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Les liens entre recherche, innovation et conception?

Interview de Joëlle FOREST

<< Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé le processus central du processus d’innovation n’est pas la recherche mais, le processus de conception >>.

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Date : 11/06/2006

Propos recueillis par Marianne Chouteau – le 12 juin 2006. Quels sont les liens entre recherche, innovation et  conception? Est-il possible de modéliser ce processus ? Le rôle du brevet ? Que sont les clusters et les pôles de compétitivité ?

D’un point de vue théorique, comment avez-vous fait le lien entre conception et innovation ?
J’ai commencé à m’intéresser à la relation qui existe entre la conception et l’innovation dans le cadre de mon travail de thèse.
Il m’est alors rapidement apparu que la conception n’était, et j’ai bien peur ne l’est toujours pas, considérée comme un objet d’étude économique à part entière. Ceci expliquant cela, à l’époque la majeure partie de la littérature dédiée à la conception émanait des sciences pour l’ingénieur. Mon travail de recherche a donc consisté dans un premier temps à cerner d’un peu plus près la conception, ce qui m’a conduit à effectuer des études de cas dans une société d’ingénierie.  Ces travaux m’ont rapidement conduit à constater le décalage entre le modèle d’innovation dominant et la réalité que j’observais sur le terrain.
Il faut savoir, qu’en économie, la question de l’innovation est une vieille question Dans un premier temps les économistes ont modélisé l’innovation à partir de ce que l’on qualifie aujourd’hui dans la lignée des travaux de Kline et Rosenberg, de modèle de la boite noire. Ce premier modèle appréhendait l’innovation en tant que résultat, s'intéressant à ses effets, mais n'explicitant pas ses motifs, son origine, son contenu, son processus de réalisation. Les principales critiques de ce premier type de modèle ont porté sur la légitimité de considérer comme suffisamment explicite un modèle qui envisage les répercussions d'un phénomène donné, l'innovation en l'occurrence, sur la dynamique économique sans même avoir abordé la question de sa genèse (le progrès technique étant en outre considéré comme exogène et hors de la sphère économique). Ces critiques ont conduit à un premier déplacement de l’analyse de l'innovation en tant que résultat à celle de l'innovation comme processus.
 A ce premier modèle s’est ainsi substitué le modèle linéaire et hiérarchique, qui correspond à l’analyse du processus d’innovation à partir de ses composants, avec l’idée selon laquelle à l'origine du processus d'innovation se situe l'activité de recherche. Mais le problème était que ce processus était très linéaire : on avait au début la recherche, puis la fabrication et ensuite le marché avec l’innovation.
Ce deuxième modèle est plus adapté parce qu’il considère l’innovation comme un processus et non plus comme un fait. Mais, il faut néanmoins le relativiser parce qu’il part de l’idée que si on investit X euros dans les activités de recherche et le développement, on obtient X% d’innovations. Ce qui est loin d’être systématique. En d’autres termes, le lien entre recherche et innovation, ne vous paraît pas si « naturel » ?
Ce n’est pas exactement ça. Le deuxième modèle, que je viens d’expliciter, est à la fois vrai et faux. Il est vrai parce que la dimension recherche va effectivement permettre des innovations futures. Mais, il est également faux au sens où il n’existe pas de corrélation évidente entre les investissements en recherche et la capacité à innover.  On en veut pour preuve le qu’un certain nombre d’innovations sont produites alors que les entreprises n’ont pas de service Recherche et Développement. Inversement, il y a tout un pan de la recherche scientifique qui produira, certes, des inventions mais pas forcément des innovations technologiques. Il convient, en effet, de bien faire le distingo entre l’invention (qui est soit le résultat du hasard – comme dans le cas de la pénicilline – soit celui d’un processus long de recherche) et l’innovation. L’innovation est le processus qui permet de passer de l’invention à la satisfaction d’un besoin d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs, que ce besoin ait été exprimé ou latent (personne n’avait demandé le chemin de fer et pourtant, il s’agit bien là d’une réponse à un besoin et donc d’une innovation). Qu’en est-il alors du brevet dans tout cela ?
Le brevet ne me semble pas être un indicateur d’innovation suffisant et ce d’autant plus que son dépôt est étroitement lié à la stratégie d’entreprise. Il peut y avoir des entreprises qui brevètent dès qu’elles trouvent quelque chose. Dans ce cas, on aura un certain nombre de brevets qui n’aboutiront jamais à une innovation (c’est ce qui explique notamment le différentiel entre nombre de brevets déposés et nombre d’innovation). D’autres entreprises, au contraire, vont fonctionner très longtemps dans le secret et ne pas breveter leurs découvertes. De plus, il peut y avoir un certain nombre d’innovations qui émergent de recherches ou de procédés scientifiques qui ne sont pas brevetés. Tout ça est une question de stratégie et cette dernière peut être différente d’une firme à une autre, d’un pays à un autre.
