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Veille M3 / « Quelles rivières pour demain ? », ou comment nos cours d’eau peuvent irriguer nos débats citoyens

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Couverture de Quelles rivières pour demain de Christian Lévêque
© Éditions Quae

Article

Trois gouttes de pluie tombent à terre : deux sont bues par les sols, puis la végétation, et s’évaporent. Que reste-t-il ? Une goutte pour alimenter cours d’eau et nappes phréatiques.

Une goutte à partager entre faune et humains, entre usages domestiques, industriels, énergétiques, agricoles (irrigation), de loisir et de confort, entre urbains et ruraux, entre ici et là-bas.

Face à cette concurrence et dans un contexte de réchauffement climatique, il importe de préserver un équilibre, mais lequel ?

Avec son ouvrage « Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l’écologie et la restauration des cours d’eau » (2021, 2éme éd.), l’hydrobiologiste Christian Lévêque nous interpelle sur les concepts au cœur de la gouvernance de l’eau, et invite à élargir le cercle des décideurs.

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Date : 08/03/2022

Écologue mondialement reconnu, Christian Lévêque a contribué à l’émergence d’une approche systémique du fonctionnement des cours d’eau, le désormais célèbre concept d’hydrosystème fluvial né en terres rhône-alpines, et pris part à la vie de nombreuses institutions de gouvernance de l’eau (Agences de l'eau de Rhône Méditerranée Corse- RMC et Seine Normandie , GIP Seine Aval...). Cet ensemble d’expériences l’a conduit « à écrire cet ouvrage, qui n’est pas un manuel, mais un ensemble de réflexions sur la démarche systémique et sur les relations entre la recherche et les utilisateurs de la recherche, en mettant un peu plus l’accent sur un acteur muet de la gouvernance, le citoyen ».

 

Pénurie d’eau ou de gouvernance ?

 

Le « grand cycle de l’eau » est un mouvement perpétuel avec une perte infinitésimale à l’échelle de l’humanité. Notre ressource pérenne en eau, ce sont ces trois gouttes – réparties en « eau bleue » (32% des précipitations, celle des nappes et des rivières) et « eau verte » (65%), l’eau de pluie qui nourrit directement le sol et les plantes). Mais l’homme consomme aussi des ressources épuisables : l’eau fossile (aquifères), l’eau de fusion des icebergs et celle des glaciers. « À l'échelle cosmique, l'eau est plus rare que l'or », se plaisait à rappeler l’astrophysicien Hubert Reeves. L’eau douce sur Terre l’est encore plus puisque 97% de l’eau de la planète est salée. Pourtant, à l’échelle du globe, nous ne manquons pas d’eau précise Ghislain de Marsily, professeur émérite à Sorbonne Universités : « La part de cette ressource que consomme l’humanité est encore modeste : 7% de l’eau bleue et 9% de l’eau verte ». Mais ces flux étant « presque entièrement utilisés par les écosystèmes naturels continentaux et côtiers », la marge de manœuvre reste faible à moins de rebattre les cartes entre les écosystèmes.  

Pour l'homme, la rareté n’est pas tant une question de quantité mais d’adéquation spatio-temporelle entre disponibilité et besoins en eau de bonne qualité : adéquation entre localisation de la population et de la ressource en eau, pression démographique notamment urbaine, évolution des régimes alimentaires, investissements dans les réseaux, etc. C’est d’ailleurs aussi « en grande partie à une mauvaise gestion » que le Secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurría, attribuait la rareté de l’eau : manque d’incitation à des usages économes et non polluants, mauvaise allocation de la ressource, défaut d’investissements dans les réseaux d’eau potable et d’assainissement, faiblesse de la réglementation, etc.

En se basant sur une consommation d’eau domestique de 250 l/jour (France 150l/jour), Ghislain de Marsily évalue la quantité totale d’eau nécessaire pour la planète en 2050 à 0,8% des précipitations, ou 2,4 % de l’eau bleue. Il en conclut que « l’eau domestique n’est donc pas un problème de quantité, mais seulement de transport et de qualité, donc d’infrastructures d’adduction et de traitement. La planète n’aura jamais de pénurie d’eau domestique, si elle construit à temps ces infrastructures. La ville de Windhoek (350 000 habitants) par exemple, capitale de la Namibie en plein désert, est alimentée en eau depuis 30 ans par un barrage et une conduite de 800 km de long, ainsi que par le recyclage de ses eaux usées retraitées, qui sont réinjectées dans la nappe locale… ! ».

