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Benoit Granier : « Comment se construisent les pratiques, c’est la question centrale »

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Portrait de Benoit Granier
© DR
Docteur en Science Politique

Interview de Benoit Granier

Benoit Granier est docteur en science politique, spécialisé dans le développement durable.

Après une thèse sur l’émergence des politiques d’accompagnement au changement de comportement au Japon et leurs impacts, il s’intéresse aujourd’hui aux politiques alimentaires.

Dans cet entretien, il analyse les changements de comportements à travers le prisme théorique des pratiques sociales, un courant d’analyse sociologique développé en Grande‑Bretagne et dans les pays scandinaves au cours des années 2000.

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Date : 03/07/2020

Comment les politiques de changement de comportement ont-elles évolué dans le temps ?

Les politiques restent axées sur les comportements individuels uniquement. Elles se centrent donc sur la prise de décision en elle-même, au moment où l’individu va performer un comportement

Jusqu’aux années 2000, les politiques publiques étaient basées sur une image du comportement réalisé par les individus de manière rationnelle. C’est l’idée de l’homo œconomicus qui va agir en fonction de son intérêt. Dans ce cadre, les politiques publiques jouaient sur cet intérêt, souvent avec un axe économique qui implique de faire varier les prix, de donner des subventions, etc. ou sur l’axe de la sensibilisation avec le postulat que si on inculque des valeurs (comme l’importance de l’environnement), l’Homme va agir en fonction de celles-ci et que son comportement est donc directement lié à ces deux types de motivation. 

Depuis plusieurs années, la psychologie permet de remettre en cause cette approche, ce qui finit par se ressentir au niveau des politiques. Dans les années 2010, il y a eu des prix Nobel donnés à des psychologues, à des économistes, et l’économie comportementale a émergé avec à sa tête la théorie des nudges. Les économistes et les gouvernements ont commencé à admettre et comprendre que les humains ne sont pas toujours rationnels. Depuis, les politiques publiques qui visent des changements de comportement ont intégré le fait qu’il fallait donc changer d’approche. C’est un progrès mais ça engendre un gros problème à mon sens : les politiques restent axées sur les comportements individuels uniquement. Elles se centrent donc sur la prise de décision en elle-même, au moment où l’individu va performer un comportement.

Pour favoriser les comportements pro-environnementaux par exemple, l’échelle individuelle ne vous semble pas adaptée ?

La normalité est toujours construite socialement : ce qui est normal en 2020 ne l’était pas en 1990, et ne le sera pas en 2050, ou alors le sera dans une région du monde et pas dans une autre. Quelques exemples : fumer dans les lieux publics, jeter les mégots de cigarette dans la rue…

Plus encore, le concept même de comportements pro-environnementaux pose un double problème. Le premier, c’est que la notion de comportement renvoie nécessairement à une échelle individuelle. Or, raisonner sur le comportement d’un individu implique de ne pas s’intéresser à ce qui se passe en amont de la prise de décision et du comportement en lui-même. Parler de comportement incite à oublier tous les autres facteurs qui vont amener, à un moment donné, les personnes à avoir ces désirs, ces habitudes, et in fine ces usages. Le second problème, c’est ce qui est défini comme « pro-environnemental ». Beaucoup d’enquêtes identifient un nombre de comportements pro-environnementaux assez limité : trier ses déchets, fermer son robinet, éteindre ses lumières, acheter une voiture hybride, prendre les transports en commun, etc. Pourtant, il y a beaucoup d’autres pratiques qui ont un impact écologique positif dans le sens où elles se substituent à des pratiques ayant au contraire un fort impact. Par exemple, passer sa soirée à lire consomme moins d’énergie que regarder du streaming en HD, et c’est pareil si vous passez votre weekend à randonner ou à bricoler plutôt qu’à faire du shopping. C’est un gros angle mort des politiques publiques : si ces pratiques étaient plus diffusées, l’impact carbone s’en ressentirait beaucoup plus que si tout le monde triait mieux ses déchets.

À mon sens, il est plus pertinent de parler de pratiques que de comportements, parce que cela implique de se demander pourquoi, à un moment donné, cette pratique-là n’existait pas, puis comment et pourquoi elle s’est généralisée. Tout « comportement » cache en réalité des questions de pratiques sociales, d’influence, de normes... Ça dépasse l’individu et le moment t où il adopte un comportement. Comment se construisent les pratiques, c’est la question centrale. Or la normalité est toujours construite socialement : ce qui est normal en 2020 ne l’était pas en 1990, et ne le sera pas en 2050, ou alors le sera dans une région du monde et pas dans une autre. Quelques exemples : fumer dans les lieux publics, jeter les mégots de cigarette dans la rue…  En réalité, les choses deviennent normales ou anormales, en raison d’un ensemble complexe de facteurs sociaux et économiques. C’est donc important de retracer cette construction, parce que c’est ce qui permet ensuite de faire évoluer les normes et les pratiques (ou les comportements si vous voulez). La pratique de partir en week-end en Europe sur trois ou quatre jours en prenant l’avion n’existait par exemple pas il y a 30 ans, puis elle s’est banalisée, et maintenant elle en vient à disparaître pour certaines catégories de la population qui considèrent que c’est néfaste pour l’environnement.

