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Quelle politique face à une croissance en berne ?

Interview de Eric Vidalenc

Expert des questions énergétiques et de croissance économique

<< Si demain la croissance est à zéro, nous serons face à des choix autrement plus compliqués. Il nous faudra refaire de la politique >>.

Responsable du pôle transition énergétique à la Direction Régionale Hauts de France de l’ADEME,  Eric Vidalenc a animé auparavant la prospective au service économie et prospective. Il est aussi conseiller scientifique de Futuribles notamment sur les questions énergétiques, urbaines et de croissance économique. Avec Jacques Theys, il a dirigé l’ouvrage Repenser la ville dans la société post carbone (2013). Eric Vidalenc réfléchit aux questions économiques, énergétiques et technologiques sur son blog personnel chez Alternatives Economiques. Nous l’interrogeons ici en tant qu’expert sur les perspectives de croissance et les implications d’une croissance qui serait durablement faible.

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Date : 28/02/2017

Quelles sont les perspectives de croissance économique à long terme ?

la croissance économique forte a été une exception qui a pris fin

Le taux de long terme que la plupart des économistes projettent dans leurs modélisations est de l’ordre de 2% pour les pays développés. Là où il reste un clivage significatif, c’est entre ceux qui pensent que nous sommes en passe de sortir de la crise post-2008 et retrouver des niveaux de croissance forts, et ceux qui, tel Robert Gordon, défendent l’idée que la croissance économique forte a été une exception qui a pris fin. Ensuite, il est important de considérer le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant. Si l’on compare les taux de croissance Europe / Etats-Unis sans prendre en compte la démographie, on oublie la moitié du « moteur », parce que la croissance liée au fait migratoire est très forte aux Etats-Unis, même s’il est possible que cela change demain avec la présidence de Donald Trump.

Dans son livre The Rise and Fall of American Growth (« Ascension et chute de la croissance américaine ») publié en 2016, l’économiste américain Robert Gordon estime qu’à l’avenir la probabilité la plus forte est celle d’une stagnation. Quels sont ses arguments ?

En le lisant, nous prenons conscience de l’immense changement que les Etats-Unis et au-delà, l’humanité ont connu

Son livre est une somme de 800 pages, qui en 20 chapitres, aborde l’alimentation, l’éducation, la culture, la santé, la mobilité, le logement, et se demande en quoi ces secteurs ont été bouleversés par les progrès techniques des 150 dernières années. Son explication du ralentissement de la croissance vaut à mon sens pour les pays industrialisés, parce que les Etats-Unis sont précurseurs d’un certain mode de développement. L’intéressant dans son ouvrage est la mise en perspective. Il consacre la moitié du livre à la révolution qui s’est produite à l’intérieur et à l’extérieur de la maison entre 1870 et 1940. En l’espace d’environ 70 ans, les habitations se sont connectées au réseau d’eau potable, à celui de l’eau usée, nous avons l’électricité, le chauffage, accès aux télécommunications (téléphone, radio, télévision…) et donc à l’information et à la culture au sein du foyer, aux moyens de transport donc à la mobilité, aux « systèmes » de santé, d’éducation… En le lisant, nous prenons conscience de l’immense changement que les Etats-Unis et au-delà, l’humanité ont connu. Les bases du monde contemporains sont alors posées et les améliorations du quotidien se traduisent à travers quelques indicateurs emblématiques : amélioration des conditions de vie et de travail, baisse du temps de travail, division par cinq de la mortalité infantile, hausse de l’espérance de vie, etc. De multiples petites révolutions, fruit d’innovations techniques, sociales, économiques, ont fait système. Robert Gordon l’affirme : cela s’est passé une fois et ne se reproduira plus. Manque-t-il d’imagination ? En tout cas il est difficile d’imaginer un bouleversement aussi structurel, aussi transformateur à tous les niveaux. L’espérance de vie par exemple s’est envolée grâce à une alimentation suffisante et diversifiée au quotidien et par l’hygiène au travers de l’urbanisme, l’accès à l’eau potable et au réseau d’eaux usées dans la ville. Les politiques de santé sont intervenues de façon plus marginale sur l’espérance de vie, alors qu’aujourd’hui nous avons tendance à nous focaliser sur les systèmes de soin, qui ne sont que la partie curative de la question. Pour le futur, on l’aura compris, la stagnation est pour Gordon la perspective la plus probable. 

