La sensibilité à la violence et l'exigence de pacification des mœurs
Texte de Sebastian ROCHE
« On ne sait pas répondre à un problème qu’on ne comprend pas. » Dans ce texte, Sebastian Roché analyse l’évolution de notre rapport à la violence.
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Texte de Sandra Jarry
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Agressivité envers les soignants, violences contre les pompiers et les forces de l’ordre, incivilités des élèves ou des parents envers les enseignants, des enquêtes mettent en évidence le nombre de travailleurs du secteur public affectés par les problèmes de violence au travail. Des services en apparence à l’abri des troubles, tels que les bibliothèques, sont également concernés.
En 2017, le rapport du Conseil économique, social et environnemental sur L’évolution de la fonction publique pointait les violences touchant les trois versants de la fonction publique. Ainsi, 43 % des agents vivent des situations de tension dans leurs rapports avec le public. Les exemples sont nombreux et apparaissent en augmentation. Si certains sont médiatisés (violences en milieu scolaire ou hospitalier par exemple), d’autres le sont moins. En janvier 2018 les agents de la bibliothèque parisienne Vaclav Havel étaient contraints de se confiner à l’intérieur de la structure à la suite de menaces répétées et d’agressions de la part d’un groupe d’adolescents. Cet exemple illustre le type d’incidents rencontrés en bibliothèque. Bien que la violence soit difficilement objectivable car indissociable du ressenti des personnes, le même vocable est néanmoins souvent employé par les agents pour les violences. Ces dernières prennent le plus souvent la forme d’incivilités (conduites familières, marques excessives d’exaspération, attitudes humiliantes, …), d’injures et menaces verbales voire de coups et blessures physiques. La fréquence de ces incidents est variable, bien que l’on repère des périodes plus critiques : vacances scolaires, fêtes de fin d’année par exemple…. Parmi les déclencheurs, on peut notamment citer les problèmes d’accès à internet, de cohabitation entre les différents publics ainsi que des litiges sur des points de règlement, parfois incompris du public et/ou diversement interprétés et mis en application par les agents.
Les violences et incivilités en bibliothèque sont d’abord associées aux jeunes, souvent aux groupes d’adolescents, dont l’âge varie entre 12 et 18 ans. La présence de ce public fait violence aux professionnels car elle est souvent associée au désordre et au bruit. Du reste, ce public entre souvent en conflit avec les autres usagers dont l’usage de la bibliothèque est calme et/ou studieux. Ces problèmes de cohabitation peuvent également se rencontrer avec le public des SDF, sans-abris et les personnes dites « errantes » pour qui les bibliothèques constituent autant un refuge chauffé qu’un « centre administratif » dans lequel il est possible d’effectuer diverses démarches relatives à leur vie quotidienne (photocopies, téléphone, connexion à internet…). L’entrée dans les bibliothèques étant totalement libre et très peu d’établissements imposant un filtrage, on notera également la présence de personnes sous l’influence de la drogue et de l’alcool, aux réactions parfois imprévisibles. Enfin, l’enquête ayant pour base ce travail faisait remonter de nombreuses incivilités de la part des usagers « lambda », entendu comme « tout à chacun ». Les violences verbales peuvent, par exemple, être à connotation sexiste, la profession étant très féminisée, ou tournées contre la figure du fonctionnaire comme salarié travaillant peu ou étant souvent en grève.
Les violences au travail semblent s’inscrire en premier lieu dans une évolution d’ensemble : celle d’une société productrice de violences sociales, économiques et urbaines qui viennent innerver, directement ou non, le milieu professionnel. La bibliothèque apparaît au carrefour de ces problématiques. À la bibliothèque de Lyon Part-Dieu par exemple, la crise de 2008 avait eu pour conséquence une augmentation de la fréquentation des postes d’accès à internet. Soit que la crise ait aggravé la situation sociale de personnes qui fréquentaient déjà l’EPN (espace public numérique), les rendant davantage dépendantes des services offerts par cet espace, soit qu’elle ait provoqué la venue de personnes ne fréquentant pas cet espace auparavant et désormais privées d’accès à un poste informatique et à internet, suite à la perte d’un emploi par exemple. Une plus grande pression sur le parc informatique et une plus grande sollicitation des équipes peut potentiellement dégrader le service et engendrer une hausse des incidents constatés. Néanmoins, les bibliothèques ne sont pas seulement des réceptacles de la violence des usagers. Elles aussi, en tant que service public, organisations mais également institutions culturelles peuvent se révéler violentes. Cette violence organisationnelle s’exerce contre les usagers lorsque l’organisation, l’offre, les services et les locaux sont inadaptés. Par ailleurs, selon des chercheurs comme Francis Ginsbourger, des méthodes issues du secteur privé auraient été importées dans le secteur public avec des conséquences néfastes. La personnalisation des services et « l’orientation client », auraient notamment formaté progressivement la relation aux usagers, les mettant dans une position d’exiger ce que l’organisation leur fait valoir et de mettre en avant leurs besoins spécifiques alors même que les services publics sont fondés sur des principes d’égalité de traitement. Dans le même ordre d’idée, le manque de moyens humains et les coupes budgétaires que connaissent certains services publics, et auxquels les bibliothèques n’échappent pas, prédisposeraient les agents à créer un climat d’agressivité avec des usagers pour lesquels la relation de guichet n’est pas toujours bien vécue car symbolisant une situation de domination ou de dépendance à l’égard des institutions. Dans le cas présent s’ajoute également toute la symbolique véhiculée par les bibliothèques largement assimilées à l’écrit dont la maîtrise reste un très fort vecteur d’intégration sociale et qui ne bénéficient qu’à une minorité de la population.
