainsi dépasserons-nous la dialectique maître-esclave, les relations de défiance vis-à-vis de la technique ou ce jeu attendu entre technophilie et technophobie dans lequel la figure du robot, tantôt amicale, tantôt terrifiante, se trouve prise. Alors, nous pourrons vivre une relation apaisée avec la technique et avec cet autre nous même dont le robot est une figure emblématique. La technique porte une empreinte humaine que nous ne voyons pas ou que nous devinons confusément. Ce miroir qui nous ressemble et que nous offre le robot peut être le révélateur de la dimension technicienne de notre humanité.

 

C’est une autre manière d’actualiser le mythe de « l’homme nu », une situation dont Prométhée le sauve en lui faisant don du feu et des arts, métaphores de la technique. Le robot comme incarnation de la technique serait alors le double de l’homme dans son essence même ?

Oui, le robot est un révélateur au sens photographique, une figure emblématique de ce qu’est la technique qui porte l’empreinte humaine. Il nous oblige à penser différemment la technique lorsque celle-ci, ostensiblement, emprunte certains de nos traits (même si tous les robots sont loin d’avoir une forme humaine et ont souvent l’apparence de simples machines).

 

Peut-on parler d’une altérité technologique signifiant que la technologie est un autre pour nous, comme à un moment l’animal a été un autre pour nous ?

Gilbert Simondon écrit que la machine contient en elle de « l’humain méconnu ». Il faut penser la technique parce qu’elle est faite par nous, parce qu’elle porte notre empreinte, parce qu’elle est faite d’une humanité méconnue. La technique, à travers outils, machines et dispositifs, forme des doubles de nous-mêmes. Définir ainsi la technique, ce n’est pas seulement renvoyer aux robots mais faire référence à l’activité technique en général, à ses productions les plus rudimentaires, tel le chopper préhistorique, comme les plus complexes. Il y a une altérité technologique que nous n’avons pas su reconnaître.

Je pense qu’une partie de la défiance occidentale pour le robot tient à ce que nous nous heurtons à cette altérité, le robot de type anthropomorphe produisant un effet de loupe qui fait apparaître la technique pour ce qu’elle est, c'est-à-dire, une empreinte de notre être. Le doute que nous nourrissons envers le robot, on peut l’expliquer comme je l’ai fait au début de cet entretien par la rupture anthropologique à laquelle procède la Révolution industrielle ou par des concepts tels que celui de vallée de l’étrange, relevant d’une psychologie du comportement. Mais on peut aussi le référer à notre ignorance de la technique. Lorsque la science occidentale se constitue, elle rejette en dehors du Logos, d’elle-même, tout ce qui relève de la technique. Ainsi se constitue en dehors de ce Logos, une rationalité ingénieuse, inventive, créative, technique que les Grecs nomment mètis et dont le personnage d’Ulysse est la figure emblématique. La technique, rejetée en dehors de la science, ne peut être alors qu’une simple application de celle-ci.

L’histoire de la technique est l’histoire d’une exclusion. Ainsi vivons-nous une ambiguïté qui explique notre relation aux robots : nous sommes engagés dans un processus technique d’artificialisation rapide du monde qui renouvelle notre réalité alors même que la technique demeure invisible à notre esprit, parce que nous ne la pensons pas. Et nous ne savons pas la penser, parce qu’elle n’est pas objet de science, de techno-logie.
En résumé, la pensée procède à une exclusion de la technique mais le robot vient nous rappeler que la technique est une part de nous même que nous n’avons pas appris à penser.

 

Frédéric Kaplan dit que l’homme c’est le robot plus « quelque chose »…

Oui. En cela, penser la technique et penser le robot, ce serait nous penser nous-mêmes. En cela, le robot est une figure exemplaire, emblématique, de notre relation à la technique.

 

Dans l’imaginaire, les robots agissent de la même manière que les hommes, en déterminant leurs propres fins et en échappant à la maîtrise de l’homme. N’y a-t-il pas une forme de tension intenable à vouloir des robots autonomes, sur le mode des hommes, tout en les représentant comme des esclaves ?

Probablement éprouvons-nous un malaise à enfermer ou à exclure une part de nous même. Nous devinons que nous sommes prisonniers d’oppositions : nature/culture, réalité/artifice… qui sont constitutives d’une pensée occidentale qui a procédé par exclusion mais qu’en définitive, notre rapport aux objets, aux artifices, à la technique est, au contraire, de l’ordre du lien, de la relation, de l’empreinte, du processus. Il y a un humanisme de la technique à inventer qui passe par une pensée, un savoir, une science de celle-ci, une techno-logie.

Cette science que j’appelle de mes vœux est à même de nous permettre de penser non seulement la technique en général mais aussi les nouveaux enjeux de celle-ci : elle est à même, par exemple, de nous permettre de nous orienter dans ce « sixième continent » virtuel qui, selon l’expression de Jean Claude Gillebaud, s’offre désormais à nous et où les catégories qui structurent notre perception de la réalité n’ont plus cours (vrai/faux, intérieur/extérieur, moi/autrui etc.…). La technologie est ce savoir nécessaire qui réconcilie science et philosophie, humanisme et technique.