Robert Gordon est parfois qualifié de « technopessimiste » par opposition aux « technoptimistes » qui défendent l’idée que la troisième révolution industrielle, notamment provoquée par les outils numériques et la robotique, va tirer la croissance dans les décennies à venir. L’histoire ne leur donne-t-elle pas raison, puisque la première et la deuxième révolution industrielles nous ont durablement apporté de la croissance économique ?

La troisième révolution industrielle ne donne pas lieu jusqu’à présent à une croissance forte

Il ne fait pas de doute que le progrès technique va s’incorporer à la société, va percoler petit à petit. Mais que l’on accélère cette intégration dans les différentes sphères productives via des mesures incitatives ou qu’on laisse faire, cela ne changera pas grand-chose sur le long terme. J’aurais tendance à penser que les pays avancés vont structurellement vers de la croissance faible à moyen terme. La troisième révolution industrielle ne donne pas lieu jusqu’à présent à une croissance forte, à l’exception des Etats-Unis à la fin des années 1990 où l’on a assisté à un rebond de la productivité et de la croissance sans doute suscité par les innovations réalisées dans ce domaine. Si l’on suit Robert Gordon, en termes d’infrastructures, nous ne pouvons pas mettre au même niveau le numérique et l’ensemble des infrastructures précédentes. C’est même parce que toutes les infrastructures du socle socio-technique existent que l’on peut poser la « petite couche » numérique supplémentaire. Les gains de productivité furent exceptionnels — la productivité horaire était de 2,8% par an dans les années 1920-1970 — et ne pourront plus être atteints selon Gordon, y compris en raison de tout un ensemble de raisons qui dépassent la seule question technique (vieillissement de la population, inégalités, niveau d’éducation stagnant, dette publique). La croissance est plus complexe que la simple incorporation du « progrès technique » dans la société.

Chez les économistes, quels sont les autres points de débats sur la croissance?

La croissance ne devrait être qu’un indicateur de résultats alors qu’on en fait le préalable à toute politique

Sur la question sociale, la croissance ne résout pas la question des inégalités, mais sans croissance, elle peut devenir plus  délicate encore. C’est la raison pour laquelle l’économiste américain James Kenneth Galbraith (le fils de John K Galbraith), au-delà de son « constat » de la fin du cycle de croissance économique forte, appelle à ce que l’on évite de tomber à une croissance zéro, qui se justifierait pour préserver l’environnement, mais que l’on se maintienne à une croissance faible, parce que sinon la question sociale serait trop forte. C’est le propos de Piketty lorsqu’il dit que le capital croît plus vite que n’augmente la croissance (r>g), ce qui favorise les rentiers face aux travailleurs. Tout cela traduit de manière implicite que les rapports de force en l’état actuel sont défavorables pour traiter la question des inégalités par le biais de mesures de redistribution, et qu’il est plus simple d’attendre la croissance pour que tous en bénéficient.

Le questionnement porte aussi sur l’environnement : la croissance économique aggrave-t-elle la crise environnementale ? Pour la résoudre, a-t-on besoin de croissance ? Traiter la question environnementale pourrait-il provoquer un regain de croissance ? Le rapport « Une société post-croissance pour le XXIème siècle. Peut-on prospérer sans attendre le retour de la croissance ? » (2013) de l’IDDRI l’a dit de manière assez convaincante : nous sommes dans une forme d’incantation, à considérer que sans retour de croissance, nous ne résoudrons pas les défis qui se posent à nous. Tout cela n’est pas nouveau, il y a presque quarante ans, Michel Rocard, Jacques Attali, Bertrand de Jouvenel, Jean-Pierre Chevènement entre autres avaient déjà constatés qu’à elle seule la croissance ne résolvait rien. On inverse bel et bien cause et conséquence. La croissance ne devrait être qu’un indicateur de résultats alors qu’on en fait le préalable à toute politique — d’emploi, de redistribution des richesses, de traitement de la question environnementale, … —. La croissance étant faible, nous nous trouvons alors paralysés. J’y vois un raisonnement qui permet, consciemment ou non, de légitimer l’inaction, de renoncer à faire de la politique.

