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La psychologie sociale appliquée à la décision publique

Interview de Nikos KALAMPALIKIS

Illustration représentant le profil de la tête d'un individu

<< Nous espérons que d’ici 3 ans, il y aura un réseau de professionnels en psychologie sociale sur la région lyonnaise >>.

Nikos Kalampalikis est directeur du laboratoire GRePS (Groupe de Recherche en Psychologie Sociale.

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Date : 05/11/2010

Nikos Kalampalikis nous explique le mode de fonctionnement de son laboratoire et les postures de recherche qu’il adopte par rapport aux notions de comportement et d’acceptabilité sociale. Il démontre par ailleurs la capacité de son laboratoire à répondre à des appels d’offre sur des problématiques sociétales et professionnelles concrètes et à se saisir des enjeux d’une collectivité locale en proposant des clés de lecture à même d’éclairer la décision publique. Il œuvre notamment pour la professionnalisation de la discipline sur l’agglomération lyonnaise en ouvrant prochainement un Master 2 « psychologie sociale appliquée ».

Principales expériences et découvertes de la psychologie sociale.
Source : La psychologie, Elisabeth Demont, Editions Sciences Humaines, Evreux, 2009

● 1897 : Norman Triplett : la compétition stimule les performances
● 1922 : Theodor Schjelderup –Ebbe : découverte des phénomènes hiérarchiques chez les poules
● 1924 : Jacov Levi Moreno utilise les processus de groupe à des fins thérapeutiques et développe le « psychodrame » et le sociogramme
● 1927 : Elton Mayo révèle l’importance de la psychologie des groupes

● Années 30 : Kurt Lewin étudie les effets des différents styles de commandement sur l’atmosphère du groupe. Il est à l’origine du concept de dynamique des groupes  et redonne sa place aux facteurs psychologiques niés par les béhavioristes.
● 1934 : R.T. La Piere : des préjugés racistes ne se traduisent pas forcément en comportements racistes
● 1935 : Musafer Sherif : étude sur la construction de la norme sociale

● 1944 : Kurt Lewin : pour impulser un changement d’attitude, participer à un groupe de discussion a plus d’effet que suivre des conférences
● 1951 : C.Hovland : les facteurs de la croyance et du changement d’opinion varient en fonction de la crédibilité donnée à la source d’information
● 1952 : Solomon E. Ash : l’individu tend à se conformer au groupe et à l’opinion majoritaire
● 1954 : Leon Festinger : la dissonance cognitive entre croyance et faits se résout par un changement de croyance ou par une réinterprétation des faits

● 1961 : Alfred Bandura : influence du modèle sur le comportement des enfants
● 1965 : Robert J.Zajonc : la présence d’autrui a un impact fort, positif ou négatif, sur la performance
● 1968 : B.Latané et J.M. Darley : la présence d’autrui rend les comportements d’aide plus hésitants
● 1963-1974 : Stanley Milgram met à jour les processus de soumission à l’autorité
● 1969 : Serge Moscovici : une minorité organisée et déterminée peut avoir plus d’influence qu’une majorité molle
● 1970 : Kiesler : théorie de l’engagement ou théorie de la manipulation

 

Quelle définition donneriez-vous de la psychologie sociale ?

Dans une acception extrêmement large, la psychologie sociale s’intéresse à la nature du conflit, au sens de tension, entre l’individu et la société, à une relation en contexte, qui implique des rapports entre groupes situés dans des contextes sociaux et partageant des référents symboliques.

 

Quelles sont les approches développées au sein de votre laboratoire ?

Un de nos axes de recherche est la pensée sociale en contexte. Nous nous intéressons aux effets contextuels des situations que l’on étudie. Comment les acteurs pensent leur réalité en termes de représentations sociales ? Comment théorisent-ils leur quotidien ? Comment vont-ils penser par exemple leur rapport à la santé, à la maladie, à la parenté, ou à la ville ? Qu’est-ce qui est considéré comme étant une situation d’insécurité dans la ville, comme un acte violent ? Comment la cartographie mémorielle de l’espace influence la perception, l’usage et le vécu de la ville ? Nous nous intéressons également à la question de la temporalité, de la mémoire collective, aux déterminants psycho-sociaux de comportements de santé, à la prise de décision partagée, etc.

L’autre axe principal de recherche de notre laboratoire concerne la psychologie du travail à proprement parler : la question du stress, de la souffrance au travail, des risques psychosociaux dans les lieux ou les relations de travail, des mutations technologiques, le poids des organisations type hospitalière dans l’attribution des soins par exemple.

