Isabelle Baraud-Serfaty : « L’espace public est potentiellement l’espace le plus résilient dans la ville »
Interview de Isabelle Baraud-Serfaty
Fondatrice d'Ibicity
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Interview de Jean-Michel Besnier
Alors que le monde connaît une crise sanitaire sans équivalent dans l’Histoire récente, le philosophe Jean-Michel Besnier, spécialiste des questions de santé, de technologie et d’éthique, nous propose son regard sur une situation qui interroge autant notre relation à la mort que notre vision du futur.
Avec les danses macabres, les peuples cultivaient la mémoire ancienne de ces maux qui ramenaient chacun à sa mortalité, quelle que soit sa place dans la société. La crise actuelle annonce-t-elle le retour de la mort, à l’époque du débat sur le transhumanisme ?
Il est clair que la période nous renvoie à la grande vulnérabilité de l’espèce humaine. Les annonces de décès révèlent que la mort est bel et bien le lot commun de tout être humain. On avait presque cru que ça ne serait plus le cas en écoutant certains discours euphoriques des transhumanistes. On avait aussi compris que leur grand projet, « tuer la mort » – l’entreprise de Google Calico l’annonce – ne concernerait que les happy fews, l’élite qui aurait les moyens de se doter des adjuvants technologiques permettant une longévité illimitée. La mort n’était plus qu’une « panne », la panne des pannes peut-être, mais qu’on pouvait réparer. On avait désacralisé la mort à l’extrême, en la décrivant comme une contingence dont l’on pourrait se débarrasser moyennant des technologies ou des biotechnologies sophistiquées. Votre référence à la danse macabre est pertinente. Au Moyen Âge, lors des grandes épidémies de peste notamment, elle apparaît comme une représentation presque démocratique, puisque même si on y observe certaines préséances, en faisant figurer en bonne place le pape, le prince, les seigneurs, la Faucheuse ne fait pas de quartier. Je ne vois pas de mouvement en ce moment qui sacralise la mort ou la célèbre, mais avec certaines images, par exemple, celles de cadavres en Equateur jonchant le sol, à peine recouverts, ou celles du traitement à grande échelle, en Italie, des cercueils lavés à l’eau de Javel, la mort s’impose dans le quotidien. Notre société avait eu tendance jusqu’à présent à l’aseptiser et à la reléguer dans les EHPAD et dans des lieux soustraits au public. On assiste comme à une revanche de la mort, et avec elle à une disqualification du transhumanisme, ou du techno-progressisme, qui annonce la solution prochaine à tous nos maux. L’épidémie de Covid-19 révèle la défaite du « solutionnisme technologique », comme on l’a appelé, et elle met en évidence aussi la résistance de la vie – une résistance paradoxale, puisque le virus qui défie nos sciences et techniques se révèle aussi symbole de la vie incontrôlable, indissociable de la mort.
Les danses macabres étaient déjà revenues comme motifs poétiques au temps du Romantisme. En quoi le rapport au sacré y avait-il été maintenu ?
Ce que j’entends par sacralisation de la mort, c’est sa prise en considération comme d’un élément d’impuissance, qui nous met à distance et nous renvoie à nos limites. Dans le sacré, il y a toujours cette idée de distance, de séparation, de coupure d’avec le profane. La danse macabre joue de cette sacralisation, en entraînant dans sa ronde le corps social homogène, sans respect pour les hiérarchies sociales, en transgressant l’ordre institué. Elle apparait comme une pratique rituelle visant à nous réconcilier avec la mort, sur un mode presque ludique, même si la noirceur y prévaut. Au 19e siècle encore, chez Baudelaire ou Verlaine par exemple, la danse macabre est invoquée sur ce mode. C’est une invitation à consentir à ce que la mort fasse partie du jeu de la vie. Contre la propension à la sacraliser, à l’évacuer de la sphère profane, en mettant tout en œuvre pour ne pas la voir, pour l’aseptiser. Aujourd’hui la situation nous impose de réintégrer la mort dans le cours même de la vie, au quotidien, et de réaliser qu’elle est le lot commun des vivants.