Qu’est-ce que la théorie des pratiques sociales, en quelques mots ?

Il est impossible de régler un problème de santé publique comme l’obésité ou le diabète en réfléchissant au prisme des comportements individuels

Cette théorie postule qu’une pratique sociale est la conjonction de trois éléments. Le premier relève du sens, de la signification, de l’imaginaire associé à une pratique : est-ce que c’est quelque chose qui est cool, légal, fashion, de vieux, de jeunes, bon pour la santé ou pas ? Le deuxième élément, c’est ce qui a trait aux compétences en lien avec cette pratique : est-ce que les gens sont outillés, formés à cette pratique, quelles sont leurs capacités ? Quant au dernier élément, il regroupe tout ce qui est environnement matériel et physique, infrastructure : est-ce que cet environnement permet de réaliser facilement cette pratique ?

L’exemple des pratiques alimentaires est éclairant. Il est impossible de régler un problème de santé publique comme l’obésité ou le diabète en réfléchissant au prisme des comportements individuels. On peut choisir d’agir par exemple au moment de la prise de décision individuelle pour un achat alimentaire. Il est tout à fait envisageable de déployer un nudge en matière de santé sur un distributeur de produits gras et sucrés, par exemple un sticker qui met en garde contre les dangers à manger entre les repas, ou un réglage automatique qui distribue moins de sucre dans son café. Pourtant, ce nudge ne va pas s’attaquer véritablement aux causes du problème. Le désir et la dépendance pour certains produits sont façonnés depuis des années et, par conséquent, il est très compliqué de les contrebalancer avec un petit message ponctuel. C’est à mon sens tout l’intérêt de la théorie des pratiques sociales. Elle considère la pratique alimentaire dans toute sa complexité pour comprendre les significations associées à certains produits, celles associées à d’autres produits « concurrents », elle revient en amont du moment de la consommation d’un aliment pour comprendre pourquoi la tentation d’en acheter est partout. C’est cette compréhension globale de la pratique qui permet de faire émerger les leviers les plus efficaces pour changer les comportements. On pourrait aussi prendre le cas du fait de se déplacer à vélo : vous pourrez toujours inciter à le faire, mais si on n’a pas de parking chez soi et au boulot, s’il n’y a pas de pistes cyclables sécurisées, si on n’a pas appris (à l’école par exemple) à changer une chambre à air, et si en plus les frais d’entretien et de réparation ne sont pas pris en charge par l’employeur, ça risque de ne pas suffire.

Existe-t-il un exemple d’application de la théorie des pratiques sociales ?

Si les responsables ne le font pas, les salariés non plus, car cela serait très mal perçu

La politique Cool Biz qui a été menée en 2005/2006 au Japon est un très bon exemple. Durant l’été, les Japonais utilisaient massivement les climatiseurs, entraînant en conséquence des pics de consommations énergétiques, sans pour autant enlever leurs vestes de costumes et leurs cravates… Depuis plusieurs années, le gouvernement communiquait là-dessus mais les messages se heurtaient à la norme de se sur-habiller toute l’année au travail. Alors ils ont essayé de dire aux gens d’arrêter de mettre cravate et veste, et donc la climatisation dans la foulée, en leur disant qu’eux-mêmes se sentiraient beaucoup mieux. Seulement au Japon ce n’est pas perçu comme « normal » de ne pas porter de veste ni de cravate au travail. Et si les responsables ne le font pas, les salariés non plus, car cela serait très mal perçu. Le ministère de l’environnement a donc demandé au Premier ministre, à des membres du gouvernement et des PDG de grandes entreprises de donner l’exemple en abandonnant vestes et cravates. Dans le même temps, ils se sont concertés avec des grandes entreprises de textile comme Uniqlo pour organiser des défilés de mode avec des célébrités habillées comme ça. En quelques années, c’est devenu normal de ne pas mettre sa veste et de ne pas mettre une cravate en plein été. Finalement, on n’a pas demandé aux gens de faire des choses, mais on a plutôt agi sur la signification que revêt le port de la veste et de la cravate pour les hommes japonais. Cool Biz est donc une politique qui a choisi d’essayer de faire bouger la norme : c’est une application de la théorie des pratiques sociales, mais sans le savoir. Ils ont à la fois changé le sens associé à cette pratique vestimentaire pour que ça devienne normal, et dans le même temps, ils ont joué sur des éléments matériels puisqu’ils ont vendu de nouveaux types de chemises coupées court, qui n’étaient plus transpirantes et permettaient de rendre ce style attractif.