 

La solidarité, une limite à la souveraineté en matière d’eau ?

 

De nombreux conflits contemporains sont liés à une priorisation des enjeux de souveraineté sur ceux de solidarité entre territoires dépendant d’une même ressource, comme le montrent les tensions autour du partage de l’eau des grands fleuves internationaux (Égypte-Éthiopie, Turquie-Syrie-Irak, Chine-Inde-Bangladesh, USA-Canda, USA-Mexique...). Pour Christian Bréthaut, spécialiste genevois de la gouvernance de l’eau, les fleuves sont des vecteurs puissants de coopération. Des instruments de gouvernance adaptés sont source de stabilité, à l’instar de la coopération autour du fleuve Sénégal ou de l’octroi d’un statut juridique au Gange.

 

 

Qu’elle soit transfrontalière, affichée comme l’un des objectifs de développement durable des Nations unies pour 2030, ou nationale, la coopération entre territoires est plus que jamais à l’ordre du jour. Le réchauffement climatique, en déstructurant le cycle de l’eau, accroît la nécessité de repenser la gouvernance, tant au niveau international que national et local. Il est acquis que les précipitations s’intensifient de manière inégale dans le temps et l’espace, créant une « diagonale de la soif », que les évènements extrêmes (déluges, sécheresse, vagues de chaleurs, inondations...) augmentent et que les zones climatiques se déplacent vers les pôles (aridification des latitudes méditerranéennes, gains dans les latitudes nordiques).  

Chaque territoire va être impacté de manière singulière par ces évolutions et par le fait que ces trois gouttes d’eau sont prédestinées à alimenter tel ou tel territoire, selon qu’elles tombent d’un côté ou de l’autre de la ligne de partage. Christian Lévêque n’omet pas de rappeler les bases : « Un cours d’eau s’inscrit dans un bassin versant qui marque l’emprise du fleuve sur le milieu géographique. C’est un territoire limité, comparable à une cuvette qui collecte les eaux de pluies ruisselant sur le sol pour les diriger vers la rivière ou vers une nappe d’eau souterraine.

Sur le plan écologique, le bassin versant de chaque fleuve est isolé des bassins adjacents par des lignes de partage des eaux (ou lignes de crêtes) qui sont des frontières naturelles dessinées par le relief et séparant les eaux de ruissellement. Il en résulte que les bassins versants sont équivalents à des îles dans chacune desquelles les espèces aquatiques, telles que les poissons, mollusques ou crustacés, évoluent de manière indépendante » (p. 48). Sur chaque bassin pèse donc la responsabilité d’un gouvernement adéquat (investissement dans les réseaux, tarification, etc.) et d’une gouvernance large (partage de l’eau, gestion des inondations, etc.).

 

« Le citoyen, acteur muet de la gouvernance » ?

 

L’auteur souligne la dimension politique du partage de l’eau : la gouvernance, c’est la prise en compte de la dimension humaine de l’eau dans une approche fortement technicienne et écologique. C’est, en fait, considérer le réel car les cours d’eau européens sont le résultat perpétuellement mouvant des dynamiques cumulées de l’environnement physique et des sociétés. Cet anthroposystème, « système interactif entre deux ensembles constitués par un (ou des) sociosystème(s) et un (ou des) écosystème(s) naturel(s) et/ou artificialisé(s) s’inscrivant dans un espace géographique donné et évoluant dans le temps, [est] occupé, aménagé et géré par les sociétés qui utilisent cet espace. On ne peut envisager le futur de notre environnement sans l’homme et sans une nécessaire co-évolution à long terme qui suppose à la fois des adaptations et des compromis » (p. 53).

Cette pratique de la recherche de consensus est ancrée depuis longtemps dans la politique française de l’eau. Dès sa première grande loi sur l’eau de 1964 motivée par des préoccupations environnementales, la France adopte un mode de gestion innovant pour l’époque tant sur le fond que la forme et qui inspirera, 36 ans plus tard, la directive cadre européenne sur l’eau : d’une part, une gestion par bassins hydrographiques correspondant aux réalités physiques des fleuves et non par territoires administratifs, et d’autre part, « une gestion décentralisée de l’eau associant l’ensemble des usagers et prenant en compte les spécificités de chaque bassin » (p. 32). Comité de bassin et agence de l’eau endossent à leur échelle les rôles législatif et exécutif de cette politique.

