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Le coworking et les nouvelles manières d'entreprendre

Interview de Julie Fabbri

Portrait de Julie Fabbri
Professeur assistant à EMLyon Business School

<< La fréquentation des espaces collaboratifs offre aux entrepreneurs une capacité de rebond plus forte >>.

Julie Fabbri est professeur assistant à EMLyon Business School et chercheur associé au Centre de recherche en gestion de l’Ecole polytechnique de Paris-Saclay (i3-CRG).

Elle étudie les synergies entre espace et organisation dans des contextes d’innovation. Son doctorat (2015) portait sur les dynamiques collaboratives interorganisationnelles dans des espaces de coworking pour entrepreneurs innovants.

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Date : 03/03/2017

Dans vos recherches, vous avez étudié le phénomène du coworking et ses évolutions. Quelles sont, à grands traits, ces évolutions ?

La troisième génération qui émerge aujourd’hui opère une bascule importante. Pour ces coworkers, rejoindre un espace collaboratif signifie avant tout rejoindre une "communauté"

Il y a en effet plusieurs vagues.

Fin 2010, le coworking était encore très jeune en France. Le boom a eu lieu à partir de 2012 avec des relais médiatiques forts et des porteurs très divers mobilisés autour des enjeux du télétravail, du bureau « intelligent », de la réfection de nouveaux sièges sociaux, etc.

La première génération de coworkers comprend des personnes qui ont avant tout besoin d’un endroit pour travailler. Ils y viennent pour travailler, pas pour se faire des amis ou trouver des financements pour développer leurs projets. Ils sont cependant sensibles à la socialisation accrue qu’offrent ce nouveau type d’espaces de travail et découvrent au fil du temps, en expérimentant le lieu, que le choix de cette localisation peut de plus être favorable au développement de leur projet professionnel (accélération, changement d’échelle…).

La deuxième génération, celle de 2013-2016, qui rassemble les « adopteurs précoces », est attirée par le discours médiatique sur la socialisation et les effets de réseaux que produisent ces lieux. Mais les espaces de coworking ne savent pas encore bien valoriser et promouvoir cette fonction de socialisation et de réseaux et l’offre reste encore très focalisée sur un argumentaire technique et fonctionnel (surfaces de bureaux, équipements, abonnement ou réservation en fonction du temps passé selon les prix de l’immobilier d’affaires au mètre carré).

La troisième génération, celle qui émerge aujourd’hui, opère une bascule importante. Pour ces coworkers, rejoindre un espace collaboratif signifie avant tout rejoindre une « communauté ». La notion de communauté reste cependant très floue… De quel type de communauté s’agit-il ? Qu’est-ce qui fait communauté entre les membres ? L’on parle le plus souvent de communauté de pratiques, qui permet à chaque membre de  devenir un meilleur praticien. Mais de quelles pratiques parle-t-on ? Elles sont aujourd’hui très éparses car les projets entrepreneuriaux qui se développent dans ces espaces sont eux-mêmes très divers, même dans les espaces spécialisés dans un domaine donné , par exemple l’innovation sociale ou le numérique. 

Dans vos recherches, vous avez étudié les espaces de coworking qui s’adressent en particulier aux entrepreneurs innovants. Qu’est-ce qui caractérise précisément ces espaces selon vous ?

La sélection ne se fait pas sur la maturité du projet ou la robustesse du plan d’affaires, mais sur des principes d’adoption mutuelle entre le candidat et l’espace en question et sa communauté

Les espaces collaboratifs les plus porteurs sont généralement des espaces qui accueillent une population entrepreneuriale et qui mettent en place des principes de sélection à l’entrée. Certes, ces critères de sélection sont moins forts et formels que dans un incubateur, mais ils existent. La sélection ne se fait pas sur la maturité du projet ou la robustesse du plan d’affaires, mais sur des principes d’adoption mutuelle entre le candidat et l’espace en question et sa communauté. Il convient en effet de vérifier que le candidat a compris le type de communauté où il met les pieds, ses règles de fonctionnement et ses valeurs. Et inversement, le candidat doit s’assurer que l’environnement social et matériel qui lui est proposé soit de nature à l’aider dans son projet. C’est bien une relation gagnant-gagnant qui est recherchée.

Le modèle du Liberté Living Lab dans le Sentier est très intéressant de ce point de vue. Thématisé sur l’innovation citoyenne, cet espace fournit des postes de travail à des entrepreneurs ou petites structures qui sont en adéquation avec leur positionnement. Les termes de l’échange sont les suivants : les occupants ne paient pas de loyers mais s’engagent à consacrer un certain nombre de jours au fonctionnement du lieu. Ce dernier tire en effet 80% de ses revenus de la vente de prestations à des grands groupes. Les occupants peuvent être sollicités pour participer à l’animation d’un workshop pour un grand compte par exemple. C’est intéressant pour l’entrepreneur car cela lui évite d’une part de décaisser de l’argent pour un loyer, et d’autre part cela lui donne l’occasion de tester son savoir-faire ou son projet auprès de potentiels clients. 

En quoi les logiques communautaires qui sous-tendent aujourd’hui ces espaces sont-elles une ressource important pour un projet entrepreneurial ?

la fréquentation de ces espaces offre aux entrepreneurs une capacité de rebond plus forte

Elles contribuent à l’émergence et au soutien de projets innovants en général, qu’ils soient portés par des individus, des entreprises, des associations ou des institutions publiques. Les communautés qui fonctionnent bien reposent sur des logiques de don/contre-don, des relations gagnant/gagnant. La norme dans ce type de communauté est de sortir des relations fournisseurs/clients et des relations business basées sur la domination. Une dimension intéressante, développée par le Professeur François-Xavier de Vaujany (Université Paris-Dauphine), est la dimension émotionnelle de la communauté. Elle repose sur des relations de confiance, d’entraide et de valeurs partagées, mais aussi d’expériences sensibles par l’intermédiaire du design du lieu, son atmosphère et son organisation. Tout cela contribue à la création de liens interpersonnels plus forts, au développement de compétences relationnelles indispensables à un porteur de projet et à la co-construction de son projet avec un certain nombre de parties prenantes.

En outre, la fréquentation de ces espaces offre aux entrepreneurs une capacité de rebond plus forte. En effet, ils sont placés en situation d’exposer régulièrement l’état d’avancement de leurs projets, de les tester auprès de la communauté. Cela contribue en quelque sorte à la précipitation de l’échec ou à les faire pivoter plus rapidement, et donc à moindre coût. Cela permet de se reconcentrer plus vite sur des projets à plus haut potentiel. On constate par ailleurs qu’un entrepreneur qui échoue ou décide d’arrêter son projet à un moment donné est en capacité de se replacer très facilement, en rejoignant des projets entrepreneuriaux portés par d’autres membres de la communauté par exemple, ce qui n’exclut pas qu’il revienne par la suite à un projet en propre.

C’est ce que vous décrivez dans vos recherches par la notion d’entrepreneuriat-alterné. Pouvez-vous préciser cette tendance ?

Dans ce nouveau paradigme, ce sont d’abord l’individu et son projet qui prévalent et qui font voler en éclat la question du statut

On a tendance à opposer les statuts, celui de salarié d’une part et d’entrepreneur d’autre part. J’observe que cette dualité est caduque et que le paradigme a changé. Avec l’entrepreneuriat alterné, la question n’est plus tant celle du statut du travailleur, mais plutôt celle du statut du projet : quel est le meilleur statut pour réaliser mon projet ? Ai-je intérêt à créer une entreprise ? À le développer au sein d’une entreprise existante en tant que salarié ? Dans ce nouveau paradigme, ce sont d’abord l’individu et son projet qui prévalent et qui font voler en éclat la question du statut. Si la tendance se confirme, les individus vont de plus en plus jongler entre ces statuts et se construire un parcours professionnel hybride où un projet entrepreneurial peut par la suite être valorisé dans un poste salarié. Les recherches menées en 2015 et 2016 par RGCS montrent ainsi que certains étudiants voient l’entrepreneuriat comme une nouvelle compétence transversale à acquérir pour… séduire les entreprises et développer de l’employabilité ! Inversement, les salariés sont de plus en plus amenés à adopter une posture entrepreneuriale / intrapreneuriale. Les espaces collaboratifs que j’ai étudiés accélèrent à mes yeux l’émergence de ces nouveaux parcours professionnels. 

Y a-t-il d’autres effets bénéfiques de ces espaces collaboratifs sur l’entrepreneur innovant ?

La notoriété du lieu et le domaine d’expertise qu’on lui reconnait concourent tous deux à crédibiliser l’entrepreneur auprès d’éventuelles parties prenantes

J’en vois au moins deux autres.
Il y a ce que l’on peut appeler l’effet « label ». Fréquenter tel ou tel espace peut donner plus ou moins de poids et de crédibilité à un projet entrepreneurial. Certains espaces permettent à l’entrepreneur de sortir du lot dans un contexte de course à l’entrepreneuriat. La notoriété du lieu et le domaine d’expertise qu’on lui reconnait concourent tous deux à crédibiliser l’entrepreneur auprès d’éventuelles parties prenantes, notamment des partenaires financiers. La Ruche à Paris, par exemple, confère aux entrepreneurs qui y résident une crédibilité certaine dans le domaine de l’économie sociale et solidaire.

Ensuite, il y a l’effet vitrine. Ces espaces deviennent également des lieux qui permettent à l’entrepreneur de montrer à des clients ou partenaires externes la dynamique créative dans laquelle l’entrepreneur évolue. Les visites qui y sont faites provoquent ainsi un effet « waouh », persuasif, auprès de clients comme par exemple des grands comptes. Ces derniers peuvent ainsi se rendre compte en une unité de lieu, des ruptures en cours ou de tout ce qui va se passer demain dans un domaine particulier, des innovations sociales ici, des nouveaux usages numériques par là. Ces espaces sont donc de très bons leviers au service des entrepreneurs.

Comment une collectivité locale peut-elle accompagner ce mouvement efficacement ?

La ressource clé d’un espace de coworking étant sa communauté, les pouvoirs publics, notamment locaux, ont un rôle important à jouer pour faciliter la constitution de cette communauté

En la matière, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les aides publiques sont parfois trop nombreuses. On en arrive même à payer des cabinets de conseil pour aider les entrepreneurs à monter des dossiers de subventions, c’est un comble ! A vouloir trop aider, la collectivité risque également de fausser la dynamique de marché et beaucoup d’espaces, notamment de coworking ne survivront pas suite au désengagement public.

Cela ne signifie pas que les pouvoirs publics n’ont pas un rôle à jouer. La ressource clé d’un espace de coworking étant sa communauté, les pouvoirs publics, notamment locaux, ont un rôle important à jouer pour faciliter la constitution de cette communauté. Cela peut passer par des actions de diffusion de l’information sur l’ouverture de ces espaces dans le territoire ou des actions de gestion du turnover des membres dans la durée. La Fonderie et la Région Ile-de-France ont par exemple imaginé mettre en place des tickets coworking sur le modèle des tickets restaurants pour inciter différents types de population de travailleurs à tester ces espaces.