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Pierre Lajus, architecte : « Il y a eu une coupure entre les concepteurs, les commerciaux et les techniciens »

Interview de Pierre Lajus

Portrait de Pierre Lajus
© Manon Scotto
Architecte

Si le contexte actuel – témoin de mutations sanitaires, climatiques, sociales – semble resituer la question du logement à la croisée de considérations économiques, environnementales, politiques et culturelles, qu’en est-il de la réinterrogation de ses processus de conception et de production ?

Les acteurs en charge de penser le logement, de le concevoir et de le produire, ont-ils les marges de manœuvre leur permettant de proposer des réponses adaptées aux mutations actuelles de la société ? 

Les besoins des habitants sont-ils réellement pris en considération ? Et cette parole occupe-elle sa juste place dans le processus d’élaboration des projets architecturaux et urbains ?

Pour éclairer ces problématiques, nous avons interrogé l’architecte Pierre Lajus, ayant œuvré toute sa carrière à la conception de logements qualitatifs, économiques et appropriables, et plus largement à une architecture populaire et accessible. 

Échange avec un praticien engagé dans le conseil, les instances et la pédagogie de l’architecture, et dont le recul critique semble utile pour questionner nos manières de penser et de faire la ville de demain.

Réalisée par :

Date : 31/08/2022

À travers votre pratique architecturale, qui démarre dans les années 1960 et se partage entre des commandes de villas - synonymes d’un lien privilégié avec l’usager – et des opérations de logements co-portées avec des constructeurs et/ou des bailleurs, quelles ont été vos tentatives pour inclure une parole habitante à votre processus de projet, avec quels outils, et qu’en retenez-vous ?

À Bordeaux, dans les années 1960, il y a eu des gens qui construisaient eux-mêmes leurs logements : c’était les Castors

D’abord je suis frappé de l’évolution actuelle de cette question. Il y a vraiment des choses qui ont changé, dans la façon de travailler des architectes auprès des gens, sur le terrain, au sein même des opérations, sur place. On peut mentionner les travaux de Patrick Bouchain, de Christophe Hutin, de Nicole Concordet ou encore d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, avec l’opération du Grand Parc.

Dans ma pratique, je n’ai pas eu grand-chose dans ce domaine finalement, parce qu’en réalité on se substituait, nous architectes, à la parole des habitants. À mon sens, le CILG (Comité Interprofessionnel du Logement Girondin), les sociétés d’HLM issues du CILG, pour qui j’ai travaillé : ces gens-là étaient des militants du mouvement HLM. Ils étaient issus du milieu populaire, et traduisaient vraiment les besoins des habitants. À Bordeaux, dans les années 1960, il y a eu des gens qui construisaient eux-mêmes leurs logements : c’était les Castors. À cette période, on était imprégnés de ces idées. Ça circulait entre les gens du mouvement HLM, les maîtres d’ouvrage, les architectes.

Comment cela se traduisait-il, concrètement ?

Il y a eu une coupure entre les concepteurs, les commerciaux et les techniciens, du fait de l’évolution des dispositifs administratifs

On parlait des mêmes choses, et c’était fluide. Ensuite, dans les années qui ont suivi, les sociétés se sont structurées, et il y a eu une coupure entre les concepteurs, les commerciaux et les techniciens, du fait de l’évolution des dispositifs administratifs. À partir de là, il n’y a plus eu de circulation des idées, ou en tout cas ce qui circulait n’était peut-être que ce que certains pensaient, mais ce n’était pas du tout la traduction de la réalité. Ce n’était satisfaisant ni pour les architectes, ni pour les habitants.

À cette période-là – celle de la politique des modèles nationaux labellisés par la Direction de la Construction – on a imaginé, avec un architecte belge et les ingénieurs du bureau d’études du CIL de Bordeaux (CERAC), le « modèle M ». Pour ce projet, on a trouvé un processus pour sa mise en œuvre qui déterminait des séquences qui ne suivaient plus la division traditionnelle par corps d’État, mais qui suivait les phases de mise en œuvre, donc de fondations, de gros œuvre, de second œuvre, etc. C’était une démarche intéressante du point de vue technique.

Comment preniez-vous en compte les modes de vie des futurs résidents ?

