Vous êtes ici :

Thomas Pelte (Agence de l’eau) : « Il faut construire un débat sur les usages de l’eau avant d’être en situation de crise »

Interview de Thomas Pelte

Portrait de Thomas Pelte
© Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse
Chef du service Ressources en eau, milieux et fleuve Rhône, à l’Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse

L’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse est « un établissement public du ministère de l’environnement, dédié à la préservation de l’eau. Elle perçoit l’impôt sur l’eau payé par tous les usagers. Chaque euro collecté est réinvesti auprès des collectivités, acteurs économiques et agricoles pour lutter contre les pollutions et mieux utiliser l’eau disponible, à travers un programme pluriannuel d’intervention ». 

Son domaine d’intervention couvre notamment le bassin versant Rhône-Méditerranée, c’est-à-dire « le territoire sur lequel toute goutte d’eau ruisselle vers les rivières qui alimentent le Rhône, ses affluents et les fleuves côtiers pour rejoindre la méditerranée ». Il couvre 23 % du territoire national et concerne 14 millions d’habitants.

Dans le cadre de ses missions, l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse organise la concertation avec les acteurs locaux, produit et diffuse la connaissance sur l’eau. 

C’est à ce titre que Thomas Pelte, chef du service Ressources en eau, milieux et fleuve Rhône, a coordonné un rapport en 2017 sur les « Impacts du changement climatique dans le domaine de l’eau sur les bassins du Rhône-Méditerranée et Corse ». Dans cet entretien, il revient sur les principaux enseignements de ce rapport et aborde plus largement les interdépendances entre secteurs et entre territoires.
 

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 03/11/2022

Vous avez coordonné le rapport de l’Agence de l’eau sur les impacts du changement climatique dans le domaine de l’eau. Quel était le contexte ?

L’Agence de l’eau a construit une stratégie dans le domaine de l’eau qui s’appelle le « Plan bassin d’adaptation au changement climatique », et qui a été adoptée par le Préfet coordinateur de bassin en 2014. Ce plan est actuellement en cours de révision, sous l’autorité du Comité de bassin. La version révisée devrait être adoptée en 2023.

Pour élaborer ce plan, nous nous sommes fondés sur les connaissances scientifiques qui donnent une idée assez précise de ce à quoi il faut se préparer.

Quels sont les enseignements clés de ce rapport à l’échelle du bassin Rhône Méditerranée ?

Les modèles convergent tous pour dire que ces tendances vont s’aggraver à l’avenir : il fera plus chaud

Il va notamment faire plus chaud, et c’est d’ailleurs un phénomène qu’on observe déjà, avec un réchauffement constaté de 1,8°C au cours des soixante dernières années à l’échelle de l’ensemble du bassin versant. Cette moyenne cache des écarts entre régions, mais aussi entre saisons, puisque le réchauffement est globalement plus marqué l’été. Les modèles convergent tous pour dire que ces tendances vont s’aggraver à l’avenir : il fera plus chaud. C’est le phénomène le plus marquant, qui joue ensuite sur l’ensemble du cycle de l’eau.

 

Carte montrant les département impacté par le Rhône
Répartition géographique par département du bassin versant du Rhône© Agence de l’eau

Ce réchauffement constaté sur le bassin du Rhône est-il supérieur à la moyenne mondiale ?

La moyenne mondiale de réchauffement constatée est encore inférieure à 1,5°C, mais le sud-est de la France est un « hotspot » de réchauffement climatique. Un travail mené récemment montre par ailleurs que le secteur de l’Ardèche et des Cévennes s’est davantage réchauffé que le Nord du bassin ou que la partie alpine. Il y a aussi des différences entre le Nord et le Sud du bassin. La moyenne de réchauffement constatée de 1,8°C se situe dans une fourchette allant de 3,6°C de réchauffement à certains endroits et certaines saisons, à moins de 1,5°C en d’autres endroits.

La partie sud, plus sèche, se réchauffe donc davantage que la partie nord du bassin

Oui, mais les travaux en cours ne sont pas tous d’accord sur ces tendances. Certains travaux montrent que des secteurs dits « frais », comme la montagne ou la partie nord du bassin, connaissent un réchauffement plus rapide, ce que ne confirment pas forcément les travaux plus récents. Il se peut toutefois que ces secteurs frais restent moins chauds que les autres secteurs, mais subissent un réchauffement plus rapide.

Parmi les scénarios du GIEC, y en a-t-il un qui semble se détacher pour l’avenir ?