 

Quelles sont les méthodes que vous déployez pour répondre à la demande sociale qui vous est adressée ?

Cela peut être l’expérimentation en milieu social ou en laboratoire ou un dispositif classique d’enquête mais inséré dans les propriétés contextuelles de l’étude. Nous sommes souvent dans une logique ingénieuse de triangulation, c’est-à-dire de croisement et d’adaptation de telle ou telle méthode à la situation sociale qui fait l’objet de l’étude et aux caractéristiques de la population. Nous avons un certain nombre de méthodes (p.ex. cartes associatives, cartes mentales, focus groups, etc.) que nous essayons de déployer sur des objets de recherche très divers (aussi éloignés que la justice et la parenté par exemple).

 

Pouvez-vous nous donner des exemples de recherches que vous avez menées pour une collectivité locale ?

Pour la Ville de Lyon par exemple, nous avons réalisé une étude sur le thème de la sécurité et de la prévention sociale auprès des populations installées au centre d’échange de Lyon Perrache. Cette recherche aboutit actuellement à l’élaboration d’une note d’aide à la décision et à des préconisations. Toujours pour la Ville de Lyon, grâce à un financement de la Mission Droit et Justice, nous avons réalisé une étude au sein des Maisons de Justice et de Droit et des Boutiques du Droit sur la problématique de l’accès à la justice et au droit, notamment la question du non recours au droit. Pourquoi des personnes qui ont un droit à la justice n’y recourent-elles pas ?

D’autres projets sont en cours pour la Ville, que cela soit sur le perfectionnement d’outils de veille pour mesurer l’insécurité et appréhender le climat urbain, ou encore, avec la Mairie de Lyon et le Musée Gadagne, sur la mise en place de recueil de mémoires urbaines dans le cadre du futur Pôle de la soie et des canuts.

 

Quel est votre retour d’expérience sur ces travaux collaboratifs avec une collectivité ?

Nous sentons que nous interagissons de mieux en mieux avec le tissu socio-économique, à travers le renouvellement d’un certain nombre de partenariats, des demandes qui nous sont adressées et qui sont mieux cadrées par rapport à nos compétences et méthodologies. Des institutions comme la Région Rhône-Alpes, le Grand Lyon, la Ville de la Lyon, la DRAC, l’APEC, l’ANR, le Cancéropôle (CLARA), mais aussi des acteurs privés comme Renault Trucks se tournent vers nous. Avec certains partenaires, nous entrons dans un processus relativement bien rôdé maintenant. Le travail de re-problématisation des questions qui nous sont posées, la participation des partenaires eux-mêmes au processus de recherche se mettent bien en place.

En revanche, si nous sommes l’objet d’une demande sociale, de terrain, on ne se voit pas toujours attribuer les soutiens financiers nécessaires à la réalisation des travaux de recherche demandés. C’est nous-mêmes, souvent, qui devons aller chercher les financements.

 

Sur quel type de rendu aboutissent vos travaux ?

Ils mènent d’une part à des résultats scientifiques qui font l’objet de publications, et d’autre part, ils aboutissent à des préconisations partagées et acceptables pour les acteurs. Je précise également que, bien souvent, nous organisons la restitution de nos travaux à des fins de valorisation et d’appropriation par le commanditaire et toute personne intéressée par l’objet de recherche.

 

Comment expliquez-vous ce besoin croissant de grilles d’analyse issues de la psychologie sociale pour éclairer les acteurs socio-économiques ?

Je pense qu’il résulte d’une fragilisation du tissu social mais également d’un certain nombre de références qui paraissaient acquises jusque là, c’est-à-dire à une forme d’usure de solutions déjà adoptées, trop sociologisantes ou trop psychologisantes, ou encore de la manière un peu trop « marketing » d’affronter ce genre de problèmes. L’apport scientifique que nous proposons vient renouveler des prestations externes qui devenaient à force relativement inopérantes.

Par ailleurs, ces dernières années sont marquées par la nécessité croissante d’évaluation des politiques publiques. Les acteurs réclament en effet une évaluation qui fait sens et qui nécessite un accompagnement scientifique et l’apport d’une part de théorie.

 

La notion de « comportement » est un domaine d’étude de la psychologie sociale et sur laquelle le Grand Lyon est en attente de clés de compréhension. Quelle en est votre approche ?

Le comportement a été, pendant trop longtemps, le maître-mot de la psychologie à travers le comportementalisme, c’est-à-dire ce qui est uniquement observable. Le psychologue social ne dissocie pas la notion de comportement de la notion de conduite, ni de la pensée, ni de l’attitude, ni de l’opinion. Il n’existe pas de non-comportement ! Tout est comportement car tout est interprétable, de façon manifeste ou latente. Le problème c’est quand on isole le comportement en tant que tel. Nous le considérons dans son articulation dynamique avec l’intention, la conduite, l’attitude, et l’opinion.

