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L'aventure industrielle dans l’identité de l’agglomération lyonnaise

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Image d'archive représentant une grue
© Archives de Lyon

Interview de Bernadette Angleraud

<< Lyon a été très marquée par l'activité de la soie et l'industrie a toujours été plus ou moins dévalorisée >>.

Interview de Bernadette Angleraud, docteur en histoire, chercheuse au LARHRA - Équipe Ville et société urbaines.

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Date : 22/05/2008

Quelle est la place de l’aventure industrielle dans l’identité de l’agglomération lyonnaise ?

Elle a une place essentielle. Très tôt, pratiquement dès la Renaissance, Lyon s’impose par son poids économique. La ville n’a pas de parlement et la noblesse est peu nombreuse. Le rôle de l’économie s’affirme encore plus avec la révolution industrielle au XIXe siècle. La ville bourgeoise s’est vraiment construite autour de la fonction économique.

Une autre particularité à Lyon par rapport à d’autres villes industrielles est le caractère polyvalent de ses activités. Contrairement à beaucoup de villes dépendant d’une seule activité économique qui les fragilise, Lyon a eu la capacité de toujours rebondir d’une activité à une autre : de la soierie à la chimie, la construction mécanique puis à l’automobile… C’est une force et un marqueur de l’histoire à la fois économique mais aussi sociale. La société témoigne de cette activité économique, que ce soit au travers ses élites patronales ou sa forte population ouvrière.

 

Cette richesse et polyvalence sont pourtant largement oubliées ?

Lyon a été polyvalente, pourtant on assimile son activité à la soierie. Dans l’imaginaire, son poids a effacé les autres secteurs comme l’industrie automobile, l’agro-alimentaire voire la chimie… Toutes les activités qui se sont développées à la fin du XIXe siècle ont été très peu mises en valeur.

J’ai été par exemple étonnée de voir que personne n’a jamais travaillé sur l’entreprise Grammont. Mr Grammont était à l’origine tréfileur, il faisait du fil en argent pour la soierie puis s’est diversifié dans les câbles électriques. L’entreprise est devenue un véritable empire qui travaillait dans tous les domaines pionniers de l’électricité. Dans les années 1920, la société expérimente notamment les premières recherches sur la télévision ! Un autre exemple est tout aussi étonnant : l’entreprise Guimet. A part le côté assez anecdotique lié au musée, il n’y a pas de travaux universitaires sur une firme qui a fonctionné pendant un siècle et demi et qui, au niveau local, a eu aussi un fort impact par sa gestion paternaliste. La famille Guimet dispose encore de ses archives familiales. A part quelques exceptions notables comme Berliet voire Calor ou Rhône Poulenc, les travaux sont finalement très peu nombreux… Rien n’a été écrit par exemple sur le secteur alimentaire comme les brasseries ou les pâtes alimentaires.

Lyon a été très marquée par l’activité de la soie et l’industrie a toujours été plus ou moins dévalorisée. Quand on pense « grande bourgeoisie », on pense aux soyeux et pas du tout aux constructeurs automobiles. On a plutôt valorisé l’aspect négoce. Pourtant, les travaux sur les soyeux ou le secteur bancaire ne sont pas non plus très nombreux. Une maison de soierie comme Morel-Journel, présente sur la scène lyonnaise depuis 320 ans, n’a fait l’objet d’aucune recherche alors que l’entreprise dispose d’archives !

 

L’accès aux sources est-il l’une des difficultés de l’exercice ?

Dans certains cas, oui. Pour Rhône Poulenc et la société Gillet, pour l’ouvrage que nous préparions avec Catherine Pelissier , nous n’avons eu accès à aucun document sur la famille Gillet. Les versements d’archives d’entreprise sont l’un des gros problèmes pour l’étude de l’histoire économique. Lorsque les entreprises familiales sont absorbées par d’autres sociétés, tout ou partie des archives sont souvent détruites. Lorsque j’ai rencontré le petit fils de Victor Grignard, le prix Nobel de chimie, toutes les archives étaient chez eux. Après un décès, ils ont vendu la villa et je ne sais pas ce que qu’elles sont devenues ! Aujourd’hui, il y a heureusement une politique des archives incitant les entreprises à faire des versements. Il existe donc indiscutablement un problème de fonds mais dans certains cas, en regroupant les sources, il y aurait tout de même de quoi travailler.

 

Comment pourrait-on mettre en exergue la capacité d’innovation des entreprises lyonnaises ?

De manière assez paradoxale, les seuls qui s’intéressent à préserver la mémoire industrielle mais d’une manière très anarchique, ce sont les ateliers du patrimoine…Le problème, c’est que ce sont des retraités, d’anciens ouvriers qui travaillaient directement dans les firmes. Ils ont toute une documentation, dans certains cas, ce sont de véritables mines d’information mais si on ne fait rien, elles disparaîtront avec eux !

 

On laisse donc les ateliers du patrimoine écrire l’Histoire ?

Oui mais ce n’est pas suffisant. Ce ne sont pas des spécialistes, ce sont des passionnés qui font ce qu’ils peuvent ! A l’échelle des quartiers, il y a des gens qui font des recherches dans leur coin comme en témoigne la revue « Rive gauche ». Ce qui est un peu particulier avec l’histoire industrielle, c’est qu’on interroge des gens qui ont travaillé, qui ont des connaissances qui touchent à la fois les aspects techniques et sociaux. Il devient urgentissime d’engager un travail de recueil de cette mémoire orale ! Les entreprises ou les descendants des fondateurs sont à la fois très méfiants et très contents lorsqu’on fait la démarche de recueillir leurs témoignages. Une vraie demande existe !