On considère tous les scénarios, y compris les plus optimistes, qui supposent par exemple le respect des accords de Paris. Mais malheureusement, la tendance actuelle tend à nous rapprocher des scénarios les plus pessimistes.

Ces changements de température ont-ils des effets sur les précipitations ?

Ce qui est attendu, mais sans être encore bien mesuré sur le plan statistique, c’est qu’il pourrait tomber autant d’eau que par le passé mais de manière plus irrégulière, avec des précipitations plus violentes mais plus rares et une forte variabilité interannuelle

On observe clairement moins de précipitations neigeuses, ce dont on pouvait se douter du fait du réchauffement. Sur le bassin, cette baisse de précipitations neigeuses est de l’ordre de 14 % au cours des soixante dernières années. En revanche, pour ce qui concerne l’ensemble des précipitations, on ne constate pas de tendance nette au cours des décennies passées à l’échelle du bassin. Ce qui est attendu, mais sans être encore bien mesuré sur le plan statistique, c’est qu’il pourrait tomber autant d’eau que par le passé mais de manière plus irrégulière, avec des précipitations plus violentes mais plus rares et une forte variabilité interannuelle. Pour l’avenir, la tendance n’est pas très nette, certains travaux anticipent davantage de pluie sur le nord du bassin et en hiver, alors que sur la partie sud du bassin – en dessous de Valence pour faire simple – il pourrait y avoir moins de pluie en été comme en hiver.

Est-ce que la modification du cycle de l’eau aura des effets sur les risques naturels, notamment les risques d’inondations ou de tempêtes ?

Entre la pluie extrême et l’inondation, il y a un facteur très important qui est l’aménagement du territoire. Certains secteurs sont devenus inondables alors qu’ils ne l’étaient pas avant, à cause de l’artificialisation du bassin versant

Statistiquement, le risque n’est pas encore très bien établi. Il s’agit de phénomènes extrêmes et par nature assez rares, on a donc assez peu de données historiques. Sur les Cévennes, les scientifiques notent une tendance à l’aggravation des pluies abondantes, avec de plus en plus de crues liées aux fortes précipitations. On sait que le changement climatique augmente le risque de pluies extrêmes, mais les modèles ne permettent pas de quantifier ce phénomène. Il faut donc s’y préparer. Mais entre la pluie extrême et l’inondation, il y a un facteur très important qui est l’aménagement du territoire. Certains secteurs sont devenus inondables alors qu’ils ne l’étaient pas avant, à cause de l’artificialisation du bassin versant.

Le débit des cours d’eau va-t-il être impacté ?

À l’échelle de l’année, il ne devrait pas y avoir de baisse globale du volume d’eau qui coule dans le Rhône, mais les basses eaux estivales devraient continuer à se creuser

Les débits du Rhône ont déjà baissé en été entre 1960 et aujourd’hui. En aval, à la station d’hydrologie du Rhône de Beaucaire, on constate une baisse de 15 % du débit du mois d’août du Rhône ces trente dernières années. On observe également que le pic de fonte de la neige et des glaciers est plus précoce, il s’est avancé d’une vingtaine de jours. Autrement dit, l’écoulement de l’eau dans le Rhône est en train de changer. Une étude que nous avons récemment portée confirme cette tendance à l’avenir : à l’échelle de l’année, il ne devrait pas y avoir de baisse globale du volume d’eau qui coule dans le Rhône, mais les basses eaux estivales devraient continuer à se creuser, avec une baisse à prévoir d’environ 20 % au mois d’août en aval du Rhône, par rapport au débit actuel.

Quels sont les phénomènes qui expliquent majoritairement ces évolutions à l’échelle du bassin ? L’effacement des glaciers et la fonte plus précoce des neiges jouent-ils un rôle central ?

C’est en effet une particularité du Rhône d’avoir un débit soutenu pour partie par des glaciers et par la fonte des neiges. Mais ce n’est pas le facteur majoritairement en cause dans l’évolution du débit du fleuve. L’assèchement des sols est plus important encore, car il modifie l’impact des pluies sur le ruissellement et l’écoulement. Or cet assèchement, qui est dû au réchauffement et à l’évolution d’autres facteurs climatiques comme le vent, va encore s’aggraver à l’avenir. Le facteur pluie ne va pas être le plus décisif quant à la manière dont va évoluer la ressource : l’interaction eau-sol est vraiment un élément clé de l’évolution du cycle de l’eau face au changement climatique.