Même si l’habitant n’était pas directement en rapport avec cette logique, ce système était tout de même véritablement pensé en fonction des déclinaisons des groupements d’habitations. À partir de là, il y a vraiment eu une avancée de la réflexion sur l’habitat. Le modèle Airial, que j’ai fait ensuite, s’est enrichi de ces réflexions et, dans ce modèle, j’ai pensé à tout ce qui pourrait être mis à la disposition des habitants.

Dans les groupements de maisons, qui étaient variés, il y avait des positions de fenêtres déterminées, habituelles, mais si la maison était disposée autrement, on pouvait positionner les fenêtres différemment. Ces changements étaient prévus dans le dispositif du projet, habilité comme modèle. La technique était intégrée et chiffrée, donc cela ne coûtait pas plus cher de mettre une fenêtre ailleurs ou de la déplacer. Cela intéressait beaucoup les techniciens du bureau d’étude.

 

Affiche publicitaire pour les maisons Airial
Maison Airial© Archives Personnelles de Pierre Lajus (Merignac)

Cette nouvelle approche était-elle comprise ?

Je me suis rendu compte de l’importance d’avoir un système articulé, où le client et l’architecte pouvaient avoir des occasions de rencontre

La déception a été que ces idées n’ont pas été reprises par les commerciaux qui ont mis en œuvre ces modèles dans les différents programmes, de petites opérations de trente ou quarante logements dans la banlieue de Bordeaux. D’autre part, la mise en œuvre était faite par des chargés d’opérations qui étaient des commerciaux, qui n’avaient pas de culture architecturale, et qui avaient une pression portant sur l’aspect commercial : il fallait vendre. Finalement, ce principe a été complètement oublié dans la commercialisation, et on n’est jamais allés au bout de ce dispositif. Ceci dit, il aurait aussi fallu que les habitants soient impliqués, qu’ils soient présents. Là, ils étaient absents, considérés comme de simples acheteurs… C’est une période où les commerciaux avaient la hantise de la vente. Ils voulaient être aussi bien que Maisons Phénix, qui était en train de faire des progrès, par ailleurs, tandis qu’eux étaient restés dans leurs habitudes.

Parallèlement, j’avais une expérience formidable du travail avec des particuliers, notamment pour la Girolle qui avait un système souple et adaptable, et surtout pour laquelle on était présents dans le système de production. Il s’agissait d’une maison conçue en 1966 avec mes associés, Yves Salier, Adrien Courtois et Michel Sadirac, avec l’entreprise Guirmand. Elle était composée selon des travées de trois mètres, sa structure est en éléments bois préfabriqués, générant deux grandes façades très ouvertes sur l’extérieur et supportant un toit de tuiles à deux pentes. Il s’en est construit plusieurs centaines, elle était très populaire dans la région bordelaise C’est là que je me suis rendu compte de l’importance d’avoir un système articulé, où le client et l’architecte pouvaient avoir des occasions de rencontre dans le processus de négociation et de livraison du logement. Ce qui compte, en réalité, c’est l’enchaînement.

 

La Girolle© Archives personnelles de Pierre Lajus (Merignac)

Même si vous n’avez pas eu l’occasion de mettre en place cette participation habitante, vous parlez de porosité entre les acteurs. Il me semble que ce qui ressort de votre analyse, c’est qu’il faudrait plus largement penser le système, pour que chaque acteur se saisisse pleinement du projet architectural. La première étape en réalité, pour mieux répondre aux besoins des usagers, serait donc de se (re)parler entre acteurs du projet ?

Absolument. Et cela passe aussi par l’informatique, qui permet d’autres systèmes encore. Il y a d’autres façons d’avoir cette présence.

Dans un premier temps il faut le conscientiser, et mettre en œuvre les outils qui permettent cette intégration du besoin habitant. Cela devait être déstabilisant pour vous d’observer cet écart entre le rapport privilégié que vous aviez avec vos clients dans le cas de la commande particulière, et la production courante.

Oui, c’était désolant ! Ces sociétés ont grandi et avaient pour modèles des sociétés commerciales, donc elles se sont segmentées en cellules qui fonctionnaient séparément, qui n’étaient pas coordonnées.

Dans quelle mesure l’architecture a-t-elle besoin d’une pédagogie au sens large, qui ne se limiterait pas aux architectes, aux écoles d’architecture ? Quels sont les outils de cette pédagogie ? S’agit-il de missions comme celles que vous avez menées avec les CAUE (Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement), et quels en sont les enjeux ?

