La sensibilité à la violence et l'exigence de pacification des mœurs
Texte de Sebastian ROCHE
« On ne sait pas répondre à un problème qu’on ne comprend pas. » Dans ce texte, Sebastian Roché analyse l’évolution de notre rapport à la violence.
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Texte de Pierre-Alain FOUR
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Lorsqu’on s’intéresse aujourd’hui aux dysfonctionnements, aux accidents qui se produisent dans une organisation, on parle davantage d’accident « organisationnels » dont l’origine est à rechercher dans un ensemble de facteurs présents dans l’organisation ou la structure dans laquelle se produit l’accident. On cherche donc moins à incriminer un individu ou une défaillance technique, mais à aborder de manière compréhensive l’ensemble des éléments propres à l’organisation, voir ceux qui l’entourent. Comment cette nouvelle approche s’est-elle développée et quels pourraient en être l’intérêt pour les dispositifs et les infrastructures qui soutiennent les politiques sociales ?.
L’analyse des accidents ou des dysfonctionnements au sein des entreprises comme des services publics a longtemps été fondée sur la recherche d’erreurs humaines, c’est-à-dire dues aux personnels au travail. Or l’implication dans un accident du facteur humain n’est souvent qu’un des éléments qui permettent d’expliquer les incidents. En effet, il est réducteur de ne s’intéresser qu’à une seule cause pour tenter de comprendre comment a pu se produire un accident ou pour savoir à quoi est dû un dysfonctionnement. Cette approche multifactorielle a tout d’abord été développée dans l’industrie, et notamment pour l’aéronautique. Les travaux qui cherchent à expliquer l’origine des accidents aériens ont montré que ni la seule erreur d’un pilote, ni la seule défaillance technique ne suffisait généralement à expliquer un accident.
Ces démarches qui visent à expliciter de manière multi-causale les origines d’un accident ont été largement inspirées par les travaux de James Reason, professeur de psychologie à l’université de Manchester. Les recherches de Reason ont en effet permis de développer une nouvelle approche de l’origine des accidents et des modalités à mettre en œuvre pour tenter de les éviter. Cette méthode veut envisager l’ensemble des responsabilités en matière de sécurité depuis le management jusqu'aux acteurs de première ligne. Reason cherche à dépasser la succession de préceptes qui ont vu le jour depuis les années 50 pour expliquer les accidents. Dans les années 1950 et 1970, l'effort de gestion de la sécurité se focalisait sur les facteurs techniques, dans les années 1970, on s’est essentiellement intéressé aux facteurs humains (importance de l'erreur humaine dans les accidents) et dans les années 1990, sur les facteurs organisationnels.
Comment fonctionnent les hypothèses mises au point par James Reason ? Comment repérer de manière systématique les risques auxquels sont nécessairement confrontées toutes organisations ou activités humaines ? Il s’est efforcé de définir une approche globale qui lui permet de modéliser l’ensemble des risques qui menacent ou affectent une organisation. Pour se faire bien comprendre, il propose de se figurer plusieurs tranches d’emmental, le fameux fromage Suisse… Lorsqu’on découpe en tranches fines ce fromage, on fait apparaître de nombreux trous qui représentent dans le cas présent les failles possibles qui menacent l’organisation. Chaque tranche représente une catégorie de risque comme par exemple les erreurs humaines, les problèmes techniques, une mauvaise maintenance, des décisions managériales inadaptées, des erreurs humaines, des procédures dépassées, un environnement réglementaire en décalage avec l’activité, etc.
L’originalité –et le succès !– de cette thèse consiste à considérer qu’un trou dans une des catégories de risque ne suffit pas à lui seul à provoquer un accident. Ce sont en fait lorsque plusieurs de ces trous se trouvent alignés que l’accident peut survenir. Autrement dit, le modèle de James Reason s’efforce de mettre en évidence le processus cumulatif qui conduit à un accident : il est rarement dû à une seule cause. Reason mentionne aussi que ces « trous » doivent être considérés comme mouvants, ils s’ouvrent et se referment au fil des programmes de prévention, de maintenance, de formation mis en place dans le cadre des procédures de prévention des risques de l’organisation. Le fonctionnement de l’organisme ou de la structure doit donc être régulièrement audité, pour repérer où et comment certains trous ont pu se déplacer ou se reformer.
Initialement mis au point au cours des années 90 à la suite d’accidents industriels et notamment nucléaires, ce modèle a en particulier été utilisé pour analyser les catastrophes aériennes. Dans le secteur de l’aviation, où la sécurité est particulièrement bonne, on constate que 999 999 décollages se passent bien, 1 000 connaissent néanmoins un problème, mais 1 seul conduit à un accident grave. Si les 1 000 décollages qui connaissent un incident – mécanique, de pilotage, dû aux conditions météorologiques, etc– ne conduisent pas à un crash, c’est qu’un seul d’entre eux ne suffit pas à provoquer une catastrophe. Il faut en effet que plusieurs facteurs se combinent pour qu’elle advienne. Et c’est effectivement ce qui est constaté lorsqu’il y a crash, il faut un alignement de dysfonctionnements sur plusieurs des éléments qui permettent à l’avion de voler pour que l’avion s’écrase.
