Veille M3 / Élisabeth Thiéblemont, d’Eau de Paris : « Il faut sortir de la vision technique de l'eau »
Interview de Élisabeth Thiéblemont
Prospectiviste d’Eau de Paris
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« Guerres » et « batailles » de l’eau : ces expressions font régulièrement les gros titres, nous rappelant la précarité de cette ressource et les conflits qui s'accroissent autour de son partage et de sa préservation. En effet, on estime que d’ici 2050, près de 5 milliards d'êtres humains connaîtront des difficultés d'approvisionnement en eau, complexifiant sa gestion transfrontalière, et renforçant la dimension stratégique de son utilisation dans différentes régions du globe.
Au niveau local, la nature des enjeux et des tensions qui en résultent est très variable : elle nous rappelle l’omniprésence de l’eau dans nos modes de vies, ce que soit pour l'industrie, la production énergétique, l'agriculture, les loisirs et nos consommations quotidiennes. La tendance à la multiplication des conflits d’usage interroge alors fondamentalement les mécanismes de partage de l’eau, autrement dit, sa gouvernance.
Ce constat est partagé par l’association Eau Bien Commun, dont nous avons rencontré des représentants de l’antenne lyonnaise, et l'ouvrage L’eau mondialisée, La gouvernance en question, issu des travaux du groupement de recherche rés-Eau-ville du CNRS. En croisant ces deux apports, l’on peut explorer la diversité des mouvements militants qui s’emparent des enjeux écologiques et sociaux liés à l’eau, et les dynamiques chaque fois singulières de reconfiguration des modes de partage qu’ils y impulsent.
Les conflits autour du partage et de la préservation de l’eau mettent en relation des acteurs très hétérogènes, portant chacun leurs intérêts, leurs représentations et leurs systèmes de légitimité. Plus l’eau se fait rare, plus la proximité et les interdépendances se renforcent, amplifiant un peu plus encore les clivages.
En France, les conflits les plus importants se donnent à voir autour des barrages et des mégabassines, situés à l'intersection entre deux sujets qui ne cessent aussi de se conflictualiser : les grands aménagements et l’évolution des modèles agricoles.
Symbole des luttes écologistes, le conflit du barrage de Sivens, tristement célèbre depuis la mort de Rémi Fraisse, est certainement le plus marquant. Le projet de retenue d’eau, censé répondre aux besoins en irrigation d’agriculteurs locaux, est contesté dès 2011 par des écologistes. Une grande partie du répertoire d’action collective sera déployée pour protéger de l’engloutissement la zone humide riche en espèces menacées : création d’un collectif de sauvegarde, médiatisation des enjeux, manifestations, sabotages et blocages du chantier, installation d'une ZAD, recours juridiques déposés par France Nature Environnement, grèves de la faim, etc.
Parallèlement, des affrontements éclatent avec les militants pro-barrages (souvent agriculteurs) qui nient toute légitimité politique aux militants venus des quatre coins de France. Cette situation apparaît emblématique, du fait de l'importance de la mobilisation et de la violence qui s’y est exercée, ainsi que de l'incompréhension entre les deux camps, symptomatique de stéréotypes réciproques, de représentations divergentes et de rancœurs accumulées.
Reportage mené en 2013, au plus fort. Tranchées, suspicion réciproque, paranoïa et altercations violentes transforment le bassin de la Garonne en paysage de « guerre de l'eau ».
Aujourd’hui, l'actualité est marquée par les luttes contre la construction de mégabassines dans le Marais poitevins. Ce conflit illustre l'antagonisme qui se renforce entre deux modèles : d’un côté, une agriculture dite « conventionnelle », qui doit aménager ces mégabassines pour maintenir ses rendements face à la raréfaction de l’eau. De l’autre, des approches alternatives, soutenues notamment par le Soulèvement de la Terre et la Confédération Paysanne, dans lesquelles l’argent public serait mis au service de l’adaptation aux changements environnementaux et du partage équitable entre tous les agriculteurs.
Gros producteurs versus petits paysans, ostréiculteurs versus plaisanciers pour le partage de l’espace maritime, militants écologistes versus industries polluantes et/ou multinationales insatiables, communautés locales contre politiques nationales, quartiers riches contre quartiers pauvres, producteurs d'énergie face aux protecteurs du patrimoine bâti, etc. : on peut multiplier à l'envi les exemples d’antagonismes passés et présents, en France comme à l’étranger.
Mais comme le dit le sociologue Henri Coing, qui signe la préface de L’eau mondialisée, loin des débats simplistes et unidimensionnels, « le véritable enjeu est la construction sociale d’une prise en charge collective des services de base ». L’important est alors de comprendre « quand et comment une telle action collective est possible » (p. 17).
On a beaucoup de conflits d’usage sur la gestion des eaux. Des conflits qui doivent être abordés politiquement, c'est-à-dire démocratiquement, on ne peut pas juste les traiter administrativement. (Eau Bien Commun)
Les études de cas réunies au sein de L’eau mondialisée proposent différents appareils théoriques issus des sciences sociales pour comprendre les dynamiques de mobilisations collectives dans ces conflits, et envisager des voies de sortie.
Par exemple, afin de saisir les différents valeurs sociales accordées à l’eau, Jean-Paul Hague articule les notions de régime d'historicité et d’horizon d’attente pour décrire comment le passé mobilisé influe sur les représentations, et appelle certains aménagements : pour certains, l’eau représente un milieu à gérer, pour d’autres une ressource à marchandiser, ou encore un bien commun à préserver.