Ce qui intéresse le psychologue social est avant tout la dynamique du changement de comportement. Notre approche est de dire qu’il y a à la fois un contexte de pensée sociale et un contexte social qui interviennent dans ce lien entre attitudes et comportements attendus. Une autre posture consiste à dire que le « dire » est aussi faire (comme le démontre John L. Austin  dans son ouvrage « Quand dire, c'est faire »), c’est un fragment de pratique.

 

La collectivité se soucie de plus en plus de changer les comportements des citoyens en faveur de comportements écologiques. Comment expliquez-vous qu’il ne soit pas si facile de changer les comportements des citoyens ?

Le souci pour l’environnement se place dans une perspective temporelle très étendue, un futur très éloigné et perçu comme mondial, donc une distance psychologique très grande qui n’est pas très cohérente avec des comportements extrêmement quotidiens. Un des enjeux est précisément de travailler, à un niveau psycho-social, cette remise en causalité entre des espaces très larges et des micro-comportements. Le travail d’une thèse de doctorat réalisée au sein du laboratoire qui sera soutenu dans quelques jours s’est penché sur cette question en comparant des populations françaises et allemandes.

Par ailleurs, des étudiants de notre option professionalisante ont réalisé récemment des travaux sur l’adoption de gestes éco-citoyens. Il s’agissait tout d’abord de comprendre ce que signifie un comportement éco-citoyen (comportements de tri, d’économie d’énergie, etc.) et ensuite de construire des messages adaptés à la manière dont les gens appréhendent ces questions là. Par la suite, les étudiants ont réalisé une enquête qui consistait à proposer différents messages et à évaluer la différence d’efficacité entre ces messages fondés sur les constats réalisés dans la première phase.

 

La notion d’ « acceptabilité sociale » est également un axe important de recherche en psychologie sociale. Pouvez-vous nous expliciter ce que cette notion recouvre exactement ?

Il s’agit toujours de comprendre le changement de comportement. Comment finalement engager les citoyens dans une action au travers de leur manière de penser, leurs référents normatifs et symboliques, afin qu’elle devienne la leur ? La réponse que nous apportons à cette question se construit, dans la tradition lewinienne, à travers l’étude des groupes et de leur dynamique, c’est-à-dire une micrographie fine du fonctionnement groupal, de son système normatif, nous permettant de voir dans quelles conditions un changement comportemental peut se réaliser par et pour le groupe, mais sans idéalisme ni angélisme. Il faut bien avoir à l’esprit que le groupe social unique dans sa globalité est une illusion. Nous sommes face à une multitude de groupes caractérisés par des pensées sociales et des référents très divers.

 

Les questions liées à l’acceptabilité semblent particulièrement prégnantes dans nos sociétés modernes. Comme l’expliquez-vous ?

Elle est liée à l’émergence de la notion de risque car c’est avant tout autour de cette notion que se cristallisent les questions d’acceptabilité. On ne peut la réduire à un simple calcul coût/bénéfice d’un individu rationnel car elle engage tout un système de représentations sociales, de mémoire, etc. De nombreux travaux montrent que l’acceptabilité ne relève pas uniquement d’une démarche de communication classique (où le récepteur est passif) mais aussi et surtout de la participation du récepteur du message (où celui-ci devient acteur).

 

Vous allez ouvrir une formation professionnalisante à la rentrée prochaine, un Master 2 « Psychologie Sociale Appliquée ». Quelles sont les motivations qui président à l’ouverture de ce cursus ?

La demande sociale qui nous est adressée relève de plus en plus de la prestation de service à laquelle notre laboratoire ne peut pas faire face. Donc un des moyens de consolider les interfaces entre notre domaine de recherche et la demande socio-économique est de former des professionnels. Notre nouvelle formation « psychologie sociale appliquée » permettra de « mettre sur le marché » des professionnels de cette discipline, ce qui manque cruellement à Lyon. Les professionnels du marketing, ou dans le domaine des études, de l’opinion et du conseil, qui ne sont pas des psychologues sociaux, sont extrêmement ouverts à l’apport de notre approche!

Notre apport méthodologique (analyse discursive, analyse statistique, etc.) et nos modèles d’analyse les intéressent. Nous espérons que d’ici 3 ans, il y aura un réseau de professionnels sur la région lyonnaise. Les professionnels en psychologie du travail sont par contre plus nombreux sur le marché.