Comprendre la place des ressentis dans la société pour mieux y répondre
Étude
Positifs ou négatifs, les usagers portent de nombreux ressentis envers les administrations, que les collectivités doivent prendre en compte.
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Interview de Caroline Lejeune
« L’urgence n’est plus simplement à la réparation des préjudices socio-écologiques, elle est à l’évitement des injustices socio-écologiques et l’émergence de nouveaux imaginaires politiques ».
Spécialiste de la justice environnementale et écologique sous l’angle des mobilisations politiques et de l’action publique territoriale, Caroline Lejeune est enseignante-chercheuse en humanités environnementales à l’Université de Lausanne, faculté des géosciences et de l’environnement, et à l’Institut de géographie et durabilité.
Comment comprenez-vous la notion de justice sociale ?
La justice sociale est en théorie un principe fondamental des systèmes démocratiques. Elle permet d’organiser des formes d’équité et/ou d’égalité entre les individus qui vivent dans un même système politique. John Rawls, philosophe contemporain, la présente en deux volets. Sur le plan moral et politique, elle décrit une forme de coopération entre des individus qui se reconnaissent membres d’une même communauté politique. Chaque humain reconnaît l’autre comme un partenaire d’une même communauté de destin, envers lequel il aurait un sentiment d’obligation et de responsabilité. Elle définit aussi un contrat social où les règles de distribution et de redistributions des biens, des droits et des devoirs entre des personnes libres et égales sont établies dans le fonctionnement des procédures institutionnelles. Nous retrouvons d’ailleurs des modes de traduction dans les institutions politiques françaises.
Ce système de solidarité permet de restaurer l’égalité entre les individus, l’inégalité des chances empêchant l’égalité réelle des droits. Cela dit, ce principe s’est construit sur la base d’un exercice intellectuel et rationnel désincarné des situations concrètes d’injustices et de la réalité de la crise écologique. L’essoufflement du système de redistribution témoigne de la difficulté à juguler le cumul d’urgences sociales, économiques et environnementales et à accorder de la reconnaissance sociale et politique aux mécanismes de production des inégalités sociales, environnementales, politiques, de race et de genre.
Comme le montre Amartya Sen, la justice sociale n’est pas un principe théorique. Elle est une réalité quotidienne pour les individus membres d’une même société. Elle s’exprime, se vit et s’incarne dans le quotidien de chacun : se nourrir, se chauffer, avoir accès à l’éducation, s’ancrer dans un territoire, accéder à un environnement sain, à une reconnaissance sociale et politique, à la dignité, aux droits à la différence. Aborder les enjeux de justice sous cet angle, c’est l’envisager, au-delà des procédures institutionnelles de distribution, dans sa dimension politique, par l’écoute des sentiments d’injustice ou d’autres affects qui s’expriment par l’expérience de l’injustice au quotidien, des initiatives locales et d’autres situations de vie.
Qu’est-ce que la justice environnementale, et comment transforme-t-elle la question de la justice sociale ?
La justice environnementale est une notion utilisée pour décrire d’une part les mouvements sociaux liés aux inégalités environnementales et d’autre part, un courant de recherche en sciences humaines et sociales.
Les mouvements de justice environnementale sont nés aux États-Unis dans les années 1980 dans le prolongement des luttes pour les droits civiques initiées par Martin Luther King. Ils ont émergé d’un constat : « La race, plus que le revenu, est le critère retenu dans les décisions de localisation des sites d’enfouissements ». En l’affirmant ainsi, ces mouvements dénoncent les processus de discriminations sociales, politiques et raciales à l’œuvre dans la destruction et l’exploitation de la nature.
Les populations les plus pauvres, dans les pays du Nord comme ceux du Sud, subissent de manière disproportionnée les conséquences sociales et politiques de la destruction de la nature, dont est responsable le système économique capitaliste mondialisé à l’échelle locale. L’ouragan Katrina de 2005 confirmera ce constat à l’échelle globale : les populations les plus pauvres, exposées à un cumul d’inégalités sociales, politiques, de race sont les premières victimes des aléas climatiques, de plus en plus nombreux avec les dérèglements climatiques.
