Intelligence artificielle (1/3) : les origines d’une révolution
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Longtemps confinée aux pages de la science-fiction dans l’esprit du plus grand nombre, cette classe de technologies est désormais omniprésente dans notre quotidien numérique.
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Affirmation du politique face à l’économie ? Développement d’une stratégie industrielle autonome ? Respect des libertés et de des droits individuels sur le web ? Selon le point de vue de celui ou celle qui utilise la notion de souveraineté numérique, son sens évolue, mais il s’agit toujours d’évoquer la capacité d’un État à exercer son autorité légale sur la toile, notamment en tentant d’y retracer ses frontières.
Après la Chute du Mur de Berlin, alors que l’idée d’une fin de l’Histoire séduisait quelques penseurs des relations internationales, certains présages annonçaient le déclin prochain de l’hyperpuissance américaine, et l’inéluctable domination de la Chine, dont l’éveil faisait déjà trembler le monde. Personne ou presque n’envisageait alors que, comme dans un mauvais remake de l’âge d’or des Compagnies des Indes, la conquête du nouveau continent virtuel allait permettre l’émergence d’entreprises incontrôlables, qui soumettraient nos comportements et nos modes de consommation à leurs propres intérêts.
Quelques décennies plus tard, le règne des Gafam occidentales et des Batx d’Asie semble sans partage. Comme l’illustre l’exemple de Quayside à Toronto, l’appétit de ces géants économiques se tourne de plus en plus vers des activités débordant le seul cadre de la navigation en ligne. Dans leur matrice, le réel devient le champ où se récoltent les données nécessaires à une « économie de la surveillance », qui rentabilise tout ce qui peut contribuer à influencer le consommateur, et donc à attirer l’annonceur.
L’emprise est invisible, la ville se dit intelligente comme un téléphone, et au fil de petits plaisirs en accès gratuit, l’individu n’a plus d’yeux que pour des objets transformés en prothèses, ne sachant plus ni où ni comment sont stockées les données le concernant. Dans ce flou numérique, qui relativise autant la réalité que la vérité, comment le débat politique peut-il encore avoir pour horizon l’intérêt général, alors que la « divination algorithmique » personnalise l’environnement de chacun à partir de ses préférences supposées ? Il est alors autant question de hiérarchisation d’informations diffusées en continu, que de possibilités de confrontation au point de vue de l’autre.
À bien y regarder, étrangement, l’homo numericus ne semble pas tant que ça emballé par ce mode de vie aussi anomique qu’insatiable. Et la planète non plus : pour faire tourner la machine, les serveurs se multiplient à travers le monde à un rythme exponentiel, accroissant sans cesse l’empreinte carbone d’un stockage de datas toujours plus big.
Malgré les promesses d’une audience worldwide les artistes émergents peinent à trouver leur place sur les grandes plateformes. L’information se diffuse sur les portails des infomédiaires au rythme de scoops qui nous captivent sans forcément prendre le temps de l’analyse, et les achats en ligne menacent chaque jour un peu plus la santé des commerces qui animent nos quartiers. Finalement, qu’a-t-on vraiment gagné à pouvoir chatter plutôt que bavarder ?
Face au pouvoir de groupes transnationaux, des collectifs s’organisent, des citoyens se mobilisent, et les États tentent de reprendre la main. Avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act, et précédemment sa directive « copyright, l’Union Européenne cherche à réguler, malgré la pression des lobbies, un certain nombre de secteurs économiques stratégiques, dont les bases ont été fragilisées par la dématérialisation des échanges. Entre l’épouvantail de Big Brother, et le laisser-faire du tout-marché, voire du tout-marchand, y-a-t-il encore une place pour l’utopie d’un internet libre et émancipateur, forum d’échange et de partage plutôt qu’outil de repli sur soi ?
Malgré les rêves brisés d’hacktivistes sur le mur d’un certain cybercapitalisme, aussi complexe à définir qu’à juguler, la solution peut-elle venir d’une approche décentralisée, qui confierait aux acteurs publics locaux le rôle de facilitateurs, de passerelles pour la constitution de réseaux aux architectures virtuelles mais aux coopérations tangibles, généreuses, respectueuses et agissantes ?
Les leviers les plus efficaces restent sans doute dans les mains des États, a fortiori quand ceux-ci parviennent à porter un discours commun. Mais rien ne garantit la dimension démocratique de leurs interventions, tant que la société civile ne s’empare pas plus des problématiques de régulation.
Le contre-modèle d’infrastructure proposé par des militants tels que ceux de l’association Illyse dans l’agglomération lyonnaise ouvre par exemple de véritables pistes. Au-delà de l’engagement de ces spécialistes, le rôle joué par le Parti pirate allemand dans l’élaboration de la directive sur le droit d’auteur confirme qu’il peut y avoir des raisons de considérer l’internet comme un objet politique en soi, plutôt qu’un seul medium dont il faudrait désigner le propriétaire.
Le recul nécessaire à cette mise en débat impose une remise en question des facilités « offertes » par les plateformes. La quête de confort ne peut être l’alpha et l’oméga de nos modes de vie, particulièrement lorsqu’il devient urgent de les réinventer pour au moins limiter les bouleversements promis par le réchauffement climatique.
L’intelligence artificielle doit-elle supplanter l’intelligence collective ? Les services publics doivent-ils quoi qu’il en coûte embrasser la dématérialisation des usages, quitte à laisser à quai celles et ceux maîtrisant le moins les nouvelles formes de communication ?
Même s’il serait difficile de retenir une date précise comme point de bascule dans le continuum de la « digitalisation » de nos sociétés, il est indéniable qu’il y a déjà bien longtemps que notre vie s’est diluée de part et d’autre de nos écrans. Les collectivités territoriales seraient bien en peine de chercher à maîtriser ce phénomène. Pourtant, ne pourraient-elles pas constituer l’échelon le plus pertinent pour mettre en œuvre une « expérience utilisateur » de la citoyenneté, qui opposerait à l’anonymat du global un savoir-faire de la proximité ?
Le futur souhaitable, l’idée d’un destin commun, ne peuvent être le fruit d’un calcul binaire. Pour faire société, il nous faut accepter l’imperfection, le déséquilibre, l’insatisfaction, et l’erreur, plus humaine que jamais. La souveraineté numérique est à ce titre à rapprocher de celle reconnue par notre constitution : il y est bien mentionné que celle-ci appartient au peuple dans son ensemble, dans sa pluralité, et ses contradictions.
Dans l’histoire de la République, l’éducation a toujours été considérée comme le premier facteur d’émancipation. Une autonomie de réflexion sur les questions numériques, indépendantes des slogans marquetés et des prêt-à-penser, soulève alors celle du développement d’une littératie propre aux pratiques digitales, qui s’appuierait sur le comment pour évoquer le pourquoi. Une réflexion doit notamment être portée sur une éthique des réseaux sociaux, transmise par le biais de formations couplées aux apprentissages techniques. Dans le fond, il est question d’un apprentissage de l’autonomie, de la responsabilité et du civisme.
À l’image de ce qui a été fait au niveau des monnaies locales, des plateformes re-territorialisées peuvent-elles être un début de solution ? La position nodale des métropoles dans l’architecture des réseaux peut-elle leur permettre d’assumer une relocalisation d’infrastructures écoresponsables ?
Une gestion de celles-ci au niveau d’un bassin de vie pourrait combiner sécurisation des échanges et relations directes avec des opérateurs identifiés, aux compétences strictement encadrés. Au niveau environnemental, les caractéristiques géographiques du territoire pourraient être par exemple utilisées pour refroidir les serveurs, dont la chaleur serait réemployée dans les bâtiments. À terme, le numérique pourrait être considéré comme une logistique parmi d’autres, dont chaque service se devrait de maîtriser les bases, depuis le traitement de données brutes jusqu’à la communication en ligne.
La pandémie a démontré la persistance de solidarités informelles mais fécondes, basées sur des logiques d’appartenance à des espaces communs, qui enjambent les entre-soi générationnels, culturels et sociaux auxquels conduisent les mécanismes actuels des réseaux sociaux.
Symbole de globalisation, le web pourrait se réinventer comme outil de proximité, à condition que les modalités de son accès ne persistent pas dans une dynamique excluante (« disruption »), courant après l’innovation comme pour mieux imposer une mise à jour incessante de nos compétences techniques.
À cet égard, le processus de dématérialisation des services publics peut en faire un terrain d’initiation aux pratiques digitales, évitant les pièges du techno-solutionnisme pour mieux s’adapter aux usages et compétences de chacun. La collecte de données anonymisées peut par ailleurs constituer l’ingrédient essentiel d’un « sur-mesure » que le digital instaure dans notre quotidien, à condition de renforcer la dimension humaine des échanges en « présentiel ».
Le temps de l’idéalisation du net est derrière nous, nous entrons pleinement dans celui de son analyse critique. Alors que l’utilité du développement de la 5G reste à démontrer dans de nombreux domaines, une approche s’appuyant sur l’efficience de low techs, gardant en point de mire la finalité de rencontres physiques qui nous ont tant manquées ces derniers mois, pourrait encourager une participation citoyenne créatrice de lien social autant que de projets collaboratifs et fédérateurs.
Derrière ces enjeux se posent ceux de la résilience de nos sociétés. Dans cette perspective, le plus urgent demeure sans doute de réinjecter de l’humain dans le réel, au moins autant que du souverain dans le virtuel. Internet ne mérite pas de majuscule : sans nous, la toile n’est qu’un amas de câbles.
Illustration : Charlotte Rousselle
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