 

Comment se positionne la recherche universitaire lyonnaise sur les questions de mémoire industrielle et d’innovations technique  ?

A Lyon, au niveau universitaire, il y a eu un pôle très important autour de l’histoire sociale, avec beaucoup de travaux faits sur l’histoire ouvrière mais beaucoup moins de recherches sur l’histoire économique. Cette pauvreté est toujours vraie aujourd’hui : j’ai regardé les sujets de thèses en cours de préparation. Beaucoup de thèses en histoire sociale sont en cours mais peu concernent l’histoire économique. Au centre Pierre Léon, spécialisé dans d’histoire économique et sociale, les grandes thèses ont été faites en histoire sociale, grâce à Lequin, Garden. Cela a été un choix de ne pas mettre des moyens sur des études de firmes. Dans le laboratoire de recherches auquel j’appartiens, le LARHRA, il existe une équipe « société, entreprises et territoires » mais les recherches portent sur les systèmes de production, la gestion des entreprises, le patronat, pas sur les sociétés en tant que telles. A Grenoble, il y a beaucoup plus de travaux sur des histoires d’entreprises ou des secteurs industriels, on peut citer les travaux de Pierre Cayez, universitaire grenoblois, sur des firmes lyonnaises dont Rhône-Poulenc.

 

Pourquoi ce désintérêt ?

Tout ce qui est « histoire locale » est assez mal vu par le milieu universitaire, l’histoire industrielle et des techniques n’est pas « tendance », du moins à Lyon. Le terrain est laissé à des érudits ou à des passionnés. Les universitaires qui travaillent sur ces sujets sont plutôt marginalisés. Dans d’autres universités, c’est différent. A Grenoble par exemple, des travaux sont menés sur l’histoire industrielle. Dans l’Est de la France, il y a des musées d’histoire technique, sur l’automobile, le papier peint, l’électricité, le chemin de fer… Et dans les universités, des laboratoires sont chargés d’étudier l’histoire des techniques. En revanche, à Lyon, il n’y a jamais eu de recrutement universitaire sur l’« histoire des techniques ».

L’autre problème au niveau local c’est qu’il n’y a pas de grande revue lyonnaise d’Histoire. S’il y avait des publications, les personnes travaillant de manière un peu isolée pourraient se faire connaître, il y aurait peut être une émulation, des collections pourraient être lancées…

 

Les Lumière ont-il une place à part dans la catégorie des grands inventeurs ?

Oui, c’est assez ahurissant, le château d’Auguste a failli être démoli, sauvé in extremis par une pétition de Bertrand Tavernier dans les années 60, à la même époque de la démolition de la villa des Frères Louis et Auguste. L’Institut Lumière est spécialisé dans le cinéma et ne s’intéresse pas aux autres inventions des Lumière, pourtant considérables. Il existe en outre une rivalité avec la famille Lumière dont certains membres ont le sentiment d’avoir été écartés de l’histoire par l’Institut…Les Lumière n’ont pas, à la différence par exemple d’un Paul Berliet avec sa fondation, eu le souci de maintenir la mémoire de l’entreprise. Ce sont à ce titre plus des inventeurs que des entrepreneurs.

Grâce à son centre de documentation, la fondation Berliet permet d’ailleurs aux chercheurs de réaliser des travaux universitaires, donc de travailler véritablement en historien et non de subir les discours tous faits, orientés ou formatés des industriels. Les archives Lumière ont d’ailleurs presque entièrement disparues, certainement lors de la démolition d’une des usines, dans les années 80, à l’emplacement du lycée professionnel. Lorsque j’ai rencontré Trarieux-Lumière, qui a travaillé dans les dernières usines de l’entreprise à Feyzin, il avait des éléments d’archives chez lui. Les quelques éléments sur la mémoire des Lumière qui ont échappé à la destruction sont donc très dispersés.

 

Est ce qu’aujourd’hui les Lumière peuvent être un emblème de l’innovation dans l’agglomération ?

Oui car ils touchent à beaucoup de domaines de la chimie au monde médical. Si on développe un peu par exemple le côté médical, on constate qu’Auguste avait mis en place une sorte de « philosophie » autour de la médecine en s’attachant à la rendre plus humaine, plus accessible…Il réfléchissait aussi à la structure pavillonnaire hygiéniste de l’hôpital Grange Blanche. Herriot lui rendra d’ailleurs hommage. Jeanne Koehler, sœur de Louis et Auguste Lumière, fut également le bras droit d’Herriot dans la mise en place d’une politique pour la petite enfance. Mais les Lumière ont subit des règlements de compte, avec par exemple l’épisode du billet de banque qui devait être à leur effigie. On met en avant que les frères ont été dans le conseil municipal sous Vichy mais on oublie qu’ils étaient très âgés, leur correspondance très critique à l’égard de Vichy, que la clinique Lumière travaillait pour les résistants et qu’Henri Lumière était lui-même résistant ! A Lyon, même pour les lyonnais, sans parler de complot, on constate l’existence d’une sorte d’« anti-histoire » !