Symboliquement, peut-on considérer que cette remise en cause de notre rapport à la mort a débuté avec la montée en puissance de nos interventions sur les processus liés à la fécondation ?
Dans la logique transhumaniste, on met en effet l’accent sur les perspectives offertes par les biotechnologies de nous rendre maître de ce qui nous échappait complètement, à savoir la naissance. Celle-ci figurait comme la contingence radicale et elle nous apparaissait comme une limitation. Faire de la naissance quelque chose que l’on peut maîtriser, fabriquer, c’est devenu une manière de traduire le pouvoir de triompher de la nature elle-même. Le diagnostic prénatal, qui permet le diagnostic préimplantatoire avec le tri embryonnaire, est le symbole de cette maîtrise sur les choses qu’on s’arroge de plus en plus et qui supprimera la passivité associée à la naissance. Nous ne la décidions pas, nous ne la régulions pas, et tout à coup, avec les technologies du vivant, on s’en est emparé. Il était inévitable qu’après les PMA, on se mette en tête de s’emparer aussi de la mort, et de s’entêter à l’éviter, soit avec les technologies de l’intelligence artificielle et les ressources de la modélisation informatique, soit avec la génomique et l’idée de recourir, par exemple, aux cellules IPS pour fabriquer à volonté des organes de rechange. Face aux virus, on est pourtant renvoyés brutalement à nos limites. On trouvera sans doute les moyens de prévenir les effets du Covid-19 sur nous, mais il y aura d’autres virus, et d’autres encore.
La question du choix entre les patients, selon leur âge, a marqué l’actualité. La mort devient-elle inacceptable dès-lors que la médecine entre en jeu ?
Face à cette question épouvantable du tri des patients, nous sommes effrayés et difficilement accessibles aux arguments pragmatiques qui pourraient le justifier. En période d’épidémie, a fortiori de pandémie, il faut en effet assurer – prioritairement - la survie de ceux qui soignent, de ceux qui assurent l’ordre et la sécurité, et de ceux qui sont capables de renouveler les générations. Quand on a dit ça, on a tout dit. En situation de rareté – et c’est la rareté des ressources sanitaires qui nous paraît scandaleuse – le tri des patients à soigner devient nécessaire, hélas.
Le contexte rappelle les enjeux du Protagoras. Comment élaborer un débat citoyen sur les questions de santé publique ? Le savoir technique des sachants peut-il dominer la démocratie ?
Vous avez raison d’invoquer le Protagoras sur cette question-là. Platon pose le problème à peu près dans ces termes. Si la démocratie requiert l’art de la parole publique sur l’agora, tout est-il donc susceptible d’être soumis à débat ? La médecine est-elle l’affaire du citoyen, comme n’importe quelle autre activité d’intérêt public, comme l’éducation ou l’urbanisme ? C’est un vrai problème, et certains répondent par la négative et s’inquiètent que la médecine soit en train de suspendre l’activité démocratique, en dictant au politique ce qu’il doit faire. Nos élus se découvrent assujettis aux sachants. Normalement, un savoir scientifique révèle des faits, alors que le travail du politique prescrit des normes. Des faits aux normes, comme le disent les philosophes, le passage n’est pas permis. Pourtant, c’est ce que nous sommes en train d’expérimenter, le glissement du fait scientifique sur la valeur affectée à la décision prise sur le terrain politique.