Plus en profondeur, dans les sols, est-ce qu’il faut également s’attendre à des évolutions des masses d’eau souterraines ?

Deux facteurs influencent particulièrement l’état des nappes : la contribution des ruissellements et de l’infiltration qui rechargent les nappes, mais aussi l’inertie de ces nappes. Les eaux souterraines constituent un énorme stock d’eau qui va réagir très différemment par rapport aux eaux de surface. L’impact sur le niveau des nappes se déroule avec beaucoup plus d’inertie, ce qui peut laisser imaginer que la sensibilité des nappes au changement climatique est plus faible.

Ceci étant dit, même si on n’a pas de données historiques permettant de démontrer que c’est déjà le cas, les modèles nous amènent à envisager à l’horizon de trente ans une baisse de recharge pluviale des nappes. On évoque un ordre de grandeur de -15 % de leur recharge  sur le bassin, avec des écarts importants selon les scénarios de réchauffement, allant de quelques pourcents à plus de 50 % selon les secteurs.

Il faut remarquer également que certaines nappes sont très sensibles à ces évolutions, alors que d’autres pas du tout, mais on ne dispose pas encore d’analyse suffisamment fine pour discriminer ces situations.

L’eau interagit également fortement avec les végétaux et la biodiversité. À quoi faut-il s’attendre avec le réchauffement climatique ?

Les travaux scientifiques montrent que le premier facteur de perturbation des écosystèmes aquatiques reste la dégradation des milieux par les activités humaines. Mais la part du changement climatique devient significative et va s’aggraver, notamment parce qu’il y aura moins d’eau et qu’elle sera plus chaude

Pour appréhender ce phénomène, on s’appuie beaucoup sur les mesures d’évapotranspiration et leur évolution. Globalement, on constate que c’est de plus en plus sec, et on sait que le phénomène va s’aggraver.

Cela impacte bien entendu la recharge des nappes et l’écoulement des cours d’eau, comme on a pu le voir cet été 2022, avec un assèchement des cours d’eau très au-dessus de la moyenne. Il faut s’attendre à ce que ce soit de plus en plus fréquent, ce qui veut dire que les milieux aquatiques se fractionnent, avec une discontinuité de plus en plus importante de l’écoulement des cours d’eau et une dégradation de l’habitat de nombreux organismes.

Mais les zones humides se dégradent et se morcellent également, ainsi que les zones d’interface avec les milieux humides, qui sont des réservoirs de biodiversité très importants pour le fonctionnement de l’hydrosystème. Ces phénomènes sont complexes et, même si on n’a pas d’observation statistique très nette de ces tendances, on a suffisamment de signes pour considérer qu’il faut se préparer à ces phénomènes et les anticiper.

Ceci étant dit, les travaux scientifiques montrent que le premier facteur de perturbation des écosystèmes aquatiques reste la dégradation des milieux par les activités humaines. Mais la part du changement climatique devient significative et va s’aggraver, notamment parce qu’il y aura moins d’eau et qu’elle sera plus chaude. Cela veut dire que l’activité humaine, qui est le premier facteur de dégradation, peut aussi devenir un facteur d’amélioration de la situation afin de limiter les effets du changement climatique - en réhabilitant les milieux aquatiques là où on les a dégradés.

Parmi les activités humaines, l’agriculture semble particulièrement menacée par les perturbations du cycle de l’eau. Qu’en est-il réellement ?

Il existe un transfert d’eau entre le Rhône et le secteur de Béziers, qui vise à alimenter l’agriculture mais aussi les réseaux d’adduction. L’Ardèche bénéficie aussi de transferts d’eau en provenance de la Loire. Ces dispositifs ont mobilisé de gros investissements, mais le changement climatique va interroger la durabilité de ces systèmes

L’agriculture reste un des principaux préleveurs d’eau sur le bassin. Une partie de l’activité agricole a notamment besoin d’eau pour l’irrigation, et ce alors même que l’eau va se raréfier. À activité constante, la question du poids relatif des différentes activités qui prélèvent de l’eau va donc se poser. Le problème, c’est que l’agriculture est confrontée à l’assèchement des sols et à l’augmentation des températures, qui vont accroître ses besoins en eau. Si on conserve les cultures actuellement en place, les besoins en irrigation vont augmenter. C’est ce qu’on appelle l’effet ciseau : il y aura moins d’eau disponible, d’un côté, et de l’autre côté les besoins en eau vont augmenter.