Sur la question sociale, la croissance ne résout pas la question des inégalités, mais sans croissance, elle peut devenir plus  délicate encore. C’est la raison pour laquelle l’économiste américain James Kenneth Galbraith (le fils de John K Galbraith), au-delà de son « constat » de la fin du cycle de croissance économique forte, appelle à ce que l’on évite de tomber à une croissance zéro, qui se justifierait pour préserver l’environnement, mais que l’on se maintienne à une croissance faible, parce que sinon la question sociale serait trop forte. C’est le propos de Piketty lorsqu’il dit que le capital croît plus vite que n’augmente la croissance (r>g), ce qui favorise les rentiers face aux travailleurs. Tout cela traduit de manière implicite que les rapports de force en l’état actuel sont défavorables pour traiter la question des inégalités par le biais de mesures de redistribution, et qu’il est plus simple d’attendre la croissance pour que tous en bénéficient.

Le questionnement porte aussi sur l’environnement : la croissance économique aggrave-t-elle la crise environnementale ? Pour la résoudre, a-t-on besoin de croissance ? Traiter la question environnementale pourrait-il provoquer un regain de croissance ? Le rapport « Une société post-croissance pour le XXIème siècle. Peut-on prospérer sans attendre le retour de la croissance ? » (2013) de l’IDDRI l’a dit de manière assez convaincante : nous sommes dans une forme d’incantation, à considérer que sans retour de croissance, nous ne résoudrons pas les défis qui se posent à nous. Tout cela n’est pas nouveau, il y a presque quarante ans, Michel Rocard, Jacques Attali, Bertrand de Jouvenel, Jean-Pierre Chevènement entre autres avaient déjà constatés qu’à elle seule la croissance ne résolvait rien [1]. On inverse bel et bien cause et conséquence. La croissance ne devrait être qu’un indicateur de résultats alors qu’on en fait le préalable à toute politique — d’emploi, de redistribution des richesses, de traitement de la question environnementale, … —. La croissance étant faible, nous nous trouvons alors paralysés. J’y vois un raisonnement qui permet, consciemment ou non, de légitimer l’inaction, de renoncer à faire de la politique.

 [1] FLIPO, "Décroissance", Encyclopædia Universalis

Qu’est-ce qui demain pourrait tirer la croissance ?

La robotisation pourrait doper cette productivité et transformer nos modes de consommation, permettant ainsi de renouer avec une croissance forte

Le retard d’intégration du numérique dans le progrès technique en Europe et en France par rapport aux Etats-Unis devrait donner lieu à un rattrapage, comme le souligne par exemple Gilbert Cette[1]. Ce facteur assez objectif joue en faveur de la croissance. La contribution la plus forte à la croissance est apportée par la productivité horaire du travail. La robotisation pourrait doper cette productivité et transformer nos modes de consommation, permettant ainsi de renouer avec une croissance forte. De ce point de vue, la proposition de « taxer les robots » peut apparaître dangereuse parce que la France a un retard d’intégration du numérique et de robotisation dans l’ensemble de sa sphère industrielle et tertiaire. Avec une taxe, plutôt que de rattraper ce retard, nous risquerions de nous tirer une balle dans le pied en termes de croissance.

Quant aux pays émergents ou potentiellement émergents, ils sont dans des dynamiques de croissance plus élevées. Pour autant, passer de 10% à 6% ou moins en moyenne annuelle (Chine, etc.) pose de vrais problèmes de redistribution, surtout quand cela se fait rapidement. Pour ces pays, la question principale me semble-t-il est de savoir si l’Asie va poursuivre dans cette voie, et si l’Afrique demain s’engagera sur ces mêmes sentiers de croissance, ou inventera un modèle de prospérité plus sobre et frugal en ressources. Si le mode de développement actuel se répand tel quel, les questions environnementales seront redoutables.

[1] Gilbert Cette, Antonin Bergeaud et Rémy Lecat, « Croissance économique et productivité. Un regard sur longue période dans les principales économies développées », revue Futuribles, n°417, janvier 2017

Notre économie est de plus en plus centrée sur les services, et l’on sait qu’en moyenne la productivité est plus faible dans ce secteur que dans l’industrie. N’est-ce pas là un frein objectif à la croissance future, surtout si le volet des services aux personnes reste important ?

Une fois vieux, apprécierons-nous d’être soignés par des robots ?

J’y vois davantage un débat de société et un sujet politique qu’un sujet économique : veut-on aller demain vers une société qui réponde aux enjeux du vieillissement de la population, de santé, d’environnement, avec plus d’intensité en emplois, de services à la personne, ou en supprimant des tâches dès lors que l’on estimera que des métiers (s’occuper des petits vieux…) ne sont pas intéressant et qu’il est possible de les remplacer par des robots ? Une fois vieux, apprécierons-nous d’être soignés par des robots ? Finalement, quelle place voulons-nous donner aux relations interpersonnelles et humaines pour répondre à ces enjeux ? Jean Gadrey ou Florence Jany-Catrice insistent sur ce point dans leurs travaux.

Des économistes soutiennent que tout un pan de la révolution numérique en cours n’est pas pris en compte par les indicateurs de productivité, et finalement que la la croissance n’est pas aussi faible que ne le laisse entendre le PIB. Qu’en pensez-vous ?

Le PIB est une mesure imparfaite des progrès réalisés

Le PIB est une mesure imparfaite des progrès réalisés, mais cela est aussi vrai aujourd’hui qu’hier, et à ce titre les innovations autour du numérique sont aussi mal appréhendées par les grands indicateurs macroéconomiques que les précédentes innovations. Pour illustrer que la sous-estimation des gains de productivité n’est pas nouvelle, Robert Gordon cite une étude de 1994[1] de l’économiste William D. Nordhaus sur l’éclairage dans les foyers. Quand nous en étions à la bougie, toute activité diurne en dehors des heures naturelles était difficilement possible, on ne lisait pas, on ne s’instruisait pas… La vie s’arrêtait une fois le soleil couché. Passer de la bougie à la lampe à pétrole nous a permis de commencer à avoir une vie à domicile en dehors des heures d’éclairage naturel, puis l’éclairage électrique avec la lampe à incandescence a tout changé, dans nos modes de vie, dans l’intensité d’éclairage — nous sommes passés de quelques lumens à des centaines de lumens —, dans la réduction du coût de la lumière, de la pollution et des odeurs au sein du domicile, ou encore des risques d’incendies, maux très problématiques dans des villes largement construites en bois. Robert Gordon explique que tout cela est invisible dans le PIB. Et pourtant quelle évolution, qui se poursuit aujourd’hui avec les technologies nouvelles LBCs ou LEDs qui divise encore la consommation d’énergie par 5, voire 10.

[1] Nordhaus Willian, Do Real-Output and Real-Wage Measures Capture Reality?  The History of Lighting Suggests Not, 1994

Le PIB est un indicateur de richesse critiqué pour de multiples raisons. L’une d’elles est qu’il ne prend pas en compte les activités domestiques et bénévoles. Faudrait-il mieux comptabiliser ces activités ?

A l'échelle du pays, le temps total consacré à ces activités est entre une et deux fois le temps de travail rémunéré

Cela peut faire sens, mais comme souvent une question de seuil ou de limites se pose. Dans son rapport annuel de 2013 « L’économie française, comptes et dossiers » l'Insee avait, pour la première fois, quantifié tous les services domestiques non rémunérés exclus du PIB, et montré que nous sommes beaucoup plus riches que nous le pensons. Le PIB de la France ne serait pas de 2400 milliards d’euros par an, mais plutôt de 3500 ou 4000 milliards. A l'échelle du pays, le temps total consacré à ces activités est entre une et deux fois le temps de travail rémunéré. Pour ajouter au PIB ce qui est ainsi produit, l’Insee avait converti les heures en valeur monétaire, considérant par exemple qu'une heure passée à s’occuper des enfants valait le salaire qu'on aurait versé à une nourrice. Ces travaux venaient à la suite des réflexions de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi pour mettre au point des indicateurs dépourvus des défauts du PIB. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui depuis des années questionne l’économie au prisme de la philosophie, avait écrit un papier, « L’économie obscène »[1] qui illustre bien les risques qu’il y aurait à étendre la comptabilisation de la richesse à ce qui n’est pas aujourd’hui compté. Certains se félicitent, écrivait-il, d’autant plus quand ils penchent à gauche, de voir enfin quantifier une grande partie du travail domestique, parce qu’en proportion il est plus réalisé par des femmes que des hommes, ce qui permet de rééquilibrer l’apport des uns et des autres dans le fonctionnement de la société, de montrer que, même au foyer, les femmes ont une part productive considérable à travers l’éducation des enfants, le ménage, la préparation des repas, etc. Pour lui, ce calcul résulte d'une confusion anthropologique, puisque le partage des tâches relève de l'échange de dons, qui est une manière d’entretenir le lien social en entretenant un système d’obligations réciproques, ce qui n’a rien à voir avec l’échange monétaire. Vouloir tout rémunérer fausse la vision de ce pourquoi nous agissons. Il pousse alors le raisonnement : dès lors que l’on étend la comptabilisation des activités, pourquoi n’avoir pas aussi quantifié les relations sexuelles au sein des couples ? Cela ne pourrait-il pas rentrer dans le PIB puisqu’entre client et prostituée, cela donne lieu à un échange marchand, et que des pays l’ont intégré comme le Royaume-Uni ? Cet exemple, extrême, pousse le raisonnement à l’absurde pour apporter un regard critique sur les effets possibles de la quantification de toutes les activités.

[1]Le Monde, 14 juillet 2013, http://www.lfm.edu.mx/media/2177/léconomie-obscène.pdf

Plus on s’emploie à vouloir assimiler des activités « gratuites » à des activités rémunérées pour mesurer la richesse produite, plus on favorise un monde où tout se monnaye, c’est cela ?

: doit-on continuer à faire de la croissance une fin

En quelque sorte. Le philosophe Jean-Claude Michéa dénonce aussi les formes caricaturales que prend l’économie collaborative aujourd’hui, en pointant les plateformes de services et de location entre particuliers, les Airbnb, Uber, Zilok… À mon sens tout est une question de seuil. Je trouve assez absurde que la plupart des objets de notre quotidien soient très peu utilisés, qu’une voiture reste garée, souvent sur l’espace public, 95% de son temps, etc. La mutualisation, si elle reste mesurée, ne nous ne fait pas basculer dans un monde où tout donne lieu à des échanges tarifiés. En revanche, si nous mettons tout sur un vaste marché, qui s’étend de notre intimité au marché global, grâce aux outils numériques, nous pouvons entrer dans un univers assez anxiogène de marchandisation ultime.

Finalement, de multiples questionnements nous poussent à nous interroger : doit-on continuer à faire de la croissance une fin, ou même un moyen intermédiaire pour d’autres fins (sociales, environnementales, …), ou convient-il de se concentrer sur autre chose ? Si l’on décide que la croissance est une fin en soi, il est justifié de la rechercher, sinon, il convient de privilégier une politique de l’emploi, une politique de l’environnement, etc. Jean-Pierre Dupuy, Jean-Claude Michéa, Florence Jany-Catrice, ou plus largement les économistes réunis dans la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, malgré leurs approches différentes, nous invitent à ce questionnement, à intégrer d’autres indicateurs ou approches. Ils nous poussent à sortir de la réflexion strictement économique. 

La réflexion est-elle engagée sur ce qu’une croissance proche de zéro pourrait changer dans les politiques publiques ? Chez les élus, le discours sur la nécessité de la croissance semble très ancré…

Je vois quand même une différence entre le moment où ces sujets étaient ultra minoritaires, défendus par une poignée d’écologistes, et aujourd’hui où ils apparaissent dans les programmes de plusieurs candidats à l’élection présidentielle. Il me semble y avoir une percolation de ces idées. En France, historiquement, « la gauche » est aussi productiviste que « la droite », mais les lignes bougent un peu, même si l’on reste globalement très focalisés sur la compétition entre territoires, entre états, et sur le toujours plus.

