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Les spécificités des grands groupes français de services urbains

Interview de Sylvain PETITET

Ingénieur des Travaux Publics de l'Etat

<< Ce qui différencie très tôt les grands groupes français de services urbains, c’est qu’ils sont positionnés à la fois sur la conception, la construction et la gestion >>.

Sylvain Petitet est ingénieur des Travaux Publics de l’Etat et Docteur HDR en Aménagement-Urbanisme. Après avoir été enseignant-chercheur au Laboratoire Rives-UMR 5600 de l’Ecole Nationale des Travaux Publics de  l’Etat et chef du Département Aménagement, Environnement, Habitat et Construction dans cette même école, il est aujourd’hui chef du Groupe Aménagement Urbanisme au Certu.

Ses recherches portent sur les services publics locaux dans la production desquels il a cherché à analyser les rapports public-privé », dans le domaine de l’eau en particulier. Il a publié « Histoire des institutions urbaines» , PUF, collection « Que sais-je » en 1998, dirigé avec Denis Varaschin « Intérêts publics et initiatives privées, initiatives publiques et intérêts privés, travaux et services en perspectives », co-édition ENTPE-Presses Universitaires d'Artois  en 1999 et un ensemble d’articles sur l'organisation et la gestion des services de l’eau.

Sylvain Petitet nous explique dans cette interview l’origine des entreprises de services urbains en France et les spécificités de ces grands réseaux techniques qui structurent aujourd’hui nos villes.

Interview réalisée par Geoffroy Bing (Nova7) le 6 octobre 2009

Date : 05/10/2009

Y a-t-il un modèle français de gestion des services urbains et si oui, pouvez-vous nous en décrire les spécificités ?

Il est intéressant de constater que le développement de l’ensemble des services urbains (eau, gaz, électricité, transports collectifs urbains, déchets...) apparaît en France essentiellement comme une initiative privée, avec un certain nombre d’entreprises dès le 19e siècle. La Compagnie Générale des Eaux et la Société Lyonnaise des Eaux et de l’Electricité en sont les meilleurs exemples. D'une manière générale, ces entreprises proposaient leurs services aux maires des villes les plus importantes en proposant d'intervenir sous le régime de la concession, c’est-à-dire qu’elles prenaient en charge à leurs risques et périls la construction et l’exploitation des infrastructures, ce qui supposait une forte mobilisation de capitaux d'où un adossement de ces entreprises à des structures bancaires importantes. Beaucoup d’entreprises de services urbains apparaissent à cette époque. D'abord exclues de l'accès à ces nouveaux services (marchés n'intéressant pas les entreprises, ressources propres trop faibles), les petites communes vont, à partir du début du 20e siècle, grandement bénéficier des aides de l’Etat (subventions, avances, prêts) pour construire leur réseau et, le plus souvent,  confier son exploitation au privé sur le mode de l’affermage. Ces aides de l’Etat n’ont pas empêché ce dernier de se montrer assez réticent par rapport à l’action municipale dans ce domaine. Il s’est fortement opposé à la prise en main des services urbains par les collectivités locales à l’époque du socialisme municipal à la fin du 19e siècle, et plus tard dans les années 20. Le Conseil d’Etat avait tendance à limiter l’action des collectivités et à empêcher celles-ci de se lancer dans des activités de nature industrielle ou commerciale, jugées économiquement aventureuses et donc en principe réservées à l'initiative privée. Par ailleurs, l’éparpillement communal de la France ne rendait pas vraiment les petites  communes capables de gérer elles-mêmes ces services. Dans les autres pays européens comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Angleterre, il y a une tradition plus forte de régie directe de ces services qui a conduit à la création d’entreprises municipales. En France, finalement, le recours aux entreprises privées correspond historiquement à une doctrine de l'Etat mais peut être également vu comme un moyen de suppléer au manque de moyens des pouvoirs locaux.

 

Quels ont été les principaux ressorts du développement de ces entreprises ?

Les grands groupes de services urbains que nous connaissons aujourd'hui se sont développés par la conquête de nouveaux marchés, le rachat d’une multitude d’entreprises concurrentes et la diversification de leurs activités vers de nombreux secteurs relevant des compétences municipales. Par exemple, il ne faut pas oublier qu’EDF a été créée par nationalisation d’entreprises privées et en particulier d’une partie non négligeable de ce qu’était la Lyonnaise des Eaux et de l’Éclairage qui assurait la production et la distribution d'électricité pour un grand nombre de collectivités jusqu’à sa nationalisation en 1946.
Par ailleurs, ce qui les différencie très tôt et peut-être encore aujourd’hui, c’est qu’elles ont été très rapidement sur la conception, la construction et la gestion. Elles étaient en effet capables de proposer un service complet clé en main, de concevoir (ingénierie), de construire avec leurs propres entreprises et d’exploiter. Dans les autres pays, les entreprises étaient plus spécialisées dans chacun de ces métiers. Cette intégration verticale de l’ensemble des métiers leur a permis de rentrer par l’une ou l’autre porte (conception, construction, exploitation) sur les marchés locaux, celles-ci étant complémentaires. Je pense par exemple au cabinet d'ingénierie Merlin, qui, sans gros capitaux, est rentré très intelligemment dans le système par l’ingénierie puis a proposé par la suite l’exploitation de réseaux d’eau pour constituer la SDEI, rachetée par la Lyonnaise au début des années 90. Dans les pays où le secteur public était fort, les activités étaient beaucoup plus segmentées et on ne passait pas tellement par de la délégation de services publics mais par des marchés publics, avec la logique de prestataire. Donc on a plutôt des entreprises spécialisées et pas des entreprises qui ont intégré l’ensemble du système comme en France. Cette intégration est devenue une force extraordinaire pour ces groupes puisqu’à l’étranger ils sont capables d’intervenir sur n’importe quel maillon de la chaîne et de proposer les services qui vont avec.