Si beaucoup de ces incidents sont peu spectaculaires, ils n’en ont pas moins des effets délétères sur les agents et des conséquences sur le fonctionnement des services. La violence étant un risque psycho-social, il incombe à l’employeur public de prévenir ces risques pour garantir la santé et la sécurité des agents. Au-delà de l’appareil juridique existant (dépôt de plainte, droit d’alerte, droit de retrait, dispositions du Code Pénal), on constate deux approches : l’une relevant du sécuritaire qui se matérialise dans le recours à des vigiles, la pose de caméras, un affichage dissuasif à destination des usagers, voire un filtrage et une fouille à l’entrée et même, en dernier recours, l’appel aux forces de l’ordre. Néanmoins, on ne saurait trop conseiller de n’adopter cette approche qu’en complément d’actions plus préventives : travail avec des médiateurs, soin prêté à l’aménagement des espaces pour permettre la confidentialité des échanges et la cohabitation des publics, mise au point de procédures en cas d’incidents, clarification des règlements intérieurs... Quoi qu’il en soit, tout travail sur cette question ne saurait se passer d’une étape de diagnostic assez fine sur les risques encourus par les agents au quotidien, diagnostic qui soit quantitatif mais aussi qualitatif puisque l’on a vu l’importance du ressenti dans la question des violences.
Les études et enquêtes permettent de cibler des profils à risque. Si la majorité des enquêtes recensées par Sarah Moreau et Sandrine Guyot suggère qu’hommes et femmes seraient pareillement exposés à la violence au travail, certaines études en revanche font apparaître que les employés ayant peu d’expérience seraient plus exposés que des employés plus âgés et/ou plus expérimentés. Par ailleurs, une augmentation du niveau de diplôme dans une profession très liée à l’écrit et au savoir éloignerait les agents d’une partie de la population tandis que des agents publics représentatifs des couches moyennes salariées et proches socialement de leurs publics ne s’en sentiraient pas forcément solidaires pour autant. On privilégiera donc des recrutements permettant une mixité de l’équipe y compris en termes de formation initiale. De manière générale, de nombreuses professions et fonctions, notamment tournées vers l’accueil et confrontées à une grande diversification de leurs publics, exigent une polyvalence accrue de la part des agents qui ne sont pas tous en mesure d’y faire face. La formation s’avère être alors un important levier d’action, qu’elle porte sur les questions d’accueil, d’interculturalité, ou la gestion de conflit. Ces formations, au-delà des apports théoriques et pratiques, constituent également une occasion d’exprimer un vécu, vécu qui doit aussi trouver à s’exprimer en équipe y compris, pourquoi pas, avec l’aide d’un psychologue. L’impossibilité d’échanger avec ses collègues et/ou ses supérieurs en cas de problème augmenterait d’environ 30 % l’exposition des salariés au risque d’agression.
On l’a vu, un certain nombre de causes pourraient être attribuées aux institutions elles-mêmes. Dans le cas des bibliothèques, les professionnels doivent avoir conscience qu'ils représentent un univers éloigné des pratiques d’une grande partie de la population. Leur métier évolue, questions et problématiques apparaissent : quelle place pour la médiation et l’accueil par rapport au « cœur de métier » encore largement centré sur la gestion de collections ? Quels nouveaux services ? Quelle place pour le numérique ? La bibliothèque est-elle un lieu de consommation de biens culturels à l’instar d’une Fnac ? Fait-elle « du social » ? Le manque de clarté et l’absence de projet entraînent une crispation des professionnels sur ce que chacun considère être son cœur de métier. Il convient donc pour les équipes d’énoncer clairement le sens de leur travail, leur rôle au sein des politiques publiques menées par leur collectivité et de donner ainsi du sens à leurs actions. La définition d’un projet peut s’accompagner d’un travail de consultation et d’inclusion de la population. Les services publics rendent en effet un service à l’usager qu’il n’a pas contribué à définir. En ce sens, sa participation apparaît comme un levier à la fois de résolution de certains problèmes mais aussi un signe fort de la volonté de construire des services adaptés aux besoins, pratiques et modes de vie des habitants. Par exemple à Sèvremoine dans le Maine et Loire (25 000 habitants), les habitants deviennent « conseillers consultatifs » à la suite d’un tirage au sort et intègrent les commissions thématiques qui travaillent sur les grands axes des politiques publiques conduites par la collectivité. Ces collectivités adoptent aujourd’hui des démarches participatives couvrant un large spectre allant de la « simple » consultation de la population à la tenue de réunions de travail impliquant agents, usagers et habitants.
→ Les bibliothèques sont un bon exemple de ces lieux d’accueil du public peu préparés à la gestion d'incivilités. → Les évolutions qui amènent les agents à considérer les usagers en « clients » conduisent ceux-ci à avoir des attentes toujours plus grandes. → L’association des usagers à la vie du lieu et à sa gestion, ainsi que la présence d’agents dédiés à la médiation sont des pistes à suivre pour diminuer les risques. |
Texte de Sebastian ROCHE
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