Un des concepts permettant d’engager la réduction de l’empreinte écologique des sociétés est le découplage. Pourrait-on avoir de la croissance tout en émettant moins de gaz à effet de serre, en n’épuisant plus les ressources naturelles, en préservant la biodiversité ?

L’idée qu’il nous faudrait plus de croissance pour répondre à travers l’innovation aux questions environnementales est fausse en ce qui concerne les gaz à effets de serre, en raison de leurs accumulations.

Le découplage ne vaudrait que s’il est mesuré à l’échelle de la planète. Constater que des économies sont aujourd’hui en train de découpler croissance du PIB et impact environnemental ne signifie pas grand chose : quelles sont les externalités que l’on délocalise ? Dans des économies aussi tertiarisées et financiarisées que le Royaume-Uni, il est facile de faire de la croissance en délocalisant toutes les externalités environnementales. A l’échelle mondiale, si nous observons le découplage, là c’est autre chose ! Depuis trois ans désormais, selon l’Agence internationale de l’énergie, la croissance du PIB est allée de pair avec une légère diminution de l’émission de CO2. Ces deux  indicateurs, malgré leurs limites, disent tout de même quelque chose de l’activité économique et de la pression globale sur l’environnement.

Ensuite, le découplage ne résoudrait pas tout. Il faut prendre en compte la temporalité et la vitesse des phénomènes, distinguer la question de la pollution locale, résolue le jour où l’on arrête de polluer (si demain le maire de Paris interdit la circulation dans la capitale, la ville ne souffrira plus de pollution locale si ce n’est celle qui vient des surfaces agricoles à proximité ou des centrales thermiques), de la question des gaz à effet de serre, où les effets sont cumulatifs. Le CO2 émis dans l’atmosphère va y rester un siècle. L’idée qu’il nous faudrait plus de croissance pour répondre à travers l’innovation aux questions environnementales — d’un point de vue théorique fondée sur la courbe de Kuznets — est fausse en ce qui concerne les gaz à effets de serre, en raison de leurs accumulations. Au-delà de certains seuils la machine s’emballera, et un découplage total croissance / émissions de gaz à effet de serre n’y pourra plus rien. Le réchauffement du climat à son tour pourrait engendrer cette mécanique infernale : dès lors que les permafrost ou sols gelés des hautes latitudes vont fondre et libérer du méthane, nous aurons beau ne plus émettre de CO2 parce que nos technologies seront « au top », des rétroactions se seront créées dans la biosphère sur lesquelles nous n’aurons plus aucun effet. 

Des villes, telle Détroit aux Etats-Unis, ont connu un choc industriel et une décroissance tant économique que démographique : les expériences collaboratives qui s’y développent donnent-elles des pistes pour bien vivre dans un monde sans croissance ?

: nos économies industrialisées sont caractérisées par des inerties considérables, et du coup ne savent plus s’adapter

Elles illustrent surtout, de manière très violente, les risques de l’hyperspécialisation et de la mono-industrie — c’est cela qui a provoqué l’effondrement de Détroit —, et l’avantage d’écosystèmes plus diversifiés, donc plus robustes à des chocs économiques exogènes. A un niveau macro-économique, ces villes montrent, de manière caricaturale, ce qui se passe lorsque des infrastructures deviennent inadaptées aux populations et aux pratiques, de mobilité, d’habitat, de consommation, de production… Cela rejoint un constat de James Kenneth Galbraith dans son livre La Grande Crise. Comment en sortir autrement (2015) : nos économies industrialisées sont caractérisées par des inerties considérables, et du coup ne savent plus s’adapter. Lorsqu’un réseau de transport en commun a été dimensionné pour faire transiter tous les jours un million de personnes, et que le nombre d’usagers baisse de 50% par exemple, on entre dans un cercle vicieux : les recettes  chutent, le service se dégrade, il est de moins en moins attractif, il y a donc de moins en moins d’utilisateurs, etc. L’expérience de ces villes a pour vertu de nous questionner : quelle sera notre économie demain si l’on doit fonctionner avec deux fois moins de déplacements domicile-travail par exemple, avec des infrastructures à moitié vides (périphériques, métros, trains…), mais dont les coûts fixes ne peuvent baisser ? Que devient notre infrastructure énergétique si ne circule ne serait-ce qu’un tiers de térawatts-heures en moins ? Dans des systèmes construits pour fonctionner sur des décennies, souvent avec des flux en augmentation, une croissance très faible pourrait être vraiment problématique. .

Avec une croissance très faible, pourra-t-on échapper à la paupérisation généralisée ?

Les questions de pauvreté sont des questions de répartition de la richesse, et non de production absolue

Jusqu’à aujourd’hui, avec un peu de perspective historique, nous avons toujours été de plus en plus riches, dès lors que l’on regarde le niveau de richesse par habitant. Les questions de pauvreté sont des questions de répartition de la richesse, et non de production absolue, à part évidemment pour les Grecs qui ont perdu 25% de PIB depuis 2008 et connaissent une paupérisation globale. Ce n’est absolument pas notre cas en France et dans tous les pays industrialisés : nous ralentissons notre croissance, sans nous appauvrir pour autant. En richesse par habitant nous sommes revenus, comme la plupart des pays industrialisés, au niveau de revenu par habitant d’avant la crise. Est-ce un bien, est-ce un mal, en tout cas, globalement, nous ne sommes pas acculés à des choix très contraints. Si demain la croissance est à zéro, nous serons face à des choix autrement plus compliqués. Il nous faudra refaire de la politique, comme le rapport de l’IDDRI cité précédemment le dit, nous ne pourrons plus nous contenter d’être dans l’optimisation d’un système ou dans des choix marginaux. 

Alors que montent les populismes, la colère, le sentiment que des populations sont lésées, comment penser que la croissance faible pourrait aller de pair avec une société du bien-vivre et du lien social, comme le soutiennent certains économistes ? N’est-ce pas une vision idéalisée d’un monde sans croissance, alors que la réalité pourrait être celle d’une conflictualité accrue ?

Nous vivons un moment de décalage entre l’apparition d’un nouvel horizon et ce que la société vit

Une partie significative de la société s’estime lésée, et l’est en partie. Si l’on n’est pas plus pauvre hier qu’aujourd’hui, si l’on en croit l’indicateur du PIB par habitant, cela reste une moyenne qui ne dit rien des populations qui s’appauvrissent, ou des mouvements d’ascension ou de déclassement social. Mon expérience dans la prospective me laisse penser que, là encore, c’est une question de temporalité. Dès lors que la promesse d’un enrichissement commun, qui était la promesse de la société de consommation depuis un demi-siècle, s’éloigne, se pose la question de celle qui la remplacera. Or un tel horizon n’émerge pas en quelques années. Nous vivons un moment de décalage entre l’apparition d’un nouvel horizon et ce que la société vit : elle vit avec les référentiels des Trente glorieuses, dont le raisonnement est quantitatif, matériel. Les lignes bougent puisque le référentiel de générations plus jeunes valorise la qualité et l’intensité des relations interpersonnelles, parce qu’au-delà d’un seuil, l’accumulation, l’ « avoir plus » n’a plus de sens. Le partage d’un nouvel horizon commun pourrait prendre une ou deux décennies. S’il est en train de s’esquisser, il n’est pas le seul à se dessiner, puisque des propositions fondées sur le « toujours plus », le retour au « modèle qui a marché », à l’ancien temps…  sont aussi portées dans la société. Le risque serait de se choisir collectivement un modèle qui ne peut matériellement plus fonctionner. Dès lors le risque de la désillusion serait grand. 

On peut avoir l’impression que les économistes qui réfléchissent aux moyens de stimuler la croissance prônent l’ouverture des frontières — telle l’OCDE qui fait du libre échange un des ressorts de croissance mondiale —, alors que ceux qui défendent la nécessité d’une croissance zéro parient sur le local, les circuits courts, rejoignant d’ailleurs la demande sociale de protectionnisme.