Mais je crois que le Protagoras dit aussi autre chose. La phrase de Protagoras que l’on retient du dialogue de Platon, et qui a servi de maxime à toute la philosophie occidentale par la suite, avalise ce glissement : « L’homme est la mesure de toute chose, des choses qui sont, et des choses qui ne sont pas ». C’est l’anthropocentrisme qui est ratifié par Protagoras, sophiste dans le sens où il ne souscrit à aucune transcendance, à aucune autorité qui serait inaccessible à l’homme. Il prétend soumettre tout à discussion, et vendre un savoir permettant précisément aux citoyens de devenir experts en matière de parole publique, c’est-à-dire en autorité politique. Ce dont aujourd’hui on se rend compte, c’est du grand danger qu’il y aurait à ne plus vouloir être relativiste à la manière de Protagoras, et de vouloir s’en remettre à une autorité transcendante. Au fond, la sophistique de Protagoras invite à assumer sa liberté. Or, on peut redouter que la maladie soit vécue comme une espèce de punition, qui nous inciterait à rendre un culte au dieu jaloux, ou à la nature vengeresse. C’est peut être le danger philosophique le plus grand : que face à l’étendue de l’épidémie, on impute en quelque sorte la situation à une espèce de destin qui nous dépossède de toute initiative. Nous ne pourrions que l’endurer, et nous abandonner par conséquent à l’expiation. C’est ce qui me paraîtrait régressif et ruineux pour la cause de l’humanité, et en ce sens, la référence à Protagoras est suggestive. On doit vouloir que l’homme demeure la mesure de toute chose, même quand nous nous découvrons victimes d’un processus naturel. Ce processus, nous devons nous rendre compte que c’est nous qui l’avons perverti, à travers par exemple la déforestation, les pesticides ou le remembrement de grandes surfaces de culture, du fait de notre mépris pour la biodiversité. Nous sommes sans doute assaillis par un fléau dont nous avons provoqué l’émergence. C’est une leçon propice à la responsabilisation qui servira sans doute, après le confinement, une réflexion sur l’écologie bien pensée.
Un certain nombre de travaux prospectifs existaient en amont, qui permettaient d’anticiper tous les facteurs réunis dans cette crise. Pourquoi alors aucun pays ne semble véritablement avoir su le faire ? Est-ce révélateur de l’impuissance des États du XXIe siècle ?
Dès les années 1990, on aurait pu entendre les épidémiologistes dire que nous allions endurer de plus en plus de phénomènes épidémiques très préoccupants. Ces alertes n’ont été écoutées ni par les politiques, ni par le public. La surdité fut quasiment totale. Elle a résulté d’une espèce de disqualification du politique dont nous sommes tous responsables. Nous avons accepté que le politique ne soit plus celui qui prévoit, pour être avant tout celui qui gère. La part de la gestion et de l’administration dans la politique a conduit à minimiser et même à écarter la part de la prévision. Le Commissariat au plan a disparu par exemple, alors qu’il représentait au moins symboliquement quelque chose de significatif. Il y avait en effet une instance décisionnelle qui se posait la question de savoir ce qu’allait être la société dans 50 ou dans 100 ans, et qui expliquait ce qu’il fallait mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs. On acceptait qu’il y ait des visionnaires chez les politiques. Reste qu’ils ont disparu, depuis longtemps, au profit des gestionnaires. On s’est mis à vouloir administrer le pays comme on gère une entreprise, en étant attentifs aux retours sur investissement, à l’équilibre des comptes, à l’ampleur de la dette, etc. Quand aujourd’hui vous discutez avec des médecins, ils vous disent combien les professions de santé ont pâti de l’obsession comptable de ces dernières années. On était en train de démanteler l’hôpital public, en faisant prévaloir la part de l’administration sur la part du médical. Il y a quelques mois, les médecins étaient dans la rue pour dénoncer cette mise au pas gestionnaire de l’hôpital public. Aujourd’hui, c’est lui qui est en train de nous tirer d’affaire, et le privé marque le pas. On va peut-être retenir la leçon et ne plus sanctifier les contrôleurs de gestion, afin de redonner aux médecins le pouvoir d’organiser et d’administrer l’hôpital. Cette leçon concernera aussi, il faut l’espérer, le secteur de l’éducation, et de la plupart des services publics. La politique, ce n’est pas d’abord une science de la gestion mais l’art de la prévision, de l’anticipation, dans la claire conscience des rapports de force à mobiliser au service d’une vision d’avenir.
Cela semble être un effet de la mondialisation, qui empêche pourtant de répondre à la première crise majeure globale de l’époque actuelle.
Absolument. On devrait peut-être associer cette incurie structurelle avec les retombées de l’illusion de fin de l’Histoire, telle que dans les années 1989/90 on la mettait en évidence. C’était l’idée qu’on était arrivé à un degré de développement qui permettait d’envisager qu’on allait désormais pouvoir administrer la planète, parce que l’Histoire était achevée, que les valeurs occidentales avaient triomphé, et que finalement, on pouvait rationaliser les choses sans se mettre en tête de vouloir aller plus loin.