Avant de donner un conseil, il faut savoir écouter, donc il faut avoir appris à écouter

Selon moi, le problème est qu’il y a des tas de départements qui ont mis le grappin sur les CAUE pour les intégrer dans des cellules techniques départementales, et ce n’est pas la bonne voie. Les missions des CAUE sont celles du conseil. À mon époque c’était le conseil à la DDE (Direction Départementale de l’Équipement), c’était elle qui décidait tout. Donc c’était une position extérieure à celui qui décide. Cela demandait un entraînement, parce qu’avant de donner un conseil, il faut savoir écouter, donc il faut avoir appris à écouter.

L’architecte est-il toujours le mieux placé pour écouter ? À quel point le conseil irait de pair avec l’idée de laisser la main, aussi, aux usagers, et donc, pour certains praticiens, avec une peur de se voir déposséder d’une partie de leurs missions ?

Pas beaucoup ! [Rires] Mais désormais, j’y reviens, il y a des gens comme Patrick Bouchain, qui ont un rayonnement. Il y a aussi un retour des architectes qui s’installent sur un territoire, et qui traitent ses problèmes, comme Simon Teyssou et l’Atelier du Rouget, à Clermont-Ferrand. Il faut pouvoir penser d’une certaine façon localement, donc en y créant des réseaux.

Comment l’architecte peut-il faire preuve d’inventivité et de compromis pour proposer un logement accessible à tous – c’est-à-dire économique, et appréhendable spatialement par le grand public et pas seulement par une élite – et en même temps adapté à chacun ?

Faire une maison carrée avec des murs épais, ça ne donne pas l’idée de l’agrandir ou de la transformer

C’est important que les gens puissent avoir des latitudes. On avait l’idée qu’un logement idéal devait être immuable. Or ce n’est pas tout à fait vrai. Pour nous, le bois a permis les transformations, parce que le bois est facile à bricoler, à modifier. Dans une architecture en dur, c’est difficile. Cela pose problème, même intellectuellement. Faire une maison carrée avec des murs épais, ça ne donne pas l’idée de l’agrandir ou de la transformer, même si le parti pris peut être sa mobilité intérieure.

 

La Girolle© Archives personnelles de Pierre Lajus (Merignac)

Le matériau et le choix constructif détermineraient cette capacité à faire évoluer et transformer son logement ?

Au moment où on a fait la Girolle, on était honteux d’avoir fait ça. On n’osait pas en parler, c’était comme si on ne s’était pas conduits comme de vrais architectes

Oui ! Avant la politique des modèles, ou en même temps, il y a eu des tas de recherches dans lesquelles les architectes imposaient des systèmes astucieux pour changer ou ajouter des éléments. Mais c’était des systèmes compliqués, trop durs, pas assez souples, où il fallait que l’entreprise vienne ajouter une trame. Tandis que le bois c’est plus facile, les systèmes en bois sont simples en général, et permettent de facilement reconduire de la même façon, ou d’une façon proche, les principes et espaces d’une architecture. Je crois que cela compte. Mais ce qui est drôle c’est qu’on n’en était pas conscients !

D’ailleurs, au moment où on a fait la Girolle, on était honteux d’avoir fait ça. On n’osait pas en parler, c’était comme si on ne s’était pas conduits comme de vrais architectes. Surtout que le bois, à l’époque, était connoté péjorativement. Le développement des « maison de vacances » a fait admettre ça. Les gens acceptent plus facilement des choses pas tout à fait habituelles pour leur logement de vacances.

Initialement pensée pour être une maison de vacances, la Girolle est devenue une maison du quotidien, donc en réalité ses principes ont totalement infusé les modes de vie bordelais ? Cela finit par poser la question de la norme. Vous disiez que la filière bois n’existait pas à l’époque, qu’il fallait trouver les bons acteurs, les bons clients aussi. Diriez-vous qu’aujourd’hui, la production et la conception architecturale se voient étouffées par les normes, les réglementations thermiques, techniques, etc. ?

Dans les années 1960, il y avait déjà le Cahier des prescriptions techniques minimales unifiées. Une réglementation technique formidable, si on voulait s’y plonger, mais qui était… effroyable !