 

Cette intégration verticale, caractéristique de nos entreprises françaises de services urbains s’est également doublée d’une intégration horizontale, c’est-à-dire une diversification des activités de ces groupes. N’est-ce pas une autre caractéristique ?

Ces entreprises se sont en effet peu à peu diversifiées dans leurs activités jusqu’à proposer tout un ensemble de services urbains : transports urbains, déchets, restauration collective, traitement de l’eau. Et on va retrouver notre logique d’intégration verticale sur chacun de ces secteurs. A chaque fois que l’on construit une infrastructure ou un équipement se pose la question de la gestion derrière. Dans le domaine du stationnement par exemple, Vinci le fait très bien !

 

Par rapport aux entreprises des autres pays étrangers, on remarque que les entreprises françaises se sont le plus internationalisées. Vous qui avez étudié quelques cas d’exportation du « modèle français » à l’étranger, pouvez-vous nous apporter un éclairage sur cette internationalisation ?

La force de ces grands groupes intégrés leur a effectivement permis de conquérir de nombreux marchés à l’étranger. Mais toutes les expériences n’ont pas été concluantes, loin de là. On a en effet beaucoup vanté le « modèle » et les entreprises français et vendu le modèle de la concession à l’étranger. Certes, ces entreprises ont souvent injecté beaucoup de capitaux, amélioré sensiblement les réseaux et les services existants et permis de mettre en place des systèmes de contrôle et de facturation plus performants qu’auparavant. Mais cela n’a pas rendu la population locale plus solvable pour autant ! Si bien qu'après ces améliorations rapides, l'argent ne rentrant souvent pas aussi vite que prévu, les extensions de réseaux ont tardé, le rythme des investissements s'est ralenti par rapport aux engagements pris, les autorités locales ont commencé à se plaindre du non-respect du contrat et les entreprises ont cherché à renégocier ces contrats. Le cas de l’Argentine illustre bien ce type de difficultés. En outre, peut-être que le rapport au contrat n’est pas le même d’un pays à l’autre et que derrière ou après le contrat on a des pratiques différentes. En France, nous avons tendance à accorder une certaine souplesse au contrat, de ménager des possibilité de discussion, de négociation, ce qui peut paraître compréhensible pour des contrats de longue durée, mais ce n’est pas le cas dans tous les pays surtout quand un soin extrême a été apporté à l'élaboration du contrat mais que sa vie n'a finalement pas été pensée. Au final, des difficultés à la fois économiques et culturelles ont pu conduire certaines entreprises à faire demi tour, ce qui n'est un succès ni pour l'entreprise, ni pour les politiques et les populations locales.

 

Les services urbains sont pour la plupart des réseaux techniques et capitalistiques qui résultent d’un processus industriel. N’a-t-on pas tendance à l’oublier quand on ouvre le robinet ?

C'est vrai que l'on oublie volontiers ces réseaux et services urbains, tant leur fonctionnement nous paraît finalement naturel. L'eau est un bien naturel mais son traitement (en entrée et sortie) est un service, qui peut supposer une grande technicité. C’est ce qui peut justifier le fait que leur accès soit payant !  Il faut peut-être se rappeler ce qu’était la corvée d’eau par le passé ! Et ce qu'elle reste aujourd'hui pour les hommes, et surtout les femmes, qui dans de nombreuses régions du monde n'y ont toujours pas accès ! Il faut bien comprendre tout le processus de production, d’acheminement, de traitement qu’il y a derrière ces réseaux et usines et qui nous permettent d’avoir de l’eau potable simplement en ouvrant le robinet, de l'électricité ou du gaz en appuyant sur ou en tournant un bouton ou du chauffage en ouvrant le radiateur relié au réseau de chauffage urbain !
On oublie d'autant plus facilement ces réseaux que ce sont, pour la plupart, des réseaux cachés, ils sont dans des logiques techniques d’invisibilité et l’on remarque leur existence et leur caractère indispensable uniquement quand ça ne marche pas. Et finalement, nos réseaux marchent plutôt bien !
Cette invisibilité peut expliquer que le contrôle de ces services par les élus soit très souvent distant, qu’il ne s’agisse pas d'une question politique locale majeure. Dominique Lorrain parle, à propos de la gestion des services urbains, d’une forme d’auto-régulation de système, c’est-à-dire un pilotage par la réputation : pour faire simple, quand l’eau arrive tous les jours et que les citoyens-usagers paraissent satisfaits, ne protestent pas, on en déduit que tout va bien. Le contrôle des élus sur leur prestataire peut alors être minimal.
Déléguer, permet aux élus de se débarrasser de questions d'intendance urbaine jugées peu valorisantes même s'ils en restent responsables. C'est sans doute plus valorisant de mettre de l'énergie et de l’argent dans des projets qui s’inaugurent ou des opérations qui peuvent contribuer à transformer de manière visible la ville (un nouveau musée ou une opération d'urbanisme importante par exemple) que dans ce qui fait aujourd’hui partie du fonctionnement quotidien, normal et invisible de la ville et qui, pour eux aussi, semble parfaitement bien fonctionner tout seul. Mais dans certains cas, on a vu des usagers mécontents (mauvaise qualité du service, importantes hausses de prix) parvenir à remettre ces questions de gestion sur le devant de la scène et à en faire une affaire politique de premier plan.