Ces changements de pratiques s’inscrivent-ils forcément dans le long terme ?

Avec la crise sanitaire du Covid-19 [...] certaines personnes ont commencé à se dire qu’elles vont peut-être moins prendre l’avion plus tard

L’idée que le changement se fera sur un temps long est souvent une critique adressée aux théories de la pratique sociale. S’il est impossible de garantir que la transformation s’opérera rapidement, c’est cependant possible. Pour Cool Biz, cela a pris seulement six mois à être mis en place, et ça marche encore aujourd’hui ! Bien sûr, si on veut amener de nouvelles pratiques qui sont encore très éloignées des comportements actuels, dotées d’une image négative, pour lesquelles les individus manquent de compétences, et qu’en plus l’environnement matériel n’est pas favorable, ça risque de prendre du temps ! Cependant, il y a beaucoup de situations où deux composantes des pratiques sociales sur trois sont déjà présentes. Dans ce cas, il « suffit » de donner un coup de pouce sur la troisième composante. Avec la crise sanitaire du Covid-19, on a vu pendant quelques mois qu’il y avait beaucoup moins d’avions qui volaient, et certaines personnes ont commencé à se dire qu’elles vont peut-être moins prendre l’avion plus tard. Ça peut amener un retour de la norme de partir en vacances en France, par exemple, ou à l’étranger mais moins souvent. Bien sûr, on parle ici d’un cas de force majeur, mais c’est aussi par ce type de déclic qu’on met à jour des mécanismes de fonctionnement d’une société.

Comment faire pour favoriser l’adoption de normes comportementales à impact positif pour l’écologie quand celles-ci ne sont pas encore majoritaires et, surtout, lorsqu’elles impliquent un sacrifice à l’échelle individuelle ?

L’enjeu c’est qu’une pratique devienne une évidence. Parce que c’est pratique, facile, bon pour la santé, économique, peu importe

Une solution est de d’amener les gens à percevoir que le changement représente un intérêt pour eux. Manger moins de viande, c’est certes bon pour la planète, mais si j’aime ça, je vais avoir du mal à m’en passer. Alors que c’est peut-être plus parlant de connecter cette problématique avec la souffrance animale et la souffrance humaine, dont on parle très peu. Au Japon, il y a un boom de la consommation de produits « vegan » qui n’en est pas vraiment un et que personne n’appelle comme ça. Beaucoup de femmes mangent des substituts de produits laitiers et de viande à base de soja parce que c’est bon pour la santé et pour la peau notamment. Aucune des femmes qui suivent ce mouvement ne perçoit cette pratique comme un sacrifice au nom de l’environnement. Ce sont d’autres motivations qui sont là. L’approche des pratiques sociales est intéressante en ce sens qu’elle vise à comprendre ce qui entoure une pratique pour essayer de la transformer, sans que l’aspect écologique soit forcément mis en avant. L’enjeu c’est qu’une pratique devienne une évidence. Parce que c’est pratique, facile, bon pour la santé, économique, peu importe. Quand les Japonais enlèvent leur cravate, ils ne le font pas pour l’environnement mais parce que c’est confortable et bien vu, si bien que l’impact sur l’environnement se fait après coup. Tout comme quelqu’un ne fait pas de la randonnée le week-end pour moins polluer mais parce qu’il aime ça, et c’est l’effet secondaire qui est positif.

Toutefois, pour certaines pratiques le bénéfice individuel est moins évident. Comment faire dans ces cas-là ?