Je ne le vois pas de cette manière. La norme peut être très pesante, je m’en suis toujours accommodé disons. La première règlementation thermique date de 1974, suite au choc pétrolier de 1973, donc dans les années 1960, elle n’a pas impacté mon travail. Mais je sais que ça pèse beaucoup aujourd’hui sur la profession. La règlementation thermique, il y en a pour qui c’est terrible. Dans les années 1960, il y avait déjà le CPTFMU, le Cahier des prescriptions techniques minimales unifiées. Une réglementation technique formidable, si on voulait s’y plonger, mais qui était… effroyable !

Votre architecture a parfois été qualifiée d’écologique, même si cela n’en était pas l’enjeu initial. Aujourd’hui il y a presque une injonction à être écologique. Dans ce cadre, comment l’architecte peut-il (re)trouver des marges de création ? Sur quels enjeux l’architecte peut-il se baser pour produire un logement économique, et tout de même qualitatif pour l’usager ?

Je suis attaché à ce qui vient de l’usage, c’est la priorité

Il y a une hiérarchie des choses à trouver. Honnêtement, s’il faut choisir entre la qualité de quelque chose qu’on va toucher tous les jours, et la qualité de ce qui est dans les fondations, qu’on ne va jamais voir, qui est enfoui dans le sol, moi je choisis ce qui est , ce qui est quotidien. On parle toujours du gros œuvre, du « grand œuvre », mais il s’agit de penser la troisième œuvre ou la quatrième œuvre, d’envisager un autre niveau des ouvrages de la construction, qui est le niveau des choses d’usage, de l’usage agréable. Ces choses de l’usage quotidien ont, selon moi, plus de prix que d’autres. C’est ça qui fait la qualité du logement, et que l’on a tendance à sous-estimer. Moi je suis attaché à ce qui vient de l’usage, c’est la priorité.

 

Pierre Lajus devant sa maison à Mérignac (2018)© Archives personnelles de Pierre Lajus (Merignac)

Votre attachement au matériau bois semble vous avoir rendu sensible à cette question de l’usage, de l’aménagement, de l’ameublement, des finitions. Des composantes que l’on ne chiffre pas tant et qui, en réalité, constituent peut-être le chaînon manquant pour tendre vers cette qualité, si tant est que l’on parvienne à convaincre le maître d’ouvrage de faire des dépenses sur ces éléments.

Oui, il faut qu’il puisse le percevoir… On est encore sur question de pédagogie.

Dans votre pratique, comment avez-vous réussi à rester économique dans la production du logement ?

Par accident [Rires]. En faisant des tas de choses qui ne l’étaient pas, progressivement. Par l’articulation des acteurs aussi. Mais le système ne s’y prête pas. Dans le logement social par exemple, lorsqu’on fait des appels d’offre, c’est le moins-disant qui est pris. On ne peut pas continuer ainsi… J’ai connu un entrepreneur, l’entreprise Guirmand, de Mérignac, avec qui on a beaucoup travaillé, sur des appels d’offres où justement il était le moins-disant. Ensuite on a continué à travailler ensemble, mais au début, c’est parce que son entreprise n’était pas chère. Tout cela complique les choses, et ne favorise pas le projet.

La maison individuelle est critiquée : étalement urbain, manque de qualité architecturale, non-sens écologique, et pourtant elle reste un souhait des Français. Par ailleurs, elle constitue un parc existant dont il ne s’agit pas de faire tabula rasa ou bis repetita, mais qui pourrait être un support de réinvention de la ville. Lorsque vous pratiquiez, comment la commande de la maison populaire était-elle vue par vos confrères, par les élus ? Est-ce que les architectes étaient satisfaits de concevoir des maisons économiques ?

Il faut faire de la ville-ville, avec les maisons, pas uniquement de la banlieue

Non, je pense que cela a changé maintenant, parce qu’il y a quand même beaucoup d’architectes qui rénovent des échoppes à Bordeaux. Donc ils ne peuvent pas avoir des grands discours sur la maison, et avoir cette production en parallèle. Mais il y a toujours ce discours sur : la maison induit la voiture. En ce qui nous concerne, à l’agence Salier-Courtois-Lajus, on était vus comme des gentils amateurs qui faisaient quelques jolies villas, alors qu’on faisait trois-cents logements tous les lundis matin, donc quand même des choses sérieuses ! Je pense que cela a un peu changé parce que la commande s’est réduite. La maison individuelle ne peut plus être au milieu d’un grand jardin, à trois-quarts d’heure du centre-ville, ou plus. Ce modèle n’est pas jouable. L’échoppe, en revanche, c’était vraiment un système intéressant à Bordeaux, parce que c’est dense.