Il va donc falloir trouver des solutions, car ce phénomène est déjà source de conflits entre usages, notamment concernant les investissements liés aux retenues collinaires ou aux équipements qui visent à transférer de l’eau d’un secteur à un autre. Par exemple, il existe un transfert d’eau entre le Rhône et le secteur de Béziers, qui vise à alimenter l’agriculture mais aussi les réseaux d’adduction. Il y a également un transfert d’eau important à partir de la Durance vers la Côte d’Azur, sans lequel cette région n’aurait pas pu se développer comme elle l’a fait. L’Ardèche bénéficie aussi de transferts d’eau en provenance de la Loire. Ces dispositifs ont mobilisé de gros investissements, mais le changement climatique va interroger la durabilité de ces systèmes, car les régions qui en bénéficient se sont développées sans imaginer un jour pouvoir manquer d’eau.

Cela pose vraiment la question du partage de l’eau à l’avenir, entre des zones qui disposent d’eau et d’autres qui en manquent, dans un contexte où la ressource va devenir plus rare, en particulier en période estivale. Il faut donc parvenir à apaiser les débats autour de ces questions, pour choisir les bons investissements.

À ce propos, les retenues collinaires font aujourd’hui l’objet de nombreuses contestations. Est-ce que le modèle agricole et les types de cultures pratiquées ne vont pas devoir évoluer pour faire face au changement climatique ?

Il y a donc deux leviers : un premier qui peut sembler rassurant parce qu’il consiste à investir dans des ouvrages hydrauliques pour avoir toujours autant d’eau disponible, et un autre qui consiste à faire évoluer l’agriculture pour avoir moins besoin d’eau, dans un contexte où elle va se raréfier

La difficulté est vraiment d’envisager de faire autrement que ce qu’on faisait avant. On imagine souvent l’avenir comme le prolongement du passé, mais pour l’agriculture, et face au changement climatique, il y a quand même de vraies interrogations à avoir. Y aura-t-il assez d’eau pour envisager de continuer comme on le voudrait ?

Ceci étant dit, on a pour l’instant de la marge de manœuvre sur notre bassin, parce qu’on dispose de systèmes d’irrigation qui ont encore un potentiel d’économie d’eau assez élevé. On utilise par exemple beaucoup de canaux d’irrigation qui fonctionnent de manière gravitaire, avec pas mal de pertes par évaporation ou par fuites. On pourrait donc très bien optimiser ces systèmes de transfert d’eau afin d’en limiter les pertes. On travaille d’ailleurs depuis longtemps avec la profession agricole sur le sujet, notamment sur la partie sud du bassin, et il y a encore des progrès à faire en la matière.

L’autre solution consiste à s’interroger sur les besoins en eau, en lien avec le choix des cultures et des types de pratiques, en particulier dans un contexte d’assèchement des sols. Il y a des leviers qui restent largement à investir autour du travail du sol. Comme je l’ai évoqué, le changement climatique souligne l’importance des interactions eau-sol, or c’est un enjeu qu’on a jusqu’à présent peu exploré, avec une politique de l’eau très orientée sur les tuyaux. L’agroécologie, la couverture des sols ou le non-labourage sont autant de pratiques, parfois anciennes, qui reviennent au goût du jour, notamment parce que ces pratiques permettent de maintenir l’humidité des sols.

Il y a donc clairement deux leviers : un premier qui peut sembler rassurant parce qu’il consiste à investir dans des ouvrages hydrauliques pour avoir toujours autant d’eau disponible, et un autre qui consiste à faire évoluer l’agriculture pour avoir moins besoin d’eau, dans un contexte où elle va se raréfier.

C’est ce débat que les contestations actuelles des méga-bassines font apparaître, selon vous ?

Aujourd’hui, les deux leviers coexistent et l’équilibre n’est pas encore trouvé sur certains territoires, comme l’illustre le cas symptomatique de Sainte-Soline : ceux qui refusent les bassines mettent en avant le second levier, alors que les pro-bassines affirment ne pas pouvoir continuer sans sécuriser l’accès à l’eau. 

Mais il y a aussi un autre aspect important à prendre en compte, c’est le coût-bénéfice de ces investissements : qui paye, et au bénéfice de qui ? Ces ouvrages coûtent cher, ils consomment de l’énergie et reposent sur les finances publiques, au bénéfice de quelques bénéficiaires, ce qui explique également pour partie pourquoi le débat est tendu autour de ces questions. 