Compte tenu de ce que je viens de dire il me semble que le brevet est davantage un indicateur d’invention que d’innovation. Ceci ne signifie pas qu’il soit inutile mais je pense qu’il faut se méfier des conclusions hâtives. Où se situe la conception ?
Outre le fait qu’il faut se garder de faire de la R&D le seul facteur explicatif, il subsiste dans le modèle linéaire, une ambiguïté dans la mesure où on ne traite pas à proprement parler du processus de production de l'innovation, autrement dit de sa genèse. Il présente le processus d’innovation comme une "boîte grise", entendons par là que l’on sait qui participe au processus d'innovation, mais qu’ on ne sait pas comment. C’est précisément là qu’entre en jeu la conception.
Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé le processus central du processus d’innovation n’est pas la recherche mais, le processus de conception, comme l’ont, à juste titre, modélisé Kline et Rosenberg.
Ainsi s’il est possible d’innover sans faire de recherche. En revanche il est impossible d’innover sans avoir initier un processus de conception. En ce sens il me semble que si le projet d’un état, d’une région, d’une collectivité, d’une entreprise est de favoriser l’innovation, il doit avoir en préambule une compréhension de ce processus d’innovation. Or, cette compréhension ne peut se faire sans la compréhension du processus de conception. Comment différenciez-vous la conception du processus d’innovation ?
Il faut bien comprendre que le processus de conception est un sous processus d'innovation. Pour faire bref, la conception va de l'identification du besoin à la rédaction d'un cahier de spécification destiné à la fabrication. L'innovation, quant à elle, couvre un spectre plus large car elle va de l'identification du besoin à la mise sur le marché en passant par la fabrication.Existe-t-il des modèles de conception qui permettent de comprendre les processus d’innovation technologique ?
Oui. Tout comme il existe de multiples modèles d’innovation, il existe différents modèles du processus de conception. Les premiers ont été initiés par les mécaniciens qui l’ont décrit sous l’angle d’un processus de résolution de problèmes où on démarre avec un cahier des charges et où on décline en différentes étapes pour arriver à la mise sur le marché d’un produit. On doit à H. Simon d’avoir précisé ce modèle en indiquant que la solution qui résulte de ce processus de résolution de problème est non pas optimale comme on tend souvent à le croire mais satisfaisante.
Satisfaisante car lorsque l’on conçoit, par exemple, une automobile, il y aura à chaque étape des concessions à faire. En effet, les concepteurs du véhicule vont être confrontés à des contraintes en aérodynamisme qui vont être différentes de celles du designer, qui elles-mêmes vont être contradictoires avec celles du responsable financier, etc. De plus, ce même auteur explique que lors du processus de conception, qui est forcément limité dans le temps, il n’est pas possible de décliner toutes les alternatives à l’infini pour trouver celle qui sera la meilleure. Aussi, il n’y aucune certitude que la solution trouvée au temps T soit la meilleure ; pas plus qu’il n’est possible d’affirmer qu’en passant plus de temps, on obtiendra celle qui aurait été acceptée plus tard ou plus tôt. Concevoir équivaut donc à résoudre un problème ?
Pas seulement. Cela correspond à l’image que nous donnaient les premiers modèles de conception dont il faut garder à l’esprit qu’ils fondent, dans une logique de compétitivité, la mise en place des outils d’aide à la conception.
La conception doit aussi être considérée comme un processus (et c’est là que la contribution des économistes me parait indispensable). En effet, lorsque l’on conçoit, on utilise des ressources humaines et matérielles, on utilise et on produit également des connaissances. Il y a donc tout un ensemble d’éléments qui entrent dans le processus de conception et qui ne produisent pas uniquement l’objet technique en fin de course.
L’intérêt de considérer la conception tient à ce qu’elle permet de montrer que lorsque les connaissances produites sont mobilisées sur un objectif commun, un projet de conception, c’est à ce moment-là que l’on parvient à faire émerger du nouveau, de l’innovation
La conception doit aussi être envisagée du point de vue de l’organisation. Comment intégrer l’utilisateur dans le processus, comment réduire le temps pour passer de l’idée à la mise sur le marché d’un nouveau produit, comment favoriser l’apprentissage des connaissances produites pendant la conception, comment faire travailler ensemble des expertises variées, faut-il les rapprocher pour stimuler l’innovation ?Est-ce de cette constatation d’un besoin de proximité géographique que sont nés les clusters et les pôles de compétitivité ?
En partie. Toutefois rassembler les gens n’est pas suffisant, il faut encore pouvoir les faire travailler ensemble. On peut présumer que pour les clusters et les pôles, l’exemple suivi est celui de la Silicone Valley. Il s’agit de rassembler sur un même lieu des chercheurs, des entreprises, des ingénieurs, etc. pour favoriser l’innovation. Mais si cela était aussi simple, je pense que cela se saurait.
L’idée actuellement développée par certains chercheurs de passer de proximité géographique à une proximité relationnelle me parait particulièrement intéressante même si je ne suis pas sûre qu’elle soit suffisante. En effet, si les personnes rassemblées ne sont pas capables de s’écouter, de partager, de travailler ensemble, de confronter leurs différentes cultures et leur spécialité, de bénéficier d’un réseau de circulation des connaissances et de l’utiliser correctement, l’innovation ne pourra pas se développer. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème de proximité géographique et/ou relationnelle. Il s’agit aussi d’un problème d’absorption créatrice dont je fais l’hypothèse qu’elle passe par le processus de conception. C’est la question sur laquelle je travaille actuellement.Pouvez vous nous en dire un peu plus sur la question de l’absorption créatrice?
Lorsque l’on travaille sur la conception on est inéluctablement conduit à considérer la question de la créativité. Qu’est-ce qui fait que deux équipes vont avoir des résultats différents ? C’est essentiellement la dimension créative. Savoir comment naît la créativité est la question centrale. Loin d’être inexplicable la créativité est un processus central du processus de conception qui permet, partant de la mobilisation des connaissances détenues par des acteurs différents, une expansion de concepts et connaissances à la base même de l’innovation. D’où l’idée d’absorption créatrice car le problème ne se réduit pas à un problème d’accès.
La question de la créativité a vraiment un sens dans une école d’ingénieurs. Si, le propre de l’ingénieur est de faire du lien et de combiner les connaissances afin de permettre l’innovation alors il est fondamental de retranscrire cela du point de vue de leur formation. Il faut bien avouer, et ce sans doute en raison du poids des modèles hérités de l’histoire que nombre des projets de formation mis en place dans les écoles d’ingénieurs autour de la conception demeurent principalement centrés sur la résolution de problèmes, ce qui, de fait, veut dire que nous n’enseignons qu’une demi théorie de la conception. Dans une optique plus large, cette question se pose alors pour un Etat, une collectivité, un territoire : quelle formation voulons-nous pour les ingénieurs afin qu’ils soient aptes à concevoir, à faire du lien entre les différentes connaissances et donc, à terme, à innover.
Cette question est également intéressante du point de vue épistémologique car elle questionne la cartographie actuelle des savoirs. La conception milite pour le développement d’une science d’ingenium, une science de la pensée créatrice, en ce sens elle milite pour le développement d’une épistémologie de l’invention, de ce que l’on conçoit et qui n’existe pas encore autant qu’elle milite pour le développement de savoirs transverses.
Certes, nous avons besoin d’une recherche scientifique et technologique forte, nous avons besoin d’aides aux activités de R&D mais ce n’est pas suffisant. La communauté des sciences de la conception est encore trop réduite et a du mal à émerger or, elle apporterait des connaissances nouvelles et nécessaires pour comprendre le processus d’innovation.

Travailler sur la conception, permettrait alors de produire un meilleur modèle que ceux utilisés aujourd’hui pour favoriser l’innovation ?
Cela permettrait en tout cas de pointer du doigt des leviers d’action sur lesquels on n’a jamais travaillé et qui, à terme, favoriserait l’innovation.
En France, ces recherches peinent à décoller alors qu’aux Etats-Unis, elles ont plus d’ampleur. Mais il est urgent qu’à l’échelle de la collectivité, de la région, du pays, nous sortions des schémas classiques d’innovation et que nous permettions aux sciences de la conception de prendre de l’ampleur. Il nous faut absolument entrer dans une démarche interdisciplinaire et croiser les points de vue pour faire avancer les débats. Il ne s’agit pas d’opposer les activités de R&D et la conception ou de brandir, à chaque fois, le processus de conception comme réponse à tout. Aujourd’hui, on prend peu à peu conscience de l’importance de la dimension créative, de sa compréhension et de sa gestion. Si on veut aider les entreprises à innover, il nous faut arriver à comprendre chacun des processus engagés : de l’innovation à la créativité en passant par la conception.