La loi du 3 janvier 1992 fait de l’eau un « patrimoine commun de la Nation » et met en place différents outils de planification auxquelles participent des commissions locales de l’eau, composées d’élus locaux, de représentants d’usagers et des administrations. Les citoyens sont donc présents mais surtout « en tant que… » : agriculteurs, industriels, membres d’une association de défense de l’environnement, pêcheurs, consommateurs, et plus récemment en tant qu’usagers non-économiques de l'eau (usagers des milieux marins et de la biodiversité).

La Directive cadre européenne sur l’eau (DCE, 2000) incite à aller plus loin en matière de transparence de la politique de l’eau (information et consultation du public), et la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (2016) vise à démocratiser le dialogue environnemental. Mais l’auteur déplore toujours que « sur le plan local, les citoyens sont finalement peu consultés : l’État et les ONG, certains de leur bon droit, ignorent ou marginalisent les dimensions sociale et économique des mesures environnementales.

Alors que la DCE a instauré le principe de concertation en matière de gouvernance, celui-ci est très peu appliqué sur le terrain. Ou alors on le trouve sous des formes bien moins ambitieuses : consultation formelle par questionnaires, informations plus ou moins accessibles, etc. Il est symptomatique que l’on demande souvent aux sciences sociales de travailler sur la question de l’acceptabilité des mesures. La démarche est tendancieuse : il ne s’agit pas de prendre la température de la société pour décider des mesures à prendre, mais de trouver comment faire accepter par le citoyen des mesures déjà prises dans les sphères politico-administratives ! » (p. 241). Tant les Assises de l’eau (2017-2018) que le Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique (2021-2022), pourtant forts de leur dynamique de concertation, ont peu donné la place à la parole citoyenne.

 

 

La parole citoyenne : un atout pour sortir du cadre

 

La préservation et le partage de la ressource vont demander des compromis ardus dans un contexte de forte divergence des intérêts et visions. Comme l’a montré le conflit autour du barrage de Sivens ou actuellement celui des méga-bassines dans les Deux-Sèvres, en l’absence d’espaces de dialogues suffisants, appels à mobilisations et affrontements risquent de se multiplier. Permettre au citoyen de se réapproprier le débat sur l’eau, c’est lui donner une voix « sur le choix de trajectoire dans lequel on souhaite inscrire éventuellement la dynamique du système ». Pour les professionnels qui pratiquent la participation, c’est un moyen d’apaisement des conflits (Anne Pressurot).

Consacrant un numéro entier aux démarches participatives pour penser ensemble la gestion de l’eau et des territoires, la revue Sciences Eaux & Territoires confirme les constats de l’ouvrage tout en faisant état de plusieurs tendances plus optimistes : progression de la démocratisation du dialogue environnemental, développement d’outils participatifs efficaces (jeux de rôles, observatoires participatifs, modélisation, etc.), volonté des citoyens de parler en leur nom et/ou d’agir à leur échelle, meilleure acceptation des élus des démarches participatives incluant davantage citoyens et riverains, ou encore participation ne visant pas seulement à informer mais bien à collecter les opinions.

 

 

Citoyens et naturalité des cours d’eau : une approche paradoxale

 

L’approche citoyenne est d’abord subjective : symbolique, sensible, sensorielle, expérientielle, empreinte de sa « proximité avec ce milieu » via ses usages (observation, pêche, sport, etc.) ou son quotidien (lieu de travail ou de résidence), de ses représentations et croyances. Réfléchir avec les citoyens, c’est mettre au cœur des débats les paradoxes entre la nature projetée, idéalisée, et la nature réelle.

Ainsi, l’auteur rappelle que les enquêtes réalisées sur le Rhône montrent que « si les individus affichent des préférences pour les environnements naturels, ce sont en réalité les paysages entretenus qu’ils plébiscitent » : une rivière calme, aux berges entretenues donnant un accès visuel et physique à l’eau, permettant d’observer la richesse de la flore et et de la faune, avec des aménagements tels que chemins et toilettes (p. 252). En matière de pollution, il retient les changements visibles, les grandes pollutions industrielles mais reste aveugle aux contaminations chroniques par des résidus chimiques indétectables à l’œil ou au goût. Il est ainsi plus difficile de le mobiliser sur les enjeux de disponibilité de la ressource (sécheresse, étiage, eaux souterraines, etc.) que sur ceux de qualité.