Ces inégalités qualifiées d’« environnementales » montrent comment la destruction de la nature a des conséquences inégales entre les individus membres d’une même société, selon leurs catégories sociales, leurs origines et leurs genres - les territoires et les individus privilégiés étant les moins exposés aux destructions de la nature. On parle alors d’« intersectionnalité » pour caractériser le fait qu’une personne peut subir de manière simultanée plusieurs formes de domination, comme d’être soumise à un cumul de discriminations en termes d’exclusions sociale, raciale et genrée, et subir aussi les conséquences sanitaires et sociales de la destruction de la nature. C’est ce qui explique en partie la convergence des luttes qui s’exprime actuellement - en France comme ailleurs - entre les luttes sociales, environnementales, féministes et contre toutes les formes de discriminations.
Ces mouvements sociaux se doublent d’un courant de recherche ?
Oui, dans le prolongement, ce courant de recherche porte le projet d’étudier comment les liaisons entre la justice et l’écologie prolonge les enjeux de justice sociale – la nature étant un enjeu de justice. La justice environnementale prolonge donc les débats sur la justice sociale en termes d’inégalités de distribution des ressources, de participation politique et d’invisibilité des logiques de domination. Elle conduit aussi à interroger la stabilité des systèmes de redistribution et de coopérations sociales devant la finitude de la nature, et invite à expérimenter de nouvelles formes de coopération entre les hommes et avec la nature, pour lesquelles la maximisation des intérêts humains n’est pas au cœur des intentions politiques.
La destruction de la nature engage finalement en sciences sociales une réflexion sur des considérations de justice, au-delà et avec les humains, et même « plus qu’humains ». C’est une invitation à un changement de paradigme – passer d’une conception de la nature comme objet inerte d’exploitation, un stock de ressources, à une compréhension plus relationnelle de l’expérience que les personnes ont avec elle au cours de leur histoire, de leurs trajectoires, de leur quotidien comme des initiatives et des expérimentations sociales. Les individus vivent toujours en relation-avec-leur-environnement, engagés dans des rapports interculturels, spirituels, cosmologiques, « multi-espèces ». L’enjeu politique de la justice est fondamentalement un questionnement ontologique.
Pour conclure, l’articulation entre les enjeux de justice et la nature contribue à comprendre les mécanismes de production des inégalités et de domination politique d’une part et, d’autre part, elle met en lumière la simultanéité des modes d’existence fragiles des humains et non-humains qui ont surgi des trajectoires de développement qu’ont pris les territoires. La concomitance des vulnérabilités sociales et des vulnérabilités écologiques permet alors d’explorer de nouvelles formes de coopérations qui s’agencent dans les activités économiques, politiques et sociales pour vivre dans le monde qui vient [1].
[1] Lejeune Caroline, 2020, La justice – entre détruire et réparer : l’épuisement d’un concept, in Gérald Hess, Corinne Pelluchon, Jean-Philippe Pierron, Humains animaux, nature, Quelle éthiques des vertis pour le monde qui vient, Paris, Hermann, pp. 147-161
Justice sociale et sentiment d’injustice sont deux notions différentes. Comment se forment les sentiments d’injustice ?
Ce sont deux notions intrinsèquement liées. Le concept de « justice sociale » recouvre les dimensions distributives et de coopération sensible. Le sentiment d’injustice est l’expression des affects. Il guide, incarne et accompagne l’évolution des modes de coopération, de solidarité entre les individus, selon des dispositions morales, émotionnelles, expérientielles. Ces sentiments d’injustices montrent que la seule lecture de la justice sociale par la distribution est insuffisante pour se sentir appartenir et reconnu comme membre à part entière d’une communauté politique. Ils peuvent s’exprimer – entre autres - à travers les expériences concrètes de vulnérabilités sociales, et du manque de reconnaissance – voire du déni – de ces réalités sociales. Comme l’a montré Axel Honneth, c’est particulièrement le cas pour le sentiment d’injustice sociale et ce constat se confirme avec les injustices environnementales.
L’expérience quotidienne de la précarité engendre des transformations dans la manière de se percevoir en tant qu’individu dans une société, et les sentiments d’injustice ne proviennent pas seulement du fait d’être exposé à des phénomènes de disqualifications sociales, de pollutions ou de désastres environnementaux. C’est aussi le constat que les catégories de populations concernées par ces inégalités subissent de manière disproportionnées les conséquences d’un mode de développement économique par rapport aux catégories de personnes plus privilégiées et dominantes. Il s’agit d’une rupture des règles de coopérations sociales : certains individus sont soumis à un cumul d’inégalités et aux conséquences de la destruction de la nature jusqu’à être aliénés par les systèmes économiques et politiques des sociétés actuelles, alors que d’autres jouissent des avantages des dominations au risque de mettre en péril des conditions d’habitabilité de la Terre.
Quels sont les leviers des politiques publiques utilisés pour lutter contre les injustices environnementales ?
Des instruments économiques, juridiques et politiques ont été élaborés pour réparer les injustices environnementales, et sont aujourd’hui à bout de souffle. C’est le cas par exemple de la Convention européenne sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, appelé aussi « convention Aarhus », signée le 25 juin 1998 par trente-neuf états pour favoriser la démocratie environnementale. Elle est née de la volonté de favoriser l’information et la participation des personnes concernées par les injustices environnementales. De ce cadre européen est né la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) en France en 1995 suite à l’adoption de la loi Barnier. Le principe « pollueur-payeur » organise quant à lui la réparation de la destruction de la nature par des systèmes d’indemnisations économiques, de sorte que le coût économique de la destruction de la nature soit assumé par les acteurs économiques ou individus qui en sont responsables. Les politiques urbaines ont quant à elles développé des plans d’aménagements « durables », visant à compenser l’exposition aux pollutions ou aux risques environnementaux et à améliorer le cadre de vie, comme l’illustrent bons nombres de « quartiers durables » aménagés sur d’anciens sites industriels sous le label « ÉcoQuartier ». Enfin, les inégalités d’accès à l’énergie peuvent être compensées par des systèmes de subventions et d’aides à l’accès à l’énergie. Ces instruments sont toutefois très insuffisants.
Commençons avec le principe du pollueur-payeur, qui s’annonce pourtant comme une nouvelle norme de justice. En quoi est-il insuffisant ?
C’est en effet une norme de justice. Elle n’est pas vraiment « nouvelle », elle date des années 1970. C’est une norme assez banale, qui est utilisée par les politiques industrielles pour résoudre un problème environnemental que rencontrent les acteurs économiques, sans toutefois questionner le modèle de production en tant que tel. Adopté en 1972 par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), le principe du pollueur-payeur permet d’imputer le coût de la pollution à ses responsables. C’est un principe de responsabilité édicté en 1995 en France par la loi Barnier à l’article L 110-1 du Code de l'Environnement. Il est l’un des principes structurants de ce code, avec le principe de précaution, de prévention et de participation. Les pollueurs prennent en charge les coûts des externalités environnementales négatives, notamment ceux liés à la prise en charge des pollutions. Il est considéré comme une mesure de réparation et de lutte contre la pollution et se décline à travers une diversité d’instruments des politiques publiques environnementales, des réglementations, des instruments économiques et fiscaux.
Ces instruments maintiennent l’idée qu’il est possible d’émettre des pollutions sous réserve d’outils économiques qui vont réparer le dommage subis. Cette logique de réparation induit implicitement qu’il est possible de prendre le risque de détruire la nature, d’émettre des pollutions, du moment que les responsables réparent les dommages écologiques. Le préjudice écologique est introduit dans le Code de l’Environnement en France après la lutte des associations de défense de la nature à la suite du naufrage de l’Erika en 1999 au large de la Bretagne. L’objectif consistait à reconnaître les responsabilités et faciliter la réparation des dommages. En ces termes, il ne s’agit pas d’agir sur les causes de la destruction de l’environnement, mais d’intervenir sur les conséquences. En réalité, ces dédommagements ne pourront jamais réparer les atteintes à la santé des hommes et de la nature. Une fois le préjudice causé, il n’est pas possible de revenir en arrière.
Peut-on ajouter ce qui est ressorti des revendications des Gilets jaunes, à savoir que le pollueur est parfois pauvre, ce qui pose la question de la juste répartition des efforts ?
Le pollueur peut effectivement être en situation de précarité sociale. Il n’a donc pas le luxe de financer une taxe supplémentaire, notamment dans un pays comme la France, qui a misé sur le développement économique des métropoles au détriment des territoires ruraux et périurbains. Les Gilets jaunes ont exprimé des sentiments d’injustice dans les territoires, et soulevé une question de justice des plus fondamentales en contexte d’effondrement. Les personnes en situation de précarité font face pour certaines à des contextes d’extrême précarité. Elles sont donc exposées à des cumuls d’inégalités sociales, environnementales et territoriales. Elles sont aussi les plus touchées par des conditions d’existences difficiles, sont exposées au manque de reconnaissance sociale et du droit à la dignité, et doivent aussi vivre en situation de contraintes économiques. La taxe carbone touche les plus faibles qui n’ont pas le luxe de vivre dans un imaginaire de l’abondance. Elle vient amplifier ce sentiment d’injustice, alors qu’ils sont pourtant les moins responsables des émissions de gaz à effet de serre, le niveau d’émission de gaz à effet de serre étant corrélé au niveau de revenus.
Ce n’est pas simple de vivre dans des situations inégalitaires, de devoir faire face à différents types d’exclusions ou de disqualifications sociales et de vivre ainsi en situation d’une sobriété qui s’impose en raison du manque de revenus. Dans les milieux environnementalistes, la sobriété énergétique - c’est-à-dire la réduction de la consommation d'énergie par un changement des pratiques d’usage de l’énergie - est définie de manière très positive, encline à une diversité de valeurs et d’épanouissement personnel et collectif, dès lors que c’est un choix de vie volontaire, inscrit dans des réseaux de socialisation. En situation de précarité, la sobriété est loin d’être vécue comme épanouissante. Elle n’est pas choisie, elle est subie. Elle implique de réduire le niveau de consommation pour des raisons économiques à travers le déploiement de nouvelles pratiques d’usage, de réaliser des arbitrages dans la satisfaction des besoins élémentaires : se chauffer, se nourrir ou se déplacer, et finalement exister pour soi et en société.
Les situations d’injustice, telles qu’elles s’expriment par le mouvement des Gilets jaunes, dévoilent les modes de production d’inégalités et d’exclusions politiques que rend visible le projet de taxe carbone. Les Gilets jaunes ont aussi été privés d’un débat démocratique sur les enjeux que cette taxe soulève, et en particulier ceux liés à la juste répartition des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre et à son affectation dans les politiques de « transition écologique ».
Continuons avec la démocratie participative, qui est un levier souvent plébiscité dans les questions de justice environnementale. En quoi manque-t-elle ses ambitions ?
La démocratie participative garantit aux citoyens le droit à l’information et à la participation du public, tel qu’énoncé dans la convention Aarhus. Elle s’est considérablement développée avec les enjeux environnementaux, les procédures d’aménagement et les obligations légales, via des réglementations comme les enquêtes publiques [2] ou encore les débats publics. Son institutionnalisation en France s’est accompagnée de la création de Commission Nationale du Débat public. Cette instance tente de traduire dans l’organisation des procédures du débat public, l’exécution juridique de ce droit à travers l’égalité de prise de parole, le respect de l’équité politique entre les individus et l’effectivité de la participation.
À l’échelle locale, le design des dispositifs de participation s’est considérablement développé, au même titre que les recherches sur le sujet. Les budgets participatifs, les ateliers de concertation ou des consultations du public via des plateformes numériques fleurissent dans l’ensemble des politiques environnementales. Plus de participation permet-il une meilleure prise en compte de la question environnementale dans les politiques publiques ? Ces liaisons ne sont pas automatiques, en raison notamment des difficultés de concernement et de prise en compte de la consistance des savoirs, qui conduit à un déni des droits politiques et de reconnaissances des mécanismes de production des inégalités environnementales.
La démocratie participative est considérée en ce sens comme un ensemble de procédures visant l’égalité de participation. La démarche performative des procédures est privilégiée au détriment des questionnements en termes de justice entre les hommes et envers la nature. Or, appréhender conjointement les enjeux de justice sociale et la destruction de la nature implique de ne pas euphémiser les relations d’interdépendance entre la justice et la nature dans les formes de participation. Les dimensions plus substantielles sont ainsi mises à l’écart des débats au profit des préférences individuelles et des débats d’opinions éclairés. Une démocratie de type discursive pourrait sans doute contribuer à considérer l’individu-citoyen comme un sujet engagé dans un contexte au sein duquel se vit une relation à la nature, et mettre à distance les visions de la nature réduites à un stock de ressources naturelles.
[2] Blatrix C., 1997, « Faut-il un public à l’enquête publique ? Les paradoxes d’une procédure de ‘démocratie participative’ », Techniques, Territoires et Sociétés – Prospective sciences sociales, Paris, Ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, pp. 101-110.
Comment le réaliser ?
Il s’agirait d’accorder toute sa place aux expériences vécues des injustices environnementales, et en particulier à travers l’expression de ceux et celles qui sont directement concernés par les conséquences de la destruction de la nature, et qui sont aussi le plus souvent les grands absents des dispositifs de participation, comme en atteste entre autres la convention citoyenne sur le climat. Cette perspective modifie la notion même de participation en démocratie. Dans les démocraties libérales, elle est définie par un système de procédures permettant l’expression de chacun, situé dans des imaginaires d’abondance et de stabilité politique et écologique. Pour caricaturer, toutes les idées sont les bienvenues et le débat d’opinion est encouragé. Or, cette participation se réalise dans un contexte de crises écologiques globales, caractérisées par des irréversibilités environnementales. Les conceptions contemporaines de la démocratie représentative et participative se sont construites sur la dépendance des modes de vie et du système économique aux énergies fossiles et l’exploitation des ressources naturelles.
Aborder les démarches participatives sans avoir conscience de l’histoire environnementale des démocraties revient à mettre à l’écart les fondements biophysiques sur lesquels elle repose. La convention citoyenne sur le climat menée le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), est, sur le plan des procédures du débat public, un processus inédit de démocratie participative. Elle illustre aussi le décalage entre les enjeux portés initialement par cette procédure et les résultats affichés. Les mesures proposées existent déjà pour la plupart. Elles sont mises en œuvre par les outils de l’économie de marché des politiques environnementales et le calcul coût/avantage. Les enjeux de justice sont absents des préconisations. Les propositions diffusent l’imaginaire que les modes de vies actuels vont se poursuivre dans le temps et que quelques ajustements techniques en termes d’efficacité énergétique, de renouvelabilité suffiront pour agir. D’autres ont été supprimés pour garantir la crédibilité de la parole citoyenne et la légitimité de la convention citoyenne. Aurait-on aujourd’hui si peur de dessiner de nouveaux imaginaires pour demain ? Les procédures institutionnelles ne parviennent pas à créer un débat politique sur les questions environnementales ni à soutenir des alternatives concrètes justes et sobres aux sociétés carbones et respectueuses du vivant.
Ce sont des types de relation à l’environnement qui sont pourtant peu mis en avant.
Dans les systèmes institutionnels, ces formes d’expressions, de témoignages, de récits sont en effet peu considérés. Les institutions partent du principe que les populations les plus pauvres sont éloignées de la nature. Pourtant, les mouvements de justice environnementale montrent qu’ils sont bien plus proches qu’on ne le pense – seulement ces représentations de la nature sont éloignées des conceptions dominantes de la nature - souvent réduite à la gestion des ressources, ou à la conservation de la nature.
Les mobilisations de justices environnementale et climatique se multiplient en France depuis deux ans, les expériences alternatives explorent de nouveaux savoirs, expérimentent de nouvelles pratiques pour anticiper les conséquences territoriales de la crise écologique globale. Ces innovations sociales se construisent sur de nouveaux modes de coopération à l’échelle locale, expérimentent des savoirs sensibles. Les basculements écologiques et l’urgence environnementale deviennent un moteur d’action politique spontanée. Les mobilisations s’autonomisent des modes de vie matérialistes et des systèmes politico-économiques dépendant de l’exploitation et de la consommation des ressources et responsables des injustices environnementales. L’ancrage territorial contribue à sortir des discours abstraits et globalisants des enjeux politiques de la nature. La nature n’est pas une abstraction, elle est présente dans les récits du quotidien, et bien souvent elle n’a pas besoin d’être citée pour présente. C’est l’un des apports importants des mouvements de justice environnementale.
Qu’est-ce que cela implique pour les politiques publiques territoriales ?
Comme l’exprime Jacques Theys, « Nous n’avons jamais été soutenables ». Les enjeux sociaux et environnementaux s’ignorent dans les politiques publiques territoriales ; les politiques sociales et environnementales sont sectorisées ; la prise en charge politique des enjeux environnementaux est souvent réduite à des enjeux scientifiques et techniques ; les outils privilégiés des politiques territoriales sont principalement des outils économiques ; les techniques de gestion de projets dissocient les objectifs affichés et les politiques réelles, les moyens et les fins. L’ensemble de ses approches délaissent les enjeux de justice sociale et environnementale.
Stefan Aykut et Amy Dahan appellent aussi « schisme de réalité » le décalage croissant entre, d’un côté, la réalité de l’économie de marché basée sur une conception des ressources abondantes, qui autorise l’exploitation et la consommation des ressources d’énergies fossiles et celle des acteurs engagés dans la défense de leurs intérêts privés et, de l’autre, des processus de gouvernance qui véhiculent l’idée qu’il y a une prise en charge effective des enjeux environnementaux, mais qui pour autant poursuivent des imaginaires politiques qui entrent en inadéquation avec la réalité de la crise environnementale globale.
Si l’environnement est devenu un sujet des politiques territoriales, il n’en reste pas moins un sujet secondaire à partir duquel se confrontent des imaginaires, comme si le défi écologique était discutable. Sa prise en charge révèle des rapports de force et de pouvoir, - certains acteurs étant hostiles aux transformations politiques qu’implique la crise écologique globale. Par ailleurs, l’ensemble des acteurs dans une collectivité s’accordent sur l’urgence environnementale, s’inscrivent dans les processus de participation ou de gouvernance, définissent des politiques climatiques, de gestion de la biodiversité. Les mesures réglementaires et incitatives sont définies, des réseaux d’acteurs sont constitués, les pratiques institutionnelles évoluent et en même temps la plupart d’entre eux poursuivent en parallèle la défense des intérêts politiques et économiques dans d’autres secteurs des politiques territoriales.
Cela signifie-t-il qu’il faille renouveler les modes d’intervention de la justice sociale pour qu’ils soient davantage adaptés aux enjeux de la justice environnementale ?
La justice environnementale utilise principalement les outils de la distribution de la justice sociale. En amont des injustices, on ne trouve pas seulement des questions d’inégalité d’accès aux ressources – qui prolongent le constat de la justice sociale –, il s’agit aussi d’interroger les causes de la destruction de la nature. Les instruments de la justice distributive réparent ou indemnisent les individus concernés par les conséquences de la destruction de la nature. Les liens entre la justice et la crise écologique globale implique de savoir comment éviter la destruction de la nature. Il ne faut donc pas se limiter à la question de la justice distributive entre les hommes, mais explorer d’autres modes de pratiques à l’échelle des territoires, qui engagent les acteurs vers la transformation de leurs savoirs et de leurs rapports au territoire. Cela réclame d’inventer des méthodes de capacitation et d’émancipation politique.
La justice environnementale passe par le droit de la nature ?
La justice environnementale passe d’abord par la reconnaissance des mécanismes de production des inégalités. Par conséquent, cela me semble très réducteur de considérer que la justice environnementale passe exclusivement par le droit de la nature. Cela dit, donner des droits à la nature est une démarche qui contribue actuellement à reconnaître l’importance de certains espaces de nature aux bords du désastre et les protéger des activités économiques extractivistes. Soyons toutefois vigilants sur les usages de cette notion. Donner des droits n’implique pas de garantir l’égalité, le respect et la dignité, et n’exclue pas non plus de porter atteinte aux hommes. On peut l’observer avec le droit des femmes ou encore des minorités. C’est aussi ce qu’il se passe pour les droits de la nature. Des initiatives ont permis de reconnaître à la nature des droits, à travers la création du tribunal international des Droits de la nature en 2014, ou l’attribution de droits à des entités naturelles et de définir des devoirs envers elles, comme pour le fleuve Whanganui et le Mont Taranaki en Nouvelle-Zélande. C’est un pas important. Néanmoins certains espaces de nature en disposent, d’autres non. Il y a un travail de sélection des droits à la nature, souvent orchestré par les institutions politiques nationales et internationales en fonction des intérêts et des acteurs économiques. Le cas de la montagne d’Or en Guyane est assez illustratif sur ce point. Donner des droits est sur le plan politique une manière d’accorder de la reconnaissance, cela reste néanmoins un ajustement des systèmes institutionnels existants. La question de la justice implique d’aller au-delà de procédure de justice, pour considérer les relations sensibles, sacrées, spirituelles qui ouvrent à d’autres relations multi-espèces, d’autres cosmologies. La constitution bolivienne l’a exprimé avec l’image de Patchamama, la déesse de la Terre-mère. La justice entre les hommes ne peut se réaliser sans celle envers la nature. La justice écologique nous invite à transformer notre rapport anthropologique au monde, à travers l’expérimentation de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques, qui ne dissocient pas la culture de la nature. C’est une transformation ontologique de notre rapport aux autres et à la nature.
Comment réintégrer alors la nature dans les questions concrètes de politiques publiques ?
Les référentiels gestionnaires des politiques publiques sont obsolètes et les basculements sont en cours. Il y a donc un travail d’anticipation à mener pour comprendre ce qu’ils engagent dans la planification des territoires, en termes de justice. Les liens entre les enjeux d’inégalités et la nature déplacent le regard porté sur la justice. Penser en termes d’inégalités revient à examiner les dysfonctionnements du système de redistribution libéral. Dans ce cadre d’action, les dispositifs de distribution et de réparation, des aides sociales, des aménagements sont privilégiés. Le risque est de se contenter d’ajustements des logiques politico-administratives qui autorisent de dégrader la nature et d’accroître les inégalités. En revanche, si vous envisagez la question sociale et politique de la crise écologique globale du point de vue des vulnérabilités sociales et écologiques, alors vous n’êtes plus dans une tentative de correction d’un système à bout de souffle, mais dans un effort d’évitement des situations de détresse et de planification de la résilience territoriale à partir des systèmes de coopérations des expérimentations territoriales. Plus concrètement, cela signifie qu’au lieu d’avoir recours aux instruments de réparation des inégalités, il s’agit de dessiner des imaginaires du territoire permettant à la fois de se préparer aux débordements écologiques et de vivre avec. Ça n’est pas le même objectif. Quand on est dans le référentiel libéral de réparation des injustices, on répond aux conséquences ; quand on est dans le référentiel de la vulnérabilité, on travaille à l’évitement des causes et à l’anticipation des enjeux à venir. Que signifie de vivre sur un territoire en contexte de basculements écologiques ? De là peuvent naître par exemple de nouvelles formes de coopérations socio-écologiques et de répartition des efforts à réaliser à l’échelle des territoires.
Précisément, l’individualisation des normes ne rend-elle pas plus compliquée de produire du commun et de s’accorder sur les règles de justice ?
L’individualisation des normes est une pratique très classique des institutions politico-administratives. Dans le cadre de la crise écologique, cette individualisation participe au sentiment de culpabilité et d’impuissance des individus vis-à-vis de leurs capacités d’action. Individualiser les normes revient à individualiser les responsabilités, à déposséder les individus de leurs capacités de pouvoir, et à invisibiliser les responsabilités historiques de la crise écologique globale. Des expérimentations et des mouvements sociaux mettent pourtant en avant le sentiment d’appartenance à une communauté de destin, qui dépasse la préférence pour les intérêts exclusivement humains et les enjeux de court-terme. Le fait de s’accorder sur des règles de justice réclame aussi au préalable que l’on puisse débattre des enjeux sociaux et politiques de la crise écologique globale. À l’encontre d’un discours individualiste, des mouvements collectifs démontrent leurs vitalités à créer de nouveaux récits et imaginaires.
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