Avec mes parents on habitait une échoppe de huit mètres sur huit, à étage, avec un jardin de huit mètres sur huit, c’était parfait. Ce n’était pas un quartier pavillonnaire de banlieue, c’était central. C’est à travers des choses comme ça, je pense, qu’on pourrait revenir à la maison. Il faut faire de la ville-ville, avec les maisons, pas uniquement de la banlieue, pas de la ville américaine. À Bordeaux il y a une vraie réflexion en cours sur l’échoppe, sur la maison de ville dense, qui peut être exemplaire : maison + jardin + densité. Et il existe des tas de propositions équivalentes dans toutes les villes, avec les maisons mitoyennes, etc. Reste le problème de la voiture qu’il faut régler, qui est en train de se régler par le transport en commun. Personnellement, je prends le tram pour aller à Bordeaux, je ne prends pas la voiture. Les gens commencent à s’y faire, alors qu’ils étaient tous contre au départ.

À ce titre, pourrait-on revenir sur votre expérience avec Maisons Phénix : quels ont été les avantages et les difficultés de travailler avec un constructeur sur ce programme de la maison individuelle ? Cette collaboration vous a-t-elle nourri dans votre manière d’appréhender le logement ?

il m’est venu l’idée de leur dire : vous faites de l’architecture sans le savoir

J’ai beaucoup appris, parce que j’ai vu qu’ils dominaient toute la filière. Et il y avait des types intelligents à la tête de l’entreprise, qui avaient compris qu’il fallait articuler toute la chaîne. À cette époque, j’étais architecte-conseil des Pyrénées Atlantiques. D’un côté, il y avait beaucoup d’artisans qui faisaient des maisons basques ou béarnaises, avec qui on était très gentils – représentant environ la moitié de la production – et l’autre moitié c’était Phénix qui faisait des pavillons du type « Île-de-France » au Pays basque, à qui la DDE refusait les permis ! Phénix ne savait plus quoi faire, alors j’ai dit : « Il faut les voir, il faut parler avec eux ».

Le patron de Phénix était un type avec qui on pouvait parler. Il avait un petit avion avec lequel on a fait une balade aérienne sur le pays basque, pour voir un lotissement. Ça poussait partout, c’était fou. On a sympathisé, on a discuté, et il m’a invité à un rassemblement national des vendeurs de Maisons Phénix à Paris. Lors de mon intervention à cette convention, il m’est venu l’idée de leur dire : « Vous faites de l’architecture sans le savoir. Le vendeur qui fait choisir à Madame Untel tel modèle, avec l’entrée ici alors que la route est là, fait un acte d’architecture ». Ensuite, j’ai expliqué qu’il fallait réfléchir à cela, l’intégrer à leur logique. À l’issue de mon discours, le PDG parisien me dit : « Vous dîtes qu’on fait de l’architecture sans le savoir, donc il faudrait qu’on apprenne un peu l’architecture ». J’ai acquiescé, et il a répondu : « Dans ce cas, occupez-vous-en, Monsieur Lajus, faites-moi des propositions ! ».

Quelle méthode avez-vous alors mis en place ?

Ensemble, on a fait des visites de leurs opérations, de villes nouvelles, on a voyagé

Je suis rentré à Bordeaux et je leur ai proposé de former un groupe de réflexion avec des directeurs régionaux pour réfléchir à ces idées pendant qu’ils lançaient un grand nombre de lotissements importants, et de faire un séminaire régulier avec eux. On a fondé le groupe Recherche Architecturale pour la Construction Industrielle dans un Nouvel Environnement, « Racine », dans lequel il y avait Gérard Bauer, Jean-Michel Roux qui avait créé la réurbanisation, Lucien Kroll, quatre ou cinq directeurs de région. Ensemble, on a fait des visites de leurs opérations, de villes nouvelles, on a été voir le village de vacances de l’Atelier de Montrouge dans le Midi, Port-Grimaud, les projets de Lucien Kroll à Bruxelles, on a voyagé. Ça a duré presqu’un an, puis il y a eu une révolution de palais chez Phénix, le directeur a été remplacé, et toute cette équipe a été démantibulée.