Ailleurs dans l’ouvrage, Fabienne Wateau étudie les ingrédients de la contestation d’un projet de barrage au Portugal. Écologique (écosystème), socio-économique (productions du terroir, tissu social, rentabilité et usage du barrage), technique (risques sismiques) et symbolique (identité, patrimoine) sont les quatre principales catégories de revendications qui s’y rencontrent. Pourtant, même si tous les registres de contestation sont réunis, des oppositions d’ampleur ne se manifestent pas forcément.
Cet apparent paradoxe nous mène à un troisième appareil théorique que proposent les économistes Olivier Bouba-Olga, Ornella Boutry et Audrey Rivaud, pour mieux appréhender les ressorts de la mobilisation, et esquisser des pistes de solutions adaptées à la situation locale. Ils croisent ainsi le modèle d'Hirschman (défection, interpellation ou acceptation) à celui de l’économie de la proximité, pour mettre en lumière que le processus conflictuel dépend de dynamiques sociales telles que la nature de la proximité géographique (choisie ou subie), et la qualité de la proximité organisée, entendue comme la capacité qu'offre une organisation à faire interagir ses membres.
Ainsi, l'ouvrage nous rappelle sans cesse que malgré la diffusion mondiale de référents communs, les conflits liés l’eau ont une inscription territoriale forte. Loin des procédures de gestion standardisées, chaque configuration géographique, écologique, sociale et culturelle appelle sa propre solution, appuyant alors ce que l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme la revanche des contextes.
Au-delà des débats parfois réducteurs qui opposent gestions publique et privée, échelles locale et nationale, les études de cas mettent l'accent sur les processus de négociation, d'expérimentation, de solutions évolutives, et sur l’apport des sciences humaines pour les comprendre et les accompagner. Comme le résume Jacques Bethemont, « L'eau mondialisée apparaît comme un laboratoire global où s'élaborent des gouvernances aussi diverses qu'originales ».
Certains conflits de préservation et partage de l'eau, notamment en Colombie et en Équateur, se résolvent (en partie) par le recours à la gestion communautaire, troisième voie entre public et privé, qui prend racine dans un contexte historique et socio-politique particulier.
À Lyon, l'association Eau Bien Commun [EBC] est la principale force motrice issue de la société civile sur ces sujets. Retracer son parcours permet d’esquisser les reconfigurations récentes dans la gestion de l’eau par la Métropole de Lyon.
EBC s'est constituée à l’occasion des états généraux du service public en 2012, durant lesquels ses membres initient une campagne pour promouvoir le retour de la gestion de l’eau en régie publique. Après un contrat de délégation de service public de 30 ans avec la major Veolia, leur action participa certainement à ce qu’elle ne soit renouvelée que pour huit ans.
Notre question de départ était celle du service public. On a ensuite élargi nos préoccupations aux contacts d’autres collectifs locaux, régionaux ou nationaux. Aujourd’hui à EBC on a des représentants d’Attac, la CNL, la CSF, la SERA, l’ACER, etc. Tous ont leur entrée sur l’eau, s’y intéressent dans des cadres plus larges, et notre spécificité c'est d'essayer de les faire travailler ensemble. (EBC)
Chemin faisant, le collectif agrège les entrées sur l’eau, militant à la fois pour la gestion publique et participative, les enjeux sociaux (droit à l'eau et tarification sociale), sanitaires, écologiques et de résilience. Il œuvrera alors à diffuser une vision transversale, en particulier à l’occasion de leur Village de l’eau de 2020, attirant plusieurs futurs élus métropolitains. En 2021, le passage de l’eau en régie publique est voté par la Métropole de Lyon, et EBC prend une place importante dans la réflexion sur sa mise en place, que ce soit par l’intermédiaire de leur participation à la CCSPL, de leur action de sensibilisation auprès du grand public, ou encore de leur participation à la démarche de prospective participative Eau FuturE. Les militants de EBC montent en expertise à chaque nouvelle lutte et deviennent des interlocuteurs légitimes, certains de ses membres intégrant même l’institution.
On sent que le contexte social et institutionnel est plus favorable. Et depuis une quinzaine d’années, on est dans une période de remunicipalisation en France, sans retour en arrière pour l’instant. Pour nous, le but avec le passage en régie publique est de créer une situation irréversible. L’objectif est aussi de diffuser nos connaissances au grand public, que les habitants puissent se saisir des questions de gestion de l’eau, et de sa gouvernance. (EBC)
Une association fédérant différents points de vue dans une vision transversale, des élus locaux convaincus, et la rencontre fructueuse de ces deux univers pour la création d’une régie publique : voici quelques grandes lignes des dynamiques en cours dans la Métropole lyonnaise, rejoignant tant d’autres dans le laboratoire mondial des modes de gouvernance de l’eau. Une question qui, tandis que les interdépendances entre acteurs et échelles de territoire se renforcent et que les conflits se multiplient, devient de plus en plus aigüe.
Aujourd’hui, la Métropole a toutes les cartes en main pour avoir une gestion globale du cycle de l'eau. Mais il faut se dire que même si on arrive à la régie, tout ne sera pas résolu. Il y a des menaces qui pèsent aujourd'hui sur la ressource qui ne s’arrêtent pas aux frontières de la Métropole. Comme la baisse du niveau du Rhône à l'horizon 2050, qui prend sa source en Suisse. Il faut penser la gestion de la ressource à cette échelle aussi, mais ça n’est plus la nôtre. (EBC)
Interview de Élisabeth Thiéblemont
Prospectiviste d’Eau de Paris
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