 

Au-delà de l’agriculture, comment le changement climatique va-t-il impacter les réseaux d’adduction potable ?

Certaines zones sont déjà en tension en période de basses eaux, ce qui les oblige à s’interroger sur les économies possibles. Il faut bien entendu commencer par lutter contre les fuites sur les réseaux d’eau potable, sachant qu’en moyenne un litre d’eau prélevé sur cinq est perdu. Il ne s’agit pas d’atteindre le 100 % de performance globale, ce n’est pas techniquement réaliste, mais on peut toutefois améliorer le rendement, notamment sur certains réseaux qui sont très en dessous de la moyenne de 80 % aujourd’hui constatée – avec parfois des secteurs à moins de 50 % de performance.

Cela représente des millions d’euros à investir dans la gestion durable des infrastructures de réseau, qui relève de la compétence des collectivités locales, et qui est en grande partie financée par la facture d’eau. Le prix de l’eau doit payer l’entretien des réseaux. Dans des situations de déséquilibre, cette fiscalité doit alimenter un cercle vertueux. En tout cas, c’est ce qu’on encourage.

Comme pour l’agriculture, l’autre aspect à interroger c’est la politique d’extension urbaine : est-ce que certaines agglomérations peuvent continuer à avoir une offre de foncier qui vise à faire venir toujours plus de population là où la ressource risque de manquer ? Cette question commence à se poser dans certains secteurs.

La police de l’eau tente parfois de faire obstacle à ces projets, mais elle est confrontée à un problème d’acceptabilité ou un manque de compréhension. Cette question se pose par exemple sur la zone littorale, où entre également en jeu une dimension saisonnière puisque le tourisme et les résidences secondaires font augmenter les consommations d’eau en été. En principe, avant d’étendre les zones d’habitation, on doit vérifier que la ressource en eau est disponible, mais ce facteur est rarement considéré comme un obstacle à l’urbanisation.

Est-ce que cela signifie que les incitations à réduire sa consommation risquent de se multiplier à l’avenir, notamment pendant les périodes de tension sur la ressource ?

Les mesures de restriction telles que celles qu’on a pu connaître cet été sont légitimes en situation de crise. Ce qui est anormal, c’est qu’on soit régulièrement dans de telles situations, c’est-à-dire quasiment tous les ans et sur des périodes de plus en plus longues. On manque de recul statistique, mais tout le monde sent bien que la gestion de crise est de plus en plus récurrente. Si on ne met pas en place une politique de gestion durable de la ressource, le dernier régulateur, c’est la crise.

Si vous ne voulez pas améliorer vos réseaux ou réguler votre offre de lotissements, par exemple, il faut s’attendre à ce que, à la fin, cela aboutisse à des restrictions. C’est très inconfortable, et c’est la raison pour laquelle il faut réserver ces outils à des situations de crise, en investissant en amont dans les outils de gestion durable de la ressource que j’ai évoqué précédemment. Quand il y a un manque d’eau possible, notamment en été, il faut être capable d’organiser le partage.

À ce propos, les débats ont été vifs cet été concernant certaines restrictions qui ont parfois été vécues comme injustes. Par exemple, lorsque la mise à niveau des piscines ou l’arrosage des golfs étaient autorisés, alors que l’arrosage des potagers était interdit…

Ce qu’il faut, c’est construire ce débat sur les usages de l’eau avant d’être en situation de crise. Quand on constate qu’on est potentiellement en tension, on se met autour de la table pour réinterroger les besoins des uns et des autres et essayer de voir le niveau de contrainte que cela induit sur les infrastructures et sur les pratiques

La crise est contraignante, et celui qui est contraint va naturellement se rebeller : « Pourquoi moi, et pas l’autre ? ». On retombe donc sur la question de l’arbitrage (celui du préfet en l’occurrence) et on interroge la justice ou l’équité dans les choix qui ont été faits. En situation de crise, on essaie de rattraper le coup, on fonctionne donc en mode dégradé. Ce qu’il faut, c’est construire ce débat sur les usages de l’eau avant d’être en situation de crise.

Quand on constate qu’on est potentiellement en tension, on se met autour de la table pour réinterroger les besoins des uns et des autres et essayer de voir le niveau de contrainte que cela induit sur les infrastructures et sur les pratiques. L’important, c’est vraiment d’anticiper et de ne pas attendre la crise pour poser le débat et interroger les besoins.