 

Comment voyez-vous évoluer ces grands réseaux techniques à l’avenir ?

Même si des investissements importants restent nécessaires pour les renouveler, construire ou améliorer les performances des usines pour l'épuration des eaux usées par exemple, aujourd'hui et depuis plusieurs dizaines d'années, les pays occidentaux sont totalement équipés. En France par exemple, 100% de la population est desservie par l'électricité, 99,99% pour l'eau potable. Ce n'est pas le cas sur l'ensemble de la planète.
Dans les pays développés, peut-être qu'à une phase de développement, d'extension des réseaux jusqu'à l'universalisation du service, pourrait succéder une phase de contraction qui pourrait remettre en cause leur fonctionnement économique. Ces grands réseaux peuvent être remis en question par des dispositifs individuels de production d’énergie ou d’eau potable. Certaines innovations technologiques vont peut-être nous amener à produire nous-mêmes notre énergie. Le photovoltaïque et plus largement les bâtiments à énergie positive nous le permettent déjà ! Dans ce cas, plus besoin de réseau collectif d'énergie ou de chaleur ! On peut aussi très bien produire son eau individuellement en récupérant l'eau de pluie et/ou en utilisant une ressource locale (source, nappe), éventuellement la rendre potable. Pour l'assainissement, les dispositifs individuels existent depuis longtemps et ont évité des investissements publics lourds.
Avec les hausses déjà survenues et à venir du prix de l'eau par exemple, les gens qui en ont la possibilité pourraient choisir de se débrancher du réseau en produisant eux-mêmes ou, peut-être pire encore, de conserver le réseau public comme alimentation complémentaire ou de secours, diminuant alors significativement leur consommation et mettant ainsi en péril le fonctionnement économique de ces services. Le danger est néanmoins sans doute plus important dans la périphérie que dans le centre des agglomérations mais c'est aussi là que les investissements sont les plus importants au regard des populations desservies.

 

On reviendrait à une production individuelle comme par le passé alors ?

Avec les moyens techniques en plus ! Cela remet en cause la logique des grands systèmes ! Les réseaux ont été dimensionnés pour un certain volume de consommation d'eau ou d'énergie. Or si les usagers n’en consomment plus que le 1/10e, cela va poser de gros problèmes aux gestionnaires. Les réseaux ont en plus été dimensionnés dans une perspective de croissance de nos consommations, à l’époque où les  préoccupations écologiques étaient mineures. Or aujourd’hui, la tendance est à l’inverse et met à mal tout l’équilibre économique du modèle. Si les gens se mettent pour une partie non négligeable à autoproduire, le modèle économique du réseau ne fonctionnera plus.

Par ailleurs, dans un contexte général de plus grande méfiance vis-à-vis de la technique mais aussi des gestionnaires, des grandes organisations publiques ou privées, peut-être que le développement de ces réseaux se heurte aussi de plus en plus à la méfiance des usagers qui peuvent avoir l’impression de ne rien maîtriser ou ne plus faire confiance à ces réseaux souterrains, invisibles et à leurs gestionnaires. « Si l'eau était polluée, est-ce qu'on nous le dirait ? Finalement elle vient d'où cette eau du robinet ? » Il est surprenant de devoir répéter régulièrement que l’eau du robinet est de bonne qualité et répond même à des normes de potabilité beaucoup plus exigeantes que l'eau en bouteille que l’on va acheter au supermarché ! Utiliser l’eau de son jardin peut être plus rassurant.
Le coût des services mais aussi la méfiance vis-à-vis de la technique, de grands systèmes techniques qui nous dépassent et peuvent même parfois nous paraître vulnérables, tout cela peut conduire à une volonté de reprendre en main ces services d'autant que les technologies actuelles nous le permettent de plus en plus. Je ferais un peu le rapprochement avec le développement des circuits courts alimentaires qui nous donnent l’impression de maîtriser l’origine et la qualité des produits que l’on consomme contrairement aux supermarchés aux circuits plus opaques.