L’ouverture peut être bénéfique à de multiples niveaux, mais elle engendre le chaos si elle survient brutalement

Il me semble que notre situation est celle d’un repli relatif, parce que le processus de mondialisation a été extrêmement rapide. Des économistes tels Pierre-Noël Giraud et Xavier Ragot constatent un ralentissement de la mondialisation voire un certain repli sur des grandes zones économiques, telle l’Europe, dans lesquelles un début de gouvernance est en train de s’inventer, avec des difficultés certes. Il reste des différences de salaires importantes entre la Bulgarie et la France, toutefois cela avance cahin caha, sûrement pas assez vite pour les plus vulnérables. Ceux qui appellent à ouvrir plus vite les frontières pour favoriser la croissance sont dans une analyse statistique, sauf qu’ils oublient les territoires, ce qu’a produit en quelques années, en Picardie, dans le Nord-Pas-de Calais, dans les anciens bassins industriels, la fin du charbon, la désindustrialisation avec les aciéries, le textile… A nouveau se pose la question de la temporalité : à supposer que nous voulons aller vers un monde ouvert, parle-t-on de 2100 ou de 2025 ? En théorie, supprimer toutes les barrières douanières pour optimiser le système productif mondial afin que chacun se concentre sur ce qu’il sait faire —  ce sont les avantages comparatifs décrits par Ricardo en 1817 —, cela marche bien, sauf qu’il faudrait aussi prendre en compte la réalité, des territoires, des gens. Le système productif français doit-il se résumer demain à 15 métropoles ? L’ouverture peut être bénéfique à de multiples niveaux (économique, culturel, social, etc.) mais elle engendre le chaos si elle survient brutalement. La question de la vitesse est cruciale. Il faut aussi de la régulation. A ce titre je trouve que l’économiste Pierre-Noël Giraud a une approche pragmatique. Il introduit la distinction entre les emplois nomades qu’il estime à 28%, délocalisables car soumis à une compétition internationale, et le reste des 72%, les emplois sédentaires, attachés au territoire en ce sens qu’ils répondent d’abord à une demande nationale ou locale relativement stable (les services, la rénovation des bâtiments, les systèmes productifs locaux, etc.). Selon son analyse, c’est l’attrait et la compétitivité des produits et services des sédentaires qui font la richesse d’une économie.[1] Plus largement, il s’agit de trouver des modes de régulation qui permettent que la globalisation bénéficie à tous : classes moyennes des pays industriels, et classes moyennes des pays émergents. La délocalisation a été aussi un transfert qui a permis le décollage de pays comme la Chine, et demain sûrement d’une partie du continent africain.

[1] Pierre-Noël Giraud, "Inégalités, pauvreté, globalisation : les faits et les débats", CERISCOPE Pauvreté, 2012, [en ligne], http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part1/inegalites-pauvrete-globalisation-faits-et-debats

Dans un monde de croissance faible, les métropoles pourraient-elles être les derniers lieux de croissance ?

que sans leur hinterland, leurs périphéries proches, les métropoles sont incapables de fonctionner plus de quelques jours, ce sont des territoires hyper productifs, mais en même temps, hyper fragiles

C’est une possibilité, elles produiraient les richesses alors qu’en périphérie seraient délocalisées les externalités négatives, sans oublier la nourriture et l’énergie indispensables à l’écosystème urbain, rejouant ainsi le film Metropolis mais à l’échelle du monde. Mais c’est oublier que sans leur hinterland, leurs périphéries proches, les métropoles sont incapables de fonctionner plus de quelques jours, ce sont des territoires hyper productifs, mais en même temps, hyper fragiles.

Est-ce néanmoins ce monde là que nous voulons construire et qui correspond aux enjeux d’aujourd’hui ? Hyperloop, ce projet de train à la mode censé circuler à 1200 km/h, et dont un centre de développement s’installe à Toulouse, s’inscrit totalement dans cette vision d’une métropolisation du monde, d’un monde comme vaste réseau de métropoles interconnectées. Déjà ce monde est représenté graphiquement dans des planisphères à l’allure de plans de métro… Un tel projet témoigne d’une dynamique actuelle qui tend à faire des métropoles l’avenir de tout : de l’économie, de l’urbanisme, etc. A mes yeux c’est une illusion éloignée des enjeux actuels.