Sur le bassin Rhône-Méditerranée, on a identifié 70 secteurs potentiellement sous haute tension et qui méritent particulièrement ce genre de démarche. 63 d’entre eux ont développé des plans de partage de l’eau, c’est-à-dire des dispositifs collectifs qui font un état de la situation et identifient les leviers d’action. Quand on fait une telle démarche, les ouvrages nécessaires pour l’agriculture ou l’adduction d’eau potable sont mieux acceptés. Sans ce travail, on peut arriver directement au conflit, parce que celui qui apporte une solution sera directement critiqué par les autres qui vont considérer qu’il confisque l’eau à son profit. C’est le genre de situation qu’il faut éviter : que chacun apporte sa solution au détriment des autres.

Au-delà de l’agriculture et de l’eau potable, est-ce que d’autres usages de l’eau peuvent poser problème à l’avenir ? Je pense notamment au nucléaire.

Le rejet d’eau de refroidissement des centrales nucléaires est piloté en fonction du binôme débit et température. Dans un Rhône qui se réchauffe, et avec moins d’eau en été, le niveau de contrainte des centrales va donc augmenter. En l’état actuel, le changement climatique met en balance des choix entre énergie et milieu naturel : soit l’État exige au nom de la réglementation de fermer des tranches nucléaires parce que l’eau est trop chaude, soit l’État déroge à cette réglementation au détriment des écosystèmes. Cela invite à une réflexion sur l’évolution des équipements et de leur consommation d’eau pour le refroidissement.

Comment est prise en compte aujourd’hui cette question de l’adaptation au changement climatique au niveau du bassin Rhône-Méditerranée ?

Il y a beaucoup de choses qu’on faisait déjà dans le domaine de l’eau dans ce cadre, mais qui doivent être faites plus fortement et plus vite avec le changement climatique. On sait ce qu’il faut faire, notamment parmi ce qui a été évoqué précédemment à propos de la gestion de la ressource, mais aussi en ce qui concerne la restauration des milieux aquatiques et des zones humides. Et les Agences de l’eau sont là pour aider au financement de ces actions.

Reste à savoir si on en fait assez pour faire face au phénomène. La réactualisation de la stratégie permet d’interroger cette intensité. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la stratégie se fait sous l’autorité du Comité de bassin, c’est donc le fruit d’un débat et d’un arbitrage. Or, face au changement climatique, tout le monde n’est pas forcément d’accord sur les solutions à apporter : ce qui peut être une bonne solution pour un usage donné peut, en revanche, être une mauvaise idée pour un autre usage. Pour éviter d’en arriver au bras de fer, c’est important que l’éventail des solutions soit posé sur la table dans un cadre concerté, et que le choix (qui devient ici une stratégie) soit discuté dans le cadre d’une bonne gouvernance. C’est ce à quoi sert le Comité de bassin.

Est-ce que cela signifie que ces instances de gouvernance vont devoir se développer davantage à l’avenir, pour discuter de ces arbitrages à l’échelle locale ?

La démarche prospective est par exemple encore mal appropriée. Le réflexe consiste en général à tirer le fil du passé vers le futur, donc à faire de la prévision. Mais l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare, ce qui suppose de travailler autour de plusieurs scénarios et de proposer des solutions permettant de rendre ces scénarios possibles

La gouvernance territoriale de l’eau en France est déjà bien organisée, avec par exemple les schémas d’aménagement et de gestion de l’eau, les Établissements Publics Territoriaux de Bassin ou encore les différents syndicats intercommunaux qui gèrent les compétences liées à l’eau et aux milieux aquatiques. Les outils de gouvernance existent. Ce qui manque, c’est plutôt l’ingénierie permettant d’intégrer l’anticipation de manière éclairée dans leurs plans d’action. La démarche prospective est par exemple encore mal appropriée. Le réflexe consiste en général à tirer le fil du passé vers le futur, donc à faire de la prévision. Mais l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare, ce qui suppose de travailler autour de plusieurs scénarios et de proposer des solutions permettant de rendre ces scénarios possibles. C’est probablement le genre de choses qu’il faut arriver à développer et déployer dans les démarches territoriales à l’avenir.

Pour résumer, je dirais que dans le domaine de l’eau on sait à quoi on doit se préparer. On sait également ce que l’on peut faire. Ce qui est important, face au changement climatique, c’est de savoir comment agir plus vite ou plus fort, et cela suppose d’interroger l’avenir face aux solutions possibles, en ayant une démarche plus prospective.