Et vous avez réussi à proposer des modèles à Maison Phénix, à concevoir avec eux ?

Ma proposition les faisait sortir de leurs habitudes et rendait les choses trop compliquées

J’ai fait le concours des 5 000 maisons solaires, pour lequel j’ai été lauréat. C’est là qu’on a imaginé le projet R5, avec Havas Conseil, qui ne s’est jamais fait. En réalité il faut connaître l’histoire des entreprises. Phénix est un système qui s’est fait après la guerre, par un homme qui a eu l’illumination d’un système, développé aux États-Unis, de charpente métallique sur laquelle on accrochait des plaques en béton. C’était le principe fondateur. Et bien que plusieurs sociétés soient implantées en France, il y a un bureau d’études national chargé de fabriquer les éléments, les charpentes, les plaques.

Donc en réalité, R5 était déviant par rapport à cette logique. Les commerciaux, eux, étaient d’accord pour dévier, mais les gens du bureau d’études, qui ne m’avaient jamais vu, ont dit : « Ce truc-là : pas question ! ». Il aurait fallu que je les voie, peut-être que j’aurais pu les convaincre. C’était un principe sacré de la maison, mais je l’ai compris après, quand j’ai lu des choses sur Phénix, tandis que ma proposition les faisait sortir de leurs habitudes et rendait les choses trop compliquées. Dans les faits, c’était surtout pour se refaire une image de marque auprès du ministère ! Pour dire « On a fait appel à des architectes ». Après ils ont fait travailler Paul Chemetov, Yves Lion, et compagnie.

 

Maison R5 pour Maison Phénix© Archives personnelles de Pierre Lajus (Merignac)

En un sens, les architectes se sont fait instrumentaliser, mais il est indéniable que cette expérience auprès du constructeur vous a enrichi.

C’était la finance, et uniquement le jeu des actions, qui commandait tout

Oui, j’ai appris beaucoup de choses. Ce système de filière je l’ai vu à l’œuvre, j’ai compris. Ils m’ont branché sur une maison évolutive, qui était un projet qui faisait partie du groupe Phénix, une filiale qu’ils avaient rachetée, qui avait une très bonne technique de bois. Là-encore, cela a changé d’actionnaires. C’était la finance, et uniquement le jeu des actions, qui commandait tout.

Chaque fois il est question d’une juste collaboration entre un constructeur et un architecte, entre une maîtrise d’ouvrage et une maîtrise d’œuvre, etc. Dès lors qu’il y a trop d’intermédiaires, cela ne fonctionne plus aussi bien.

On avait honte de vendre des maisons

Exactement. C’est là que j’ai appris l’importance de cette chaîne, et celle de la vente en définitive. Parce que même les architectes qui se préoccupaient de concevoir intelligemment, on ne s’est jamais posé la question comment vendre l’architecture. Or, il faut vendre aussi, ce qu’on conçoit, ce qu’on fabrique. La Girolle on la vendait, ça faisait partie du processus. Mais on n’en avait pas du tout conscience. Au contraire, on avait honte de vendre des maisons.

À vous entendre, c’est comme si cet enjeu commercial déqualifiait l’architecture. Pour autant, cela fait partie, selon vous, des missions de l’architecte. Quelles sont les autres parts de votre pratique de conception du logement dont vous voudriez témoigner, après toutes ces années ?

Si on construisait des choses fragiles, chaque génération changerait, cela serait peut-être mieux

Dire que j’ai beaucoup évolué, parce qu’au début je pensais que je faisais les choses pour moi. Et puis au fil des années, c’était un peu plus pour les autres. Mais si je devais retenir une chose, c’est que c’était quand même un plaisir de faire du logement. D’imaginer la vie dans ce qu’on avait fait. Moi j’imagine la vie, forcément, dans ce que je dessine, et peut-être d’autant plus grâce à ce programme

Désormais je me demande si la durabilité du logement est une question, certes, mais aussi un frein. Si on construisait des choses fragiles, chaque génération changerait, cela serait peut-être mieux. Aujourd’hui je me demande, finalement, est-ce qu’il faut être durable, alors qu’on va tous mourir ? Je n’ai jamais pensé « durabilité ». C’est maintenant, à 90 ans, que je me pose cette question. Néanmoins j’ai toujours eu cette idée que l’architecture puisse changer, pour que ça vive, pour qu’elle vive.