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Projet GRAAL et robotique de service

Interview de Emmanuel MAZER et Ronan LE HY

Pdg et ingénieur R&D

<< Après 10 ans de travail, la création de Probayes vise à appliquer ces logiciels d’inférence probabiliste à la robotique mais aussi à bien d’autres domaines comme la finance, les risques industriels... >>.

Interview réalisée le 14 décembre 2010 par Boris Chabanel

Directeur de recherches au CNRS (INRIA Grenoble) dans le domaine de la Robotique, Emmanuel Mazer a créé la société Probayes en 2003, dont la vocation est de développer des solutions logicielles d’aide à la décision basées sur une technologie innovante : le calcul probabiliste. Cette technologie permet la prise de décision en exploitant des connaissances, mêmes partielles, provenant de données (fouille de données, datamining) ou d'experts (règles, modèles formels). Probayes participe au projet de R&D GRAAL co-labellisé par les pôles de compétitivité Imaginove et Minalogic.

Ronan Le Hy est docteur en sciences cognitives de l’Institut National Polytechnique de Grenoble. Il est aujourd’hui ingénieur R&D au sein de la société Probayes, en charge du projet GRAAL.

Dans cette interview, Emmanuel Mazer et Ronan Le Hy évoquent notamment leur approche de la robotique de service, le savoir-faire développé par la société Probayes et l’ambition du projet GRAAL.

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Date : 14/12/2010

Pouvez-vous nous rappeler l’origine de la société Probayes ?

E.M. : Probayes a été créée en 2003. Elle emploie aujourd’hui 22 personnes. Elle a été créée avec le soutien du CNRS, de l'Université Joseph Fourier, de l'INRIA et de l'INPG. Probayes commercialise une technologie qui est issu du laboratoire GRAVIR (qui s’appelle aujourd’hui Laboratoire d’Informatique de Grenoble). Il s’agit d’un logiciel d’aide à la décision basé sur le calcul probabiliste et prenant en compte l’incomplétude des données et l’imperfection des modèles. Cette technologie est le fruit d’une dizaine d’années de travail de l’équipe de recherche robotique dont je faisais partie à l’INRIA.

 

Pourquoi avoir choisi cet axe de recherche ?

E.M. : Cette démarche de recherche part du constat que le développement de la robotique suppose des avancées fortes en matière logicielle. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait être capable de  traiter les incertitudes dans le domaine des systèmes action-perception. Pendant longtemps, les robots ont été envisagés comme les jeux vidéos. Leur intégration dans le monde réel passait par la conception d’univers parfaitement maitrisés. La robotique industrielle est un parfait exemple de cette approche. Or, lorsque l’on conçoit des petits robots mobiles, on ne peut pas dépenser des millions pour tout maitriser, les plans des maisons, le coefficient de frottement des roues sur la moquette, etc. Plutôt que d’essayer de connaitre parfaitement cet environnement pour calibrer le système, il faut développer une théorie permettant d’intégrer et de modéliser l’incomplétude des modèles, l’incomplétude de nos connaissances. Il  existe ainsi une théorie des plausibilités qui se décline en deux grandes catégories. D’une part, les probabilités et d’autre part la théorie des ensembles flous.
Dans ce cadre général, nous avons formalisé une approche mathématique dans la ligné des travaux de Laplace au 18ème siècle ou de Jaynes dans les années 1950. Nous avons mis en musique cette théorie grâce à l’informatique pour mettre au point des logiciels de raisonnement probabiliste. Ainsi, il y a eu de nombreuses thèses à l’INRIA qui ont mélangé le calcul d’incertitude et le contrôle des robots, notamment en matière de robotique mobile avec la construction de cartes issues de la perception. Après 10 ans de travail, la création de Probayes vise à appliquer ces logiciels d’inférence probabiliste à la robotique mais aussi à bien d’autres domaines comme la finance, les risques industriels, etc.

 

Quelle différence faites-vous entre la robotique industrielle et la robotique de service ?

E.M. : Pour moi la robotique de service renvoie aux applications de la robotique qui concernent la maison, les bureaux et l’environnement des hôpitaux, avec les tondeuses automatiques, les robots aspirateurs, les robots qui apportent le café, les robots qui apportent les plateaux repas ou des équipements médicaux, etc. De même, la voiture de Toyota qui se gare toute seule fait partie selon moi de cette famille robotique de service.

 

La capacité à se déplacer de façon plus ou moins autonome serait donc un caractère essentiel des robots de service ?

R.L.H. : Non, je ne crois pas. Il me semble qu’il n’y a pas de grandes différences entre les machines évoquées par Emmanuel et les dispositifs d’intelligence répartie comme la domotique. On retrouve les capteurs, la capacité de communiquer, de commander des objets comme les stores, le chauffage, etc.
E.M. : Pour moi, ma machine à laver, mon lave-vaisselle ou ma machine à pain sont des robots. Dès qu’il y a un fonctionnement automatique ou semi-automatique, qu’il y a un minimum d’intelligence artificielle avec différentes boucle de rétroaction, qu’il y a mise en mouvement de mécanismes, il me semble que l’on peut parler de robotique.