Y aura-t-il vraiment un avant et un après, ou la force d’inertie pourrait-elle l’emporter ?
J’avoue avoir peur que nous ne reprenions nos mauvaises habitudes, nos pratiques productivistes et notre fuite en avant moderniste. J’aurais tendance à comparer la situation présente à celle de ma jeunesse, puisque j’avais 18 ans en 1968. Nous pensions être en train de réaliser « l’an 01 ». « On arrête tout et on recommence, et ce n’est pas triste », c’était ça le mot d’ordre général de la jeunesse en lutte. Nous pensions véritablement avoir introduit l’esprit d’utopie dans la tête de nos contemporains, et nous nous disions que ce n’allait plus jamais être comme avant. Le monde de la consommation, de la guerre, le centralisme des pouvoirs, tout ça allait disparaître ! Et puis ces rêves ont été enterrés, et nous sommes devenus au contraire beaucoup plus consuméristes et productivistes. J’ai peur que l’on soit par réflexe oublieux des situations extrêmes, que nous ne soyons pas rancuniers à l’égard de ce que nous sommes en train de vivre, et que nous retombions par conséquent dans nos vieilles ornières.
Nous sommes dans une société où tout va très vite, qui semble avoir du mal à accepter le temps nécessaire à l’élaboration des protocoles de soin, comme l’illustrent les polémiques autour de l’hydroxychloroquine. Entre l’efficacité supposée du management d’entreprise et les règles propres au milieu scientifique pour valider des résultats, y-a-t-il conflit entre les notions de recherche et d’innovation ?
Indépendamment de la situation d’urgence que nous affrontons, il y a dans ces polémiques un débat un peu scolastique entre le pragmatisme et le méthodisme, pour reprendre les catégories que le professeur Raoult met lui-même en avant. Il y a l’opposition entre la médecine considérée comme un art, et la médecine considérée comme une science. Raoult le disait dans les colonnes du Monde, « Il faut que la médecine retrouve la philosophie ». Il voulait dire par là qu’elle devrait retrouver cet art du tâtonnement qui est sa caractéristique et son atout en situation d’incertitude. C’est difficile, parce que le méthodisme qu’on fustige dans ce contexte est le point de vue qui caractérise la prudence scientifique, le respect des règles, la déontologie, l’intégrité. Il développe par principe une méfiance à l’endroit de l’innovation, du génie inventif, du sens de l’opportunité, du « kairos », comme disaient les grec. Ce méthodisme ne se laisse pas impressionner par le « médecin artiste », qui sait faire flèche de tout bois, et utiliser ce qui a marché sans toujours se préoccuper de savoir si la théorie le justifie ou non. Cela étant, il ne s’agit pas, à travers la polémique entre un certain académisme et une sorte d’anarchisme épistémologique, d’en conclure abstraitement à l’opposition entre une société qui serait dans l’accélération et qui voudrait l’innovation à tout crin, et une société qui voudrait des règles, des cadres, des protocoles et une culture disciplinaire. Le débat est interne à la médecine elle-même, qui s’éprouve aujourd’hui tiraillée entre l’art de l’auscultation, de l’analyse symptomatique, du dialogue clinique, et un assujettissement croissant aux grandes infrastructures, à l’imagerie, à l’intelligence artificielle et au Big Data. Avec la polémique suscitée par les proclamations de Didier Raoult, l’opinion publique croit assister à la mise au pilori d’un Robin des Bois de la médecine qui aurait trouvé depuis longtemps comment nous soigner, et à la vindicte de mandarins totalement coincés, qui avec leur excessive prudence laisseraient tous les jours des gens mourir. C’est extrêmement caricatural. S’agissant de l’efficacité de l’hydroxychloroquine, je laisse aux experts le soin de trancher, mais je crois qu’il ne faut pas s’engouffrer dans une espèce de populisme médical, qui intensifierait la frustration et décrédibiliserait les recherches dont nous avons besoin.
Les téléconsultations connaissent un essor sans précédent. S’agit-il d’un irréversible bond vers la médecine de demain ? Que deviendrait alors la relation physique, directe et intime entre le médecin et son patient ?