Durant plusieurs milliers d’années, l’Homme n’a pas envisagé d’aller au soleil pendant l’hiver. Ce n’est pas immuable

En effet, c’est pour ça que les normes, et en particulier l’idée de la construction sociale des désirs, sont très importantes. Tout, autour de vous aujourd’hui, vous amène à vouloir voyager trop, trop loin, sur des temps trop courts. Comment ? À travers tout l’environnement qui incite à rêver d’un certain type de vacances, par le biais des affiches d’agence de voyage omniprésentes, de la dévalorisation des vacances en France, et des prix extrêmement bas qui le permettent, surtout. À mon sens, l’un des éléments qui pourraient permettre de changer les choses sur ce plan, c’est avant tout le prix, puisque ça coûte aujourd’hui plus cher de faire Paris-Nice en train que Paris-Athènes en avion... Durant plusieurs milliers d’années, l’Homme n’a pas envisagé d’aller au soleil pendant l’hiver. Ce n’est pas immuable, ce n’est pas naturel, des mesures peuvent aider ces pratiques à impact négatif très fort à être moins répandues. La difficulté, c’est que cela demande une solide stratégie de la part d’un gouvernement prêt à restructurer la filière, à travailler sur les changements de carrière, etc. Ça implique une restructuration globale de l’économie, mais c’est absolument nécessaire pour dissuader les gens de trop prendre l’avion.

Qu’est-ce qui peut expliquer que les comportements qui auraient le plus d’impact ne fassent pas toujours l’objet des politiques publiques de changement de comportement ?

Les comportements qui auraient un impact positif au niveau écologique sont en contradiction avec des intérêts économiques à plus court terme

Il y a différents éléments, c’est très complexe. La première catégorie d’éléments traite d’un enjeu de coordination et de transversalité. Si on veut que les gens bouquinent, ça implique d’aller voir du côté de la culture, des loisirs, de l’économie et pas seulement de l’écologie. Les transports, c’est aussi l’aménagement du territoire, le tourisme, et pas uniquement l’écologie. Tous ces comportements à fort impact impliquent différents champs, différentes compétences entre différents ministères, différents impacts. À l’inverse, les solutions de type nudge sont plus faciles à mettre en place et les actions interministérielles ne sont justement pas dans les habitudes des administrations.

Plus encore, les comportements qui auraient un impact positif au niveau écologique sont en contradiction avec des intérêts économiques à plus court terme. Si les gens se mettent à moins prendre leur voiture, à moins acheter de biens manufacturés, on l’a vu avec le confinement, c’est catastrophique pour les entreprises. Dans un modèle économique qui repose sur de la croissance, des mutations de cette ampleur doivent être concertées et pensées à long terme, sinon c’est forcément catastrophique, c’est même du perdant-perdant. Je pense pourtant qu’il est, malgré cette complexité, nécessaire de réfléchir en termes de pratiques qui ont un impact environnemental négatif ou positif, plutôt que de parler de comportements pro-environnementaux dans un sens restreint.

Un autre frein réside dans l’évaluation des politiques de changement de comportements, qui devient très importante. Si vous ne pouvez pas attester de chiffres qui montrent que l’expérimentation d’une mesure a été efficace, c’est compliqué d’obtenir des financements pour mettre en œuvre cette mesure à grande échelle. Or, tout ce qui va être lié aux pratiques sociales est difficile à mesurer de manière précise, car cela implique de jouer sur différents leviers à la fois, et les effets sont multiples et cumulatifs dans le temps. Les nudges au contraire ont des effets en général très limités, mais leur grand mérite est qu’on peut tester, mesurer, démontrer les effets qu’ils produisent avec des chiffres à l’appui.

Selon vous, les politiques publiques ne devraient pas déployer des mesures de type « nudge » ?

La théorie des pratiques sociales met en avant une diversité d’outils et de leviers d’actions qui sont invisibles dans d’autres approches comme la psychologie et l’économie comportementale

Je peux avoir l’air un peu dur sur les approches centrées sur les individus comme la psychologie sociale ou l’économie comportementale, mais le propos n’est vraiment pas là. Il porte sur le fait que les politiques publiques se focalisent uniquement sur ces approches. Or celles-ci sont très pertinentes sur certaines thématiques, elles peuvent se révéler très utiles sur des comportements précis. L’idée de définir des options par défaut me semble très bonne par exemple, notamment concernant le don d’organe ou l’impression en recto-verso. En revanche, pour que les gens arrêtent de prendre l’avion, ou prennent leur vélo plutôt que leur voiture pour aller à l’école ou au travail, ce n’est peut-être pas le nudge qu’il va falloir utiliser, mais d’autres approches plus globales, plus systémiques.

La théorie des pratiques sociales met en avant une diversité d’outils et de leviers d’actions qui sont invisibles dans d’autres approches comme la psychologie et l’économie comportementale, et ce que je trouve regrettable, c’est que les politiques publiques ne vont pas beaucoup les utiliser. Pour moi les approches doivent être complémentaires, et l’économie comportementale ne pose problème que dans la mesure où elle est synonyme de tentation de vouloir tout régler à coup de nudges, car cela revient à se condamner à agir sur un nombre limité de comportements, via une partie seulement des facteurs qui les conditionnent.

Qui sont les principaux acteurs à l’origine des changements de comportements vers des pratiques écoresponsables ?

Les pratiques alimentaires se transforment et l’offre privée aussi. Cela signifie que les pratiques peuvent évoluer sans attendre les institutions

Institutions, associations, start-up et entreprises ont un vrai rôle à jouer dans ces évolutions sociales. Sans jugement aucun, il faut recontextualiser qu’on est dans un système d’économie de marché, où les entreprises identifient une demande pour fournir une réponse. Si les gens veulent manger bio, local, sans déchets et végétarien, de plus en plus de restaurants, de traiteurs, vont développer une offre adaptée. Ce qui est intéressant par rapport à la consommation de viande justement, c’est qu’on a un environnement où les politiques ne font rien pour accompagner ça et vont même à l’inverse de ce changement en continuant à communiquer beaucoup sur la consommation de viande, l’élevage, les produits laitiers, etc. Pourtant, les pratiques alimentaires se transforment et l’offre privée aussi. Cela signifie que les pratiques peuvent évoluer sans attendre les institutions. Pour autant, si les autorités publiques, comme les collectivités territoriales, ne se mobilisent pas, ça enlève un relai de portage très important, voire capital. Le travail des collectivités serait à mon sens dans un premier temps de recenser tous les acteurs qui portent des initiatives et tous les blocages qui empêchent ou freinent l’adoption de certaines pratiques identifiées comme étant durables ou bonnes pour l’environnement. Ça serait le point de départ pour bâtir une stratégie d’accompagnement à l’adoption de ces pratiques émergentes. C’est une démarche qui est à penser dans une logique territorialisée.  

En général, on a tendance à opposer les comportements individuels et ce qui relève de l’industriel et de la technologie. Alors que tout est lié ! Une pratique implique le système dans sa globalité, du producteur au consommateur en passant par le distributeur. Dès lors, c’est une évidence que tous les acteurs privés, en particulier les entreprises, peuvent participer au changement de certaines normes. Backmarket, par exemple, fait sans doute plus que l’État pour inciter les gens à acheter d’occasion plutôt que neuf. Ils le font pour le profit, certes, mais ce type d’initiatives n’en est pas moins bénéfique, et si elles étaient de surcroît favorisées par les acteurs publics, cela pourrait enclencher une dynamique d’ensemble.

Quelle est la place des citoyens eux-mêmes dans la construction et l’évolution des normes sociales, ou autrement dit dans l’adoption de nouvelles pratiques ? Et quelle pourrait être la posture des collectivités en lien avec les pratiques citoyennes émergentes ?

Les enjeux sont tels que l’on ne peut pas se permettre de ne pas aller vite. Il y a un réel caractère d’urgence face à des enjeux écologiques comme le changement climatique. Force est donc de constater que les institutions sont nécessaires sur ces questions [...] Se priver de l’action publique, que ce soit au niveau de l’État ou des collectivités territoriales, c’est volontairement réduire énormément l’ampleur de ce qui peut être accompli

Si vous m’aviez posé cette question dix ans plus tôt, j’aurais pu vous dire, en tant que militant, « pas besoin que l’État intervienne, les changements peuvent émerger directement des citoyens, via des initiatives populaires ». Mais aujourd’hui, en tant que chercheur, j’estime qu’il est devenu évident qu’au regard des objectifs de réduction des gaz à effet de serre et de préservation de la biodiversité, des problèmes de pollution des sols, etc.,  compter uniquement sur des changements spontanés serait très nettement insuffisant. Les citoyens évoluent, bien sûr, mais ces transformations ne vont pas assez vite. Or les enjeux sont tels que l’on ne peut pas se permettre de ne pas aller vite. Il y a un réel caractère d’urgence face à des enjeux écologiques comme le changement climatique. Force est donc de constater que les institutions sont nécessaires sur ces questions.

L’État et les collectivités locales doivent prendre connaissance de ces normes et pratiques émergentes et les soutenir, leur donner de la visibilité et les relayer. Le secteur privé aussi, mais il est dans un environnement régi par la demande et par les réglementations de l’État. C’est donc au niveau des lois et des incitations que l’État peut agir sur le secteur privé qui, lui, ne peut que suivre et alimenter la demande des consommateurs. En agissant auprès des consommateurs et des citoyens, auprès des acteurs privés, les institutions ont une marge de manœuvre gigantesque, bien que celle-ci s’assortisse de contraintes comme les mandats de cinq ans, les enjeux européens et internationaux, la difficulté des procédures... Se priver de l’action publique, que ce soit au niveau de l’État ou des collectivités territoriales, c’est volontairement réduire énormément l’ampleur de ce qui peut être accompli.