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La place des systèmes automatiques dans les transports de demain

Interview de Bernard FAVRE

Directeur de la recherche France du groupe Volvo - Renault Trucks

<< Ce n’est pas seulement la technologie qui fera les solutions de demain, ce sera la réponse sociale. Les modes de transports automatiques se mettront en place si cela a un sens, si c’est utile.. >>.

Interview réalisé par Cedric Polère le 11 janvier 2011.

Lyon Urban Trucks & Bus (LUTB) est le pôle de compétitivité des transports collectifs urbains de personnes et de marchandises. Bernard Favre, directeur de la recherche France du groupe Volvo - Renault Trucks est aussi directeur du programme R&D « systèmes de transport » de ce pôle. Il répond à nos questions sur la place des systèmes automatiques dans les projets de LUTB et dans les transports de demain.

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Date : 11/01/2011

Dans la description des programmes LUTB, la notion de robotique n’apparaît pas. Pourtant, il est sans cesse question de systèmes intelligents, d’automatismes…  

Dans tous les systèmes auxquels nous sommes confrontés, les capteurs, actionneurs, processeurs sont de plus en plus présents. Ils utilisent de l’information pour contrôler, surveiller, déclencher, agir … C’est vrai dans le domaine des transports comme dans les autres domaines ; quand on parle de systèmes intelligents, on parle de ce qui existe aujourd’hui dans notre environnement proche, chez nous… A LUTB, cette composante est essentielle, quel que soit le programme. Ensuite, est-ce de la robotique ?  

 

Comment se présentent ces systèmes intelligents ?

 Nous parlons d’Intelligent Transport System (ITS). Dans notre manière de les aborder, et je parle ici en tant que directeur de la recherche de Renault Trucks, nous avons des fondamentaux, qui valent d’ailleurs pour l’ensemble des transports.
 
Premièrement, nous savons que tous les acteurs des systèmes de transports seront demain interconnectés : les véhicules entre eux, véhicules routiers, ferroviaires… ; les véhicules aux infrastructures, aux systèmes de management du trafic ; le conducteur routier sera relié à son transporteur, à des autorités, le Grand Lyon aux utilisateurs de ses infrastructures, elles-mêmes progressivement dotées d’intelligence. Quand on parle d’infrastructures intelligentes, cela indique que grâce à leurs capteurs et actionneurs elles tiennent compte du véhicule, à l’instar des systèmes de péages automatiques qui reconnaissent et taxent automatiquement les véhicules à leur passage. Cette interconnexion généralisée existe déjà de manière partielle : moi-même, « être » intelligent, dispose avec mon téléphone portable d’un outil intelligent, dans mon véhicule il y a des automatismes, des interfaces…  

Deuxième point fondamental, l’homme est au cœur des systèmes de transport comme il est au cœur d’autres systèmes. Qu’il agisse en tant que conducteur, opérateur, usager, riverain, gestionnaire d’infrastructure, de zone urbaine, élu… Dans tous les cas, quelle que soit la conception que l’on puisse se faire des robots, ils devront être au service de l’homme et non l’inverse, c’est très important, en terme d’éthique et de prospective. Il est absolument essentiel de continuer à maîtriser les valeurs éthiques, morales, humaines qu’interpellent ces systèmes. C’est de plus en plus difficile.

A un troisième niveau, viennent les objectifs. En matière de transport de marchandises, nous cherchons à améliorer la mobilité et la productivité tout en respectant les exigences environnementales et en évitant les accidents, pannes, dysfonctionnements… L’objectif de « quasi zéro tués » sur les routes relève de ces grands objectifs à long terme.  
Pour concevoir le véhicule du futur, il faut se situer dans cet espace, avec la personne, l’ « homme » au coeur du système de transport.  

 

Les camions sont-ils déjà dans ce monde d’interconnexions ? 

Oui, ils sont déjà connectés. Un Renault Magnum est équipé d’antennes et de systèmes de communication par le biais desquels il communique avec l’extérieur, reçoit automatiquement des informations et en donne. Certaines sont adressées en temps réel à sa base, le centre de gestion du transporteur. Un gestionnaire d’une grande flotte de camions dispose dans ses salles d’écrans qui indiquent la localisation de tous ses camions. Chacun est suivi en temps réel par un opérateur chargé d’une vingtaine de véhicules ; en communication constante avec chacun des véhicules, il les oriente, assure leurs itinéraires, accompagne leur mission, etc. Si l’opérateur « clique » sur son écran, il peut avoir accès à une multitude d’informations sur le véhicule, saura par exemple combien il reste de carburant dans le réservoir, etc.  En tant que constructeur nous cherchons à produire une information utilisable par les transporteurs. Cette information porte sur tout ce qu’on peut juger potentiellement utile.   

 

Il semble que les systèmes intelligents recouvrent un domaine toujours en extension à travers les divers objectifs qu’ils servent, comme réduire la consommation de carburant ou favoriser la sécurité ? 

Oui, pour satisfaire les seuils très faibles d’émission gazeuse imposés par la norme Euro 6 par exemple, nous sommes obligés d’avoir de plus en plus d’intelligence embarquée : nous travaillons actuellement sur des systèmes de dépollution des gaz d’échappement des oxydes d’azotes et des particules qui vont massivement utiliser l’intelligence des moteurs, avec par exemple des systèmes de post traitement. L’intelligence permettra aussi d’optimiser la consommation de carburant. Pour cela, le camion a besoin d’informations, de savoir si le feu sera rouge ou vert lorsqu’il passera à son niveau par exemple. Pour exploiter ce type d’information, il lui faut entre autres être connecté aux informations produites par la ville, sa cartographie numérique, les caractéristiques imposées dans tel ou tel secteur... Pour que le véhicule caméléon de livraison silencieuse auquel nous réfléchissons à LUTB puisse un jour exister, constructeur et infrastructures devront collaborer ; cela impliquera pour le Grand Lyon de définir ses exigences acoustiques dans la ville, la vitesse réglementaire, les tonnages autorisés, etc. Les choix de la collectivité imposeront un type d’exploitation. Il faut que cette information s’échange au niveau des interfaces. 

 
Qu’est-ce qu’une interface ? 

C’est la zone par laquelle transitent et s’échangent un certain nombre de choses, des données mais pas seulement, une prise électrique pour recharger une batterie étant une interface par exemple. Elle est caractérisée par une géométrie et des standards d’échanges. Chaque fois que l’on monte en complexité, que l’on intègre plus d’acteurs dans un système de transport, il faut préciser et spécifier le fonctionnement des interfaces. Le risque serait sinon que ce qu’on pratique en France soit différent de ce qu’on pratique en Allemagne, etc. La question des interfaces est immense, à commencer par l’enjeu des interfaces entre l’homme et la machine. 

 

Quel est l’enjeu ?

 Il est crucial de définir des interfaces homme-machine, physiques ou cognitives, qui permettent aux personnes de renforcer leur maîtrise sur les systèmes. Je l’ai vécu en dirigeant les recherches de Renault automobile sur les « voitures à vivre », ou à Renault Trucks. Nos simulateurs de recherche placent l’expérimentateur dans l’environnement d’une conduite réelle, au cœur d’un système où tout est programmé. Nous utilisons cet outil pour optimiser les interfaces, tableau de bord, poste de conduite, afficheurs…, afin que la charge de conduite soit la plus faible possible et la compréhension la plus facile.  La définition de l’interface ne concