Agriculture régénérative : promesses et limites d’un concept séduisant
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Face aux crises qui menacent durablement la production alimentaire mondiale, quelles solutions propose l’agriculture « régénérative » ?
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Le système alimentaire contemporain agro-industriel est le résultat d’une transformation radicale des modes de productions ayant permis de spectaculaires accroissements de rendement et de productivité. Entre 1960 et 2010, à l’échelle mondiale, le rendement du riz augmente par exemple de 126 % et celui du maïs de 174 %. Sur la même période, la productivité explose : un homme seul doté d’équipements modernes est capable de cultiver plus de 100 hectares, alors qu’un paysan du début du 20e siècle ne pouvait cultiver plus d’un hectare. Cette mutation a été rendue possible par la progression de l’irrigation, par l’utilisation massive d’engrais minéraux et de produits phytosanitaires, et par la mécanisation croissante de l’agriculture.
Nous vivons aujourd’hui dans la surproduction alimentaire : jamais autant de nourriture n’a été produite, et l’insécurité alimentaire dont continue à souffrir une partie de la population mondiale a des causes essentiellement politiques et économiques. Cet état de fait est pourtant largement remis en cause par plusieurs phénomènes faisant l’objet d’études robustes depuis les années 70 et dont les premiers effets sont aujourd’hui tangibles.
L’épuisement des ressources énergétiques et minières, l’effondrement de la biodiversité et le changement climatique, représentent de lourdes menaces pour la production alimentaire. Celle-ci est par ailleurs l’une des principales causes de ces bouleversements : elle est responsable d’environ ¼ des émissions annuelles mondiales de gaz à effet de serre d’origine anthropique, contribue significativement à la sixième extinction de masse par la perturbation des écosystèmes, et se montre très gourmande en ressources non-renouvelables. C'est l’une des - sinon la - première(s) activité(s) humaine(s) responsable(s) de la détérioration des grands équilibres dont dépend l’habitabilité de la planète.
Face à ce constat, plusieurs visions alternatives de l’agriculture ont émergé et entendent corriger les multiples défaillances et vulnérabilités du modèle dominant : produire des aliments en quantité et en qualité suffisantes tout en préservant l’environnement. L’agriculture biologique, l’agroécologie et l'agriculture biodynamique sont autant d’exemples d’approches de cette problématique. Ces pratiques partagent des objectifs communs, mais diffèrent par les priorités identifiées et par les stratégies déployées. Alors que certaines sont largement étudiées scientifiquement et correspondent à un cahier des charges précis, comme c'est le cas de l’agriculture biologique, d’autres restent plus conceptuelles et n’ont pas de définition scientifique précise. Parmi ces approches, l’agriculture régénératrice (AR) vise à l’amélioration de l’écosystème agricole, dont le sol constitue l’élément fondamental. Elle entend restaurer l'état physique et biologique des sols ayant subi une dégradation de leur structure et de leur fertilité.
Nous verrons dans un premier temps que l’agriculture régénératrice connaît de multiples définitions, gravitant autour de la notion clé de restauration des sols.
Nous analyserons ensuite les pratiques agricoles auxquelles elle correspond, avant d’examiner leur efficacité aux yeux de la communauté scientifique.
Enfin, nous verrons que le concept d’agriculture régénératrice est parfois utilisé de façon abusive, et interrogerons l’idée de la mise en place d’un label pour certifier le respect d’un cahier des charges précis.
Le travail intensif du sol, ainsi que l’utilisation massive d’engrais chimiques et de pesticides de synthèse depuis la révolution verte ont considérablement dégradé les propriétés physico-chimiques et biologiques des terres agricoles. La « santé des sols » est pourtant l’un des principaux déterminants de leur productivité à moyen et long termes : de leur structure dépend directement leur aération et leur capacité de rétention de l’eau, tandis que leur composition chimique conditionne leur fertilité. Par ailleurs, un sol équilibré constitue un habitat favorable à une grande diversité d’espèces, notamment de lombrics, qui contribuent au maintien de ses propriétés et de sa fertilité à long terme.
Enfin, les sols agissent comme des puits de carbone par le stockage de matières organiques dans le système plante-sol. Ils jouent ainsi un rôle dans l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique. Or, l’état des sols influence largement leur capacité de séquestration : un sol dégradé est pauvre en matière organique, et stocke par conséquent très peu de carbone. L’AR entend donc améliorer la fertilité des sols, restaurer la faune sauvage qui les occupe, et maximiser leur capacité de séquestration du carbone.
On peut noter l’emploi du terme « agriculture régénératrice » dès la fin des années 1970 (Gabel, 1979), mais son usage s’est répandu plus largement au début des années 1980 lorsqu’il a été repris par l’institut Rodale, structure avant-gardiste dans le mouvement de l’agriculture biologique. Délaissé à la fin des années 2000, le concept connaît un vif regain d’intérêt depuis 2015 : le nombre de publications y faisant mention est en très forte croissance, tant dans la sphère publique que scientifique.
Pourtant, l’agriculture régénératrice ne peut s’appuyer sur une définition consensuelle. D’une part, les pratiques auxquelles elle se réfère varient d’un partisan de cette approche à l’autre, d’autre part, les argumentaires déployés pour en faire la promotion sont multiples. Une méta-analyse d’articles publiés dans des revues à comité de lecture a permis de dégager les principaux thèmes liés au concept d’AR. Si la préservation de l'environnement arrive largement en tête (avec comme point focal la santé du sol), des acceptions plus larges du terme mentionnent notamment la restauration de la qualité nutritionnelle des aliments produits, ainsi que des dimensions socio-économique et philosophique. Une définition provisoire de l’agriculture régénératrice, proposée par les auteurs de l’article, permet de prendre en compte ces différentes dimensions : l’AR serait une « approche de l'agriculture utilisant la conservation des sols comme levier pour améliorer les dimensions environnementales, mais aussi sociales et économiques de la production alimentaire durable ».
Si tous les partisans de l’AR ne défendent pas un ensemble identique de pratiques agricoles, la synthèse de trois études aux approches complémentaires (McGuire (2018), Burgess et al. (2019) and Merfield (2019) permet d’établir la liste des pratiques les plus communément utilisées. Celles-ci s’articulent autour de principes agronomiques visant à améliorer la santé du sol et à limiter l’impact environnemental de la production agricole.
De par les multiples acceptions de l’expression « agriculture régénératrice », le concept qu’elle désigne demeure difficile à étudier du point de vue agronomique. Cependant, toutes les pratiques précédemment citées sont également prônées par d’autres systèmes d’agriculture alternative (agriculture biologique, agriculture de conservation et agroécologie notamment) et ont des justifications scientifiques solides dans leur cadre de recherche.
La séquestration de carbone dans les sols est un des piliers clés de l’agriculture régénératrice. En complément de la réduction drastique des émissions de CO2 et des autres GES (CH₄ et N₂O), le GIEC la considère comme une des premières stratégies pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. L’initiative « 4 pour mille : les sols pour la sécurité alimentaire et le climat » a été portée par la France lors de la COP 21. Elle vise l’augmentation des teneurs en carbone organique des sols, tant pour l’amélioration de leurs qualités (et donc l’augmentation de leur rendement) que pour l’atténuation du changement climatique. Le chiffre de 4‰ se base sur un calcul réalisé à l’échelle planétaire : une augmentation de l’ordre de 0,4% par an du stock de carbone des sols serait à même de compenser les émissions d’origine anthropique.
À l’échelle française, une telle augmentation ne compenserait que 12 à 15% des émissions nationales. Par ailleurs, la simplicité du calcul a, dès le lancement de l’initiative, créé une controverse scientifique autour du chiffre de 4‰. Il reste que l’objectif visé (l’augmentation de la séquestration du carbone dans les sols) intéresse légitimement la communauté scientifique et plus généralement ceux que le réchauffement climatique inquiète.
Le potentiel de stockage de carbone permis par l’agriculture régénératrice est également sujet à débat. Il dépend d’un grand nombre de facteurs. D’une part, la capacité de séquestration d’un sol repose dans une large mesure sur sa nature : un sol argileux stocke davantage de carbone qu’un sol sableux, toutes choses égales par ailleurs. D’autre part, l’augmentation de stockage du carbone est limitée, et la capacité de séquestration du sol est condamnée à atteindre un maximum infranchissable après plusieurs années. Enfin, le carbone est stocké dans le sol sous la forme de matière organique, dont les éléments (carbone, azote, et phosphore) ne sont pas indépendants : une augmentation du carbone nécessite également celle des deux autres éléments. Or, ces éléments sont difficiles à fournir en grande quantité, sauf par apport d’engrais de synthèse dont la production est elle-même associée à l'émission de GES et à l’épuisement de ressources finies.
Ces éléments expliquent en grande partie les écarts considérables existant entre les différentes estimations. Si l’Institut Rodale a par exemple déclaré en 2020 que « l'adoption mondiale de pratiques régénératives sur les prairies et les terres arables pourrait séquestrer plus de 100 % des émissions anthropiques actuelles de CO2 », d'autres protagonistes de l'agriculture régénérative estiment ce chiffre plus proche de 10-15%. Malgré ces incertitudes, l’ordre de grandeur de ce potentiel est significatif comparativement aux autres activités humaines, et justifie la promotion de l’agriculture régénératrice.
À l’échelle de la parcelle, les pratiques de l’AR permettent d’améliorer significativement plusieurs dimensions de l’écosystème agricole, comme la structure du sol (rétention d’eau) et sa biologie (meilleure accessibilité des minéraux). Leur effet reste toutefois limité sur d’autres dimensions. C’est par exemple le cas du bouclage du cycle de certains nutriments (N, P, K, S) : l’exportation de la production représente une perte que les pratiques d’AR ne suffisent pas à compenser. C’est pourquoi les définitions les plus larges de l’agriculture régénératrice englobent des pratiques qui sortent du cadre agricole stricto sensu : organisation territoriale, modification des régimes alimentaires, etc.
Les multiples vertus de l'AR expliquent une partie de l’intérêt qui lui est porté. Toutefois, l'imprécision de sa définition permet à chacun de s’en revendiquer, à plus ou moins juste titre et avec des fins plus ou moins claires.
Dina Martin, directrice des communications de l’Institut Rodale, a ainsi alerté sur le risque de « greenwashing » associé à l’utilisation massive du terme, devenu selon elle le nouveau « buzzword » (mot à la mode). En plus de nombreuses ONGs (Nature Conservancy, the World Wildlife Fund, GreenPeace, Friends of the Earth), plusieurs multinationales ont récupéré le concept et en font un véritable argument de vente (Danone, Kellogg’s, Patagonia, the World Business Council for Sustainable Development). Il convient d’interroger l'objectif de ces mentions, à l’aune des engagements effectifs des groupes. Syngenta, première société mondiale de produits phytosanitaires, offre un exemple saillant de d'instrumentalisation du terme. La multinationale oriente en effet sa stratégie de communication vers l’agriculture régénératrice, l’opposant frontalement à l’agriculture biologique que son PDG Erik Fyrwald a récemment appelé à abandonner. Pour lui, l’agriculture régénératrice doit reposer sur « l’utilisation ciblée de pesticides et d’OGM pour augmenter les rendements ». Cette déclaration a largement fait réagir les défenseurs de l’environnement. Si la définition peu précise de l’AR n’interdit pas à des acteurs majeurs de l’industrie phytosanitaire de s’en revendiquer, elle risque de contribuer à faire durer le statu quo quant à l’utilisation de ces produits.
Pour limiter l’usage abusif du concept d’agriculture régénératrice, l’instauration d’un cahier des charges précis et la labellisation des productions est une voie intéressante. L’absence de définition consensuelle du concept complique cependant la tâche. En 2017, la certification Regenerative Organic Certified (ROC) a été créée par la Regenerative Organic Alliance (ROA). Elle se veut plus exigeante que la certification biologique et se fonde sur trois piliers : la santé des sols, le bien-être animal et l’équité sociale. Chacun de ces piliers peut être évalué à l’aide des normes de certification préexistantes issues d’autres labels.
Encouragée par certains, la multiplication des labels est dénoncée par d’autres, en ce qu’elle risque d’induire de la confusion chez les consommateurs, voire de diminuer la confiance en chaque label.
Une étude publiée en 2016 par l’association de consommateurs Que Choisir a ainsi montré que parmi les treize principaux labels utilisés en France, seuls deux étaient relativement bien compris par les consommateurs, qui leur accordaient en conséquence un haut niveau de confiance : l’AB (88%) et le Label Rouge (83%). Dans un objectif de cahier des charges intégré et exigeant, il est donc délicat d’arbitrer entre la révision à la hausse des exigences de l’agriculture biologique et la mise en place d’un nouveau label, propre à l’agriculture régénératrice.
Si l’absence de consensus autour de la définition d’agriculture régénératrice semble avoir dans un premier temps freiné la diffusion du concept, elle est aujourd'hui un moteur de sa prise d’ampleur dans la sphère publique et facilite sa récupération par les acteurs privés. Cette approche de l’agriculture est encore peu étudiée par la communauté scientifique, mais les arguments qu’elle avance et les techniques agricoles qu’elle prône sont dans leur majorité validées par des études portant sur d’autres types d'agricultures alternatives. C’est davantage la quantification du potentiel impact de cette approche (notamment sur la capacité de stockage de carbone des sols) qui est donc sujet à controverses.
Le risque essentiel lié à la diversité des acceptions du terme reste ainsi celui de son dévoiement et de son utilisation abusive dans la stratégie de communication de groupes, davantage préoccupés par leur image que par leur impact environnemental. Le rôle du citoyen est celui du consommateur : par ses choix, il soutient des modes de production. Toutefois, une vaste asymétrie d’information existe entre les consommateurs et les entreprises agroalimentaires. Celles-ci orientent leurs packagings pour influencer les choix alimentaires, rendant d’autant plus nécessaire la vigilance des consommateurs souhaitant défendre un modèle agricole vertueux.
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