Mener à bien des projets de ville perméable pour devenir une water resilient city, nécessitera sans doute de travailler sur les représentations de la présence de l’eau en ville, sur le rapport au risque d’inondation ; le recyclage des eaux usées sur la perception de l’eau domestique et des déchets. A l’inverse, ce sont plutôt les citoyens qui bousculent les normes en matière d’assainissement alternatif collectif que ce soit pour épurer l’eau (Genève) ou pour s’en passer (recours aux toilettes sèches, Grenoble), eux aussi qui se mobilisent pour défendre l’eau contre les tentatives de privatisation et financiarisation et en faire un droit humain.

 

 

Dans tous les cas, pour l’auteur, engager le citoyen passe par un partage de la connaissance... mais aussi des doutes. 

 

Bousculer les dogmatismes   

 

Tout en expliquant les enjeux de désartificialisation des rivières tant pour la biodiversité que pour le fonctionnement pérenne de l’hydrosystème fluvial, Christian Lévêque s’attaque hardiment à certains concepts au cœur de la gouvernance de l’eau, tels que la « mythique croyance, encore largement partagée, de systèmes à l’équilibre » (p. 53). Au contraire, l’hydrosystème est caractérisé par sa variabilité sur le long terme : « cette variabilité spatio-temporelle doit être considérée, non pas comme une série de perturbations, mais bien comme un paramètre structurel du fonctionnement des hydrosystèmes ». La résilience, au sens de retour à un état antérieur à la perturbation, ne fait ainsi pas sens et questionne un autre concept, celui de la restauration du « bon état » des cours d’eau.

Faisant référence à un passé dans lequel santé ou intégrité de l’écosystème étaient préservés, ce concept normatif pose « comme référence une nature vierge, non impactée par l’homme, [qui] n’a pas de sens dans un environnement avec lequel l’homme interagit depuis des millénaires » (p. 121). La vision dynamique des scientifiques s’oppose ainsi à celle de « nature pristine », « d’âge d’or révolu » des associations naturalistes et militantes, à celle pragmatique des industriels, pour qui ce bon état est une illusion, et enfin à la vision parcellaire des citoyens, pour qui le bon état écologique dépend de la qualité de vie (usages et paysage).

 

 

Dans ce contexte, quelle est donc la pertinence d'activités de restauration érigées en norme ? Pourquoi ce qui a été perdu doit-il être privilégié sur ce qui a été gagné ? Si des aménagements ont contribué à la raréfaction d’espèces, ils peuvent avoir favorisé l’émergence de nouvelles zones de biodiversité (ex. la création du lac de Der en Champagne). Faut-il par ailleurs s’évertuer à restaurer des zones vouées à disparaître avec le réchauffement climatique ? Lutter contre les espèces dites invasives, qui font le bonheur de certains usagers (pécheurs, passionnés...) alors que la restauration de la continuité écologique des cours d’eau favorise ces migrations ? Finalement, quelles rivières voulons-nous, et pour quels usages ?

En la matière, Christian Lévêque assume la priorité donnée à l’homme, comme le souligne Ghislain de Marsily, auteur de la préface : « pour Christian Lévêque, l’environnement est au service de l’humanité, et non l’inverse. C’est le citoyen qui doit définir les attentes de la société par rapport à l’état des milieux au sein desquels il vit ». Des attentes écologiques, économiques, politiques, éthiques mais aussi émotionnelles et esthétiques. Il rejoint ici l’appel du philosophe mathématicien Olivier Rey, à « réparer l’eau afin qu’elle puisse à nouveau nourrir nos rêves ».

En ayant cantonné cet élément à une vision utilitariste et rationnelle, en le dépouillant de sa dimension poétique, l’homme s’est appauvri lui-même et a affaibli sa capacité à répondre aux enjeux de l’eau : « Il est évident que face au tableau apocalyptique, on ne peut pas faire autrement qu'adopter une démarche gestionnaire. Mais en même temps il faut prendre en compte ce qui nous a amené à cette situation : un rapport utilitariste à la nature. Il faudrait aussi traiter la cause de la maladie et restaurer un rapport à la nature qui ne nous amène pas à ces excès. »