Après ses contributions à l’analyse des causes des accidents nucléaires ou aériens, Reason s’est intéressé au tournant des années 2000, aux accidents et aux dysfonctionnements dans le secteur de la santé. Là encore, Reason a proposé une analyse systémique et non plus linéaire des facteurs à analyser. Pour ce faire, il décompose tous les éléments qui concourent à faire fonctionner un système de santé, depuis les personnels jusqu’aux politiques publiques et réglementaires. Il ne s’agit plus alors de repérer une erreur humaine –incriminer par exemple un chirurgien dont l’opération aurait conduit au décès de son patient– mais bien de traiter l’ensemble des causes qui sont impliquées dans la production de l’incident. Le modèle de Reason propose en réalité un changement de paradigme dans l’analyse des accidents, parce qu’il permet de saisir l’ensemble des éléments où un dysfonctionnement peut se produire.
La notion de risque et d’analyse des risques dans le secteur de la santé a ainsi connu des développements intéressants. Le risque est classiquement défini comme la probabilité qu’advienne un incident. Dans le secteur de la santé, il concerne en premier lieu le diagnostic, puis les soins qui sont mis en œuvre. Mais on ne se contente pas de ces deux éléments, on y intègre aussi l’analyse des infrastructures et des politiques. Autrement dit, on considère que des risques sont présents dans l’organisation elle-même. Ainsi s’explique pour partie les maladies nosocomiales qui se développent dans le cadre d’un traitement mais qui ne sont dues à la maladie elle-même.
Pour effectuer leur tâche, les professionnels de santé s’appuient sur 3 types d’actions : préventives, diagnostiques et thérapeutiques et sur des structures qui leur permettent d’exercer ces missions. Cependant, actions comme structures peuvent générer des conséquences non désirées, qui témoignent aussi que les risques n’ont pas été suffisamment anticipés ou maîtrisés. Un événement indésirable n’est donc pas lié au cours naturel de la maladie, il survient de surcroît, de manière inopinée. Il peut aussi être sans gravité s’il est repéré et traité avant qu’il ne dégénère. Mais l’événement indésirable peut évidemment être d’une nature plus dramatique, mettant en jeu le pronostic vital par complication grave ou créant des désordres irréversibles qui ne sont pas dus à la maladie elle-même, mais bien à un enchaînement de facteurs non maîtrisés. On retrouve là un enchaînement d’événements à différents niveaux qui provoque l’accident.
Depuis une vingtaine d’années, des travaux statistiques montrent que les risques associés à la prise en charge des malades sont loin d’être négligeables. En 1999, une étude montrait que le nombre de décès dus à des événements indésirables était plus fréquent que les morts dus aux accidents de la route. En 2009, une autre étude montre qu’il se produit 6,2 événements indésirables graves pour 1000 jours d’hospitalisation… Les origines de ces accidents sont à l’hôpital comme ailleurs, multi-causales. Elles peuvent trouver leur source dans une mauvaise organisation du travail, dans des objectifs de performance démesurés, dans une faiblesse de la formation des personnels, dans un sous-effectif, dans des capacités de coordinations faibles, dans des modes de gouvernance peu opérationnels, etc.
Si l’on détaille les causes, on montre à quel point les interactions qui « permettent » l’accident sont multiples et intriquées les unes aux autres. Ainsi, si on regarde le patient, on peut constater par exemple que ses antécédents ont été mal évalués. S’agissant des tâches à accomplir, leur conception et leur répartition peuvent avoir été mal faites. Les professionnels peuvent être peu qualifiés pour leur mission, stressés ou fatigués… Le fonctionnement de l’équipe mal défini (défaut de communication, supervision défaillante, etc.). L’environnement de travail peut lui aussi jouer (au niveau des locaux, des conditions de travail), tout comme le management et la gestion des ressources humaines. De plus, le contexte extérieur lui-même est à prendre en considération, qu’il soit réglementaire ou économique.
Tous ces facteurs doivent donc être envisagés lorsqu’on analyse les dysfonctionnements ou les accidents dans un service ou une structure. Cette approche pourrait sans doute être déclinée avec intérêt dans le secteur des politiques sociales, même si les travaux dans ce domaine en particulier sont absents. Ainsi, un dysfonctionnement, tel qu’un défaut de signalement pour un enfant maltraité par exemple, va souvent conduire à la mise en cause de l’assistante sociale qui a en charge cet enfant. Elle sera aussi souvent stigmatisée dans la presse, avant que d’autres arguments ne soient avancés comme la surcharge de travail (cause interne), la transformation de l’environnement social (cause externe), la nature des injonctions professionnelles et leur manque de cohérence avec leur environnement réglementaire.
Plus largement, de nombreux secteurs des sciences sociales s’inspirent d’une méthodologie proche de celle de Reason. Ainsi, l’école des Annales, qui a profondément renouvelé les recherches historiques, considère que l’événement est l’acmé d’un processus dont les origines, les signes, peuvent se déceler bien avant qu’il ne se produise. De même, la prospective cherche à faire fonctionner une méthodologie similaire, en repérant à la fois les tendances installées comme les signaux faibles, dont la lecture permettra peut-être d’anticiper un futur proche.
→ Au-delà des qualités professionnelles des individus, les dysfonctionnements sont le reflet d’un schéma d’organisation. → Une approche multifactorielle permet de formuler des diagnostics et d’imaginer des réponses globales qui limitent les risques. → Au niveau du management, ce type d’approche nécessite un changement d’approche, remplaçant l’évaluation individuelle par une analyse systémique. |
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