 

Quel regard portez-vous sur la multiplication ces dernières années des projets de robots humanoïdes polyvalents, lesquels restent le symbole le plus marquant des promesses de la robotique de service ?

E.M. : Je pense qu’il y a un très fort imaginaire dans la robotique et c’est assez drôle ! Par exemple, les japonais affirment leur ambition de concevoir des robots pour tenir compagnie aux gens. Ils imaginent un robot qui vous fait faire de l’activité physique, vous met en contact avec vos petits enfants, etc. Il est censé entretenir une sorte de relation psychoaffective avec une personne. Cela pose question sur le plan philosophique. Je pense qu’une société qui décide de s’occuper de ses ainés avec des robots se tire une balle dans le pied. Personnellement, j’approche de la retraite et je n’ai pas du tout envie que ce soit un robot qui s’occupe de moi le moment venu !
En même temps, il faut se rassurer. Ce sont des robots qui  ne sont pas prêts de voir le jour. Il suffit de remonter dans les années 1970 et de se plonger dans les projets robotiques financés par la DARPA aux Etats-Unis ou ceux développés au Japon. Dès cette époque, ces projets annoncent qu’ils vont mettre au point le robot humanoïde intelligent dans les cinq ans. Je me souviens d’un projet porté par la société japonaise Hitachi qui présentait un robot capable de remonter un aspirateur en pièces détachées de façon autonome. On se dit que c’est sans doute possible mais en réalité ça ne l’est pas du tout encore aujourd’hui ! C’est comme si vous annonciez pouvoir synthétiser une cellule humaine prochainement. L’idée c’est de faire rêver les financeurs avec des projets complètement irréalistes. Autrement dit, le problème de la robotique de service pour les financeurs publics, c’est d’identifier les projets qui tiennent vraiment la route. Et c’est comme ça depuis trente ans. On peut remonter plus haut dans le temps à l’époque de Vaucanson. Il faut relire les lettres envoyées par Vaucanson à Louis XV pour lui demander des financements pour ses robots. On retrouve les mêmes projections fantasmées qu’aujourd’hui ! En fait, la robotique ce n’est pas une méthode, c’est l’affirmation d’une série de buts plus ou moins irréalistes. Cela dit, la recherche a aussi besoin de fantasmes et d’horizons un peu utopiques pour donner un sens, une motivation aux efforts des uns et des autres.
En tous les cas, l’histoire nous montre une chose : il n’y aura pas de robots ayant une capacité quelconque d’aide à la personne avant des dizaines d’années ! Il faut bien comprendre que, techniquement, il y a un océan entre la situation actuelle et les perspectives affichées par ces projets. D’une certaine manière, ces projets sont une injure à la complexité du vivant. Nous avons tellement de progrès à accomplir dans la compréhension de notre conscience, de la mise en mouvement du corps humain, etc.

 

Probayes est impliquée dans le projet de R&D GRAAL colabellisé par les pôles de compétitivité Imaginove et Minalogic. Pouvez-vous nous rappeler l’origine et les objectifs de ce projet ?
R.L.H. : Au départ, le projet GRAAL a été lancé par Probayes et Ageod, une entreprise éditrice de jeux vidéo basée elle-aussi à Meylan près de Grenoble. Dans ce projet, auquel participe également l’Inria-Grenoble, Probayes devait aider Ageod à programmer l’intelligence artificielle des personnages de leurs jeux vidéo. Il s’agissait de jeux vidéo de simulation historiques très complexes faisant intervenir des centaines d’unités à l’écran. Un an seulement après le lancement du projet, Ageod a disparu. Ceci nous a conduit à élargir les objectifs du projet, ce qui a permis à POB Technology de nous rejoindre. POB Technology conçoit, fabrique et commercialise des petits robots à destination essentiellement du monde éducatif. Ce sont des robots très ouverts, que l’on peut programmer depuis un ordinateur avec un système de petites icones, sur lesquels on peut rajouter de nouveaux capteurs, etc. POB Technology équipe ainsi des académies entières comme celles de Grenoble et de Versailles.
Aujourd’hui, dans le cadre du projet GRAAL, Probayes s’efforce d’apporter à POB Technology des outils de programmation et des briques de comportements « intelligents ». Ces briques de comportements sont des petits logiciels qui permettent de faire différentes taches au robot, avec par exemple une brique localisation dans l’espace qui permet au robot de cartographier un espace qui lui est inconnu et de lui demander de se déplacer dans cet espace.

 

Qu’apportent les différents partenaires du projet GRAAL ?

R.L.H. : En pratique, nous travaillons directement sur les prototypes de robot que POB Technology nous a mis à disposition au fur et à mesure. Ce que développe Probayes dans le cadre de ce projet est basé sur le moteur de raisonnement probabiliste que l’on utilise pour la quasi-totalité de notre activité. Par exemple, pour développer la capacité du robot à se localiser dans une pièce, le raisonnement probabiliste va intégrer les déplacements des roues, la position de la tête du robot, les capteurs proximètres, l’image de la caméra. A partir de toutes ces informations, le robot va établir un raisonnement pour déterminer l’endroit où il se trouve. De son côté, l’équipe de l’Inria apporte son expertise scientifique sur la programmation logicielle.

 

Les briques de comportements et le savoir-faire en matière de raisonnement probabiliste que vous développez dans le cadre du projet GRAAL ont-ils vocation à être valorisés au travers d’autres applications robotiques ?

R.L.H. : Oui, tout à fait. L’ambition du projet GRAAL est de concevoir différentes briques de comportement avec POB Technology en développant leur dimension générique pour pouvoir les décliner vers d’autres applications, qu’elles soient robotiques ou non. Aujourd’hui, POB Technology commercialise sa nouvelle gamme de robots qui va intégrer les briques de comportements que j’évoquais. Par ailleurs, nous réfléchissons effectivement aux autres domaines d’application possibles de cette technologie.
E.M. : Il s’agit par exemple des autres fabricants intervenant également dans le domaine ludique et éducatif. On peut évoquer également des contacts avec la société coréenne LG qui se positionne comme un concurrent direct de la société robotique américaine IRobot. LG vient faire son marché technologique pour travailler sur des petits robots mobiles. Mais pour l’instant, ce n’est pas allé plus loin. Il faut reconnaitre qu’ils mettent des moyens considérables et qu’ils n’ont pas forcément besoin de nous…

 

Selon vous, quelles actions peuvent conduire les collectivités locales pour renforcer les acteurs et les projets liés à la robotique de service en Rhône-Alpes ?

E.M. : C’est assez difficile de répondre à cette question. Probayes est une entreprise qui profite déjà largement de financements publics, notamment au travers du projet GRAAL. Sans « vouloir cracher dans la soupe », il est vrai que nous nous interrogeons souvent sur le sens et l’apport des différents dispositifs d’appels à projets qui sont mis en place pour développer l’innovation. Pour nous, il manque souvent une finalité industrielle aux projets de R&D collaboratifs. Ces projets et les acteurs qui les portent n’ont pas suffisamment la motivation d’aboutir à des produits commercialisables. Le projet est une fin en soi alors que ce devrait être le produit qui peut en découler. Par exemple, une grande entreprise a souvent le raisonnement suivant. Elle mise 10 dans un projet interne qu’elle maitrise à 100% et elle mise 5 dans un projet qui reçoit 5 de financements publics et d’autres partenaires. Lorsqu’il s’agit de passer à la phase de commercialisation, lequel des deux projets va être prioritaire ? Ce sera le premier parce que c’est celui pour lequel elle a investi le plus de fonds propres ! On retrouve la même situation aux Etats-Unis. Les économies industrialisées dépensent à fonds perdus dans de la R&D non finalisée…
Pour les grandes entreprises, ce n’est pas un problème dans la mesure où les projets collaboratifs sont un moyen de financer à bon compte une partie de leur programme de R&D. En revanche, le fait que les projets collaboratifs n’aillent pas jusqu’à l’étape de la valorisation commerciales est un vrai problème pour les petites entreprises partenaires. Si l’on prend l’exemple de Probayes, la seule façon pour nous de générer des revenus récurrents à partir des briques logicielles que l’on développe est que ces briques s’incarnent dans des produits qui soient commercialisés. Hors, si les projets de R&D auxquels nous participons n’aboutissent pas à des produits, on voit bien que l’on ne peut pas capitaliser sur les travaux qui ont été conduits. Autrement dit, les appels à projets permettent certes de renforcer le terreau de R&D des entreprises mais ils ne sont pas suffisamment incitatifs et coercitifs au niveau de la valorisation commerciale des efforts de R&D.
Si on revient à la problématique de la robotique de service, cela veut dire qu’il faut mettre en place un dispositif de projet doté d’un objectif clair, par exemple mettre au point un robot aspirateur, et où les principaux porteurs du projet s’engagent à mettre un produit sur le marché. Une manière de responsabiliser les acteurs serait de sortir un peu de la logique de partenariat qui fonctionne aujourd’hui au détriment des partenaires les plus petits. Il faut clarifier les rapports économique en identifiant les grands industriels comme les commanditaires des projets et les obliger à formaliser des contrats de sous-traitance avec les autres partenaires. Les fonds publics seraient versés aux commanditaires selon un principe d’avance sur les royalties liées à la vente des produits issus du projet. Les commanditaires seraient ainsi incités à mieux rentabiliser leurs investissements et à se montrer plus exigeants vis-à-vis de leurs fournisseurs. Dans ce schéma, il reste toutefois à régler la question de la propriété intellectuelle qui ne peut revenir entièrement aux commanditaires.

 

Nous avons à Lyon un leader mondial de l’équipement domestique qui est SEB. Un acteur de cette nature pourrait-il assumer ce leadership sur un projet robotique de service rhônalpin ?

E.M. : Oui, à mon avis c’est une très bonne idée ! D’ailleurs, nous travaillons un peu pour SEB. Je suis convaincu qu’une entreprise comme SEB peut fabriquer un petit robot aspirateur facilement. Ce serait bien que ce projet soit porté dans le cadre incitatif que j’évoquais précédemment.