La télémédecine est extrêmement souhaitable, cela va sans dire, pour formuler des diagnostics et prescrire des traitements à distance, lors de catastrophes naturelles par exemple ou dans les déserts médicaux que nous ne pouvons supprimer. Mais je suis de ceux qui dénoncent l’avènement d’une médecine sans corps, pour parler comme Didier Sicard, d’une médecine du virtuel, désincarnée, désincorporée. La maladie n’est pas une simple « panne » à réparer, qui justifierait l’intervention de mécaniciens outillés d’automates de plus en plus perfectionnés. La maladie humaine touche un être-au-monde qui ne se laisse pas formater. Elle concerne des individus qui ont aussi une vie intérieure et sont habités de représentations symboliques donnant sens et valeur à leur existence. L’humain n’est pas seulement animal, même s’il l’est pour une part. C’est aussi un être façonné par des symboles. On ne peut donc pas vouloir que la médecine se réduise à la gestion d’écrans informatiques, au traitement de données ou à de l’imagerie. Il y a une composante clinique dans l’approche d’une maladie qui passe par le langage, la relation incarnée entre un soignant et son patient. Si la téléconsultation triomphait, ce serait sans doute la défaite de la relation clinique et l’enterrement du bon vieux docteur d’antan, qui savait tourner autour du symptôme pour tâcher d’en trouver la cause, au lieu de seulement gérer des données pour trouver des corrélations significatives entre elles. Je souhaite que l’on trouve très vite des limites à la téléconsultation, et que l’on se dise qu’elle vaut sans doute en période de paroxysme et de crise, où il s’agit de survivre avant tout, mais qu’elle ne vaut plus dans les périodes normales.
Hasard de l’agenda médiatique, une enquête sur l’hygiène relative des Français avait fait l’actualité juste avant cette crise. Peut-on s’attendre à une évolution de l’hygiénisme dans les politiques publiques, et doit-on l’espérer ?
Tout est question de curseur. L’hygiène fait partie traditionnellement de la culture de soi, indissociable d’une perspective de sagesse depuis les grecs et les latins. Il y a une philosophie du corps que traduit l’observation de l’hygiène. Mais l’hygiène ce n’est pas l’hygiénisme, qui est la transformation de l’exigence d’hygiène en obsession. Comme tout le monde, j’ai vu l’hygiénisme s’imposer quand on a interdit la cigarette dans les cafés, sur les quais de gare ou même sur certains trottoirs. Cet hygiénisme, s’il est synonyme d’assujettissement des individus à des normes imposées de l’extérieur, pour leur bien dit-on, est la porte ouverte à une société de contrôle. Le « bonheur insoutenable » des sociétés totalitaires passe toujours par la main-mise sur les corps, au nom de valeurs qui se réclament de la santé. Les préconisations qui sont faites en faveur de l’hygiène aujourd’hui sont absolument indispensables, il faut les observer, mais il faut bien se rendre compte qu’on est dans un contexte particulier, où l’on met la survie biologique de l’humain au premier plan. Qu’il y ait des préoccupations d’hygiène nécessaires, on peut le comprendre, mais il faudra craindre qu’elles deviennent obsessionnelles. On ne pourra pas rester dans cette conjoncture, sauf à laisser la société de contrôle s’installer durablement et pérenniser une représentation de l’humain qui le réduit de plus en plus à l’animal.
Vous évoquez la loi Evin, où il s’agissait de lutter contre le tabagisme passif. On se confronte là à une forme d’individualisme méthodologique. Quels périmètres peut-on accorder aux normes ?
L’épidémie nous oblige à penser en termes d’interdépendance. En théorie, c’est-à-dire idéalement, chacun d’entre nous peut être considéré comme un agent rationnel soucieux d’agir en vue de maximiser son intérêt, mais en même temps, cet individualisme méthodologique trouve vite ses limites. On découvre vite qu’on ne peut maximiser son intérêt qu’en tenant compte précisément de l’intérêt des autres, et qu’il faut donc composer avec des comportements souvent irrationnels. Au nom de cela, on a raison de s’en remettre à des contraintes qui peuvent être d’abord vécues comme liberticides et d’argumenter, par exemple, en faveur de la distanciation sociale, en tant que facteur de la préservation de soi autant que de la sauvegarde des autres. Comment faire autrement ? Comment limiter le pouvoir de limiter ? Après tout, il y avait jadis dans les trains des compartiments fumeurs qui mettaient à l’abri les non-fumeurs, des espaces réservés dans les cafés. On a jugé que ce n’était pas suffisant. Tout est question de pondération, de délimitation du champ des libertés. Le triomphe d’une logique hygiéniste impose aux individus d’intérioriser une loi qui va à l’encontre de leurs désirs. Jusqu’où cette logique dépasse-t-elle les bornes et cesse-t-elle d’être éducative pour être aliénante ? La question est ouverte et ne doit pas être perdue de vue.
Après une telle période de paranoïa collective, peut-on craindre l’émergence d’une forme de mysophobie généralisée ?
Autrefois, on admettait comme une évidence cette définition : « la santé, c’est le silence des organes ». Aujourd’hui, on est obligé de reconnaître que les organes, pour être en bonne santé, doivent devenir « bruyants », se manifester continuellement et répondre aux sollicitations de capteurs ou d’implants. La médecine connectée – cette médecine dite préventive, participative, personnalisée… - qui se développe aujourd’hui, entraîne une hypocondrie généralisée. Elle nous tourne continuellement vers la préoccupation des données indiquant notre bonne santé. Comment faire autrement, à partir du moment où on vous dit que vous êtes l’entrepreneur de votre existence, doté d’un « capital santé » qu’il faut bien gérer ? Vous êtes sans cesse en auto-centration, c’est terrible. Nous devenons une société de vieux qui ne pensent qu’à grappiller quelques années supplémentaires. Ce « pan-médicalisme », comme le dit André Comte-Sponville, crée une situation étrange, de mal-être. L’autre est perçu comme une menace potentielle, l’espace de chacun devient une atteinte à la propriété de soi. Les dystopies que véhicule la science-fiction sont déjà présentes. Il n’y a pas de quoi se vanter : la société que nous sommes en train de concocter est une société de l’atrophie, du petit.
Vous apportez sur la situation un éclairage paradoxalement assez sombre. Sur quelles ressources, références intellectuelles ou culturelles peut-on s’appuyer pour s’armer, se préparer à sortir de chez nous et revenir au monde ?
Toute grande oeuvre littéraire est exemplaire. Que ce soit Stendhal, Maupassant, Homère, Racine, peu importe, le propre de la grande oeuvre, c’est qu’elle nous donne à penser, à imaginer, pour multiplier les perspectives sur l’Humain. On la pratique, on la lit, on la relit, on la commente, on la discute, parce que ses personnages et situations sont complexes, et ne se réduisent pas à de simples supports de données soumis au « quantified self », ou à je ne sais quel scanner. L’exemplarité de la littérature me paraît être un atout extraordinaire pour résister aux tendances du moment. Je le dis depuis un certain temps, j’avais écrit un livre en 2012, « L’homme simplifié », dont c’était la conclusion : si l’on veut résister à la simplification, c’est-à-dire à l’élémentarisation à laquelle on réduit l’Humain avec les machines, le contre-feu c’est effectivement la fréquentation de situations humanogènes, et en particulier de situations littéraires, où l’Humain échappe toujours au formatage et à la réduction unilatérale. Ce n’est pas grand-chose que de préconiser cela, mais au-delà, c’est une manière d’affirmer que seule la réhabilitation du langage et du symbolique nous sauvera. Il y a des oreilles pour entendre cela. Celles, par exemple, de jeunes qui agissent dans des tiers-lieux, dans des communautés ou des associations qui multiplient les activités, les postures, les appartenances dédiées à la liberté de s’inventer. Je mise sur la dynamique de cette génération désabusée sur le monde que nous lui laissons, mais portée par un nouvel esprit utopique.
Jean-Michel Besnier est professeur émérite de philosophie à l’université Paris-Sorbonne.
Il est notamment membre du conseil scientifique de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), du directoire du MURS (Mouvement universel pour la responsabilité scientifique) et président de la commission Littérature scientifique et technique du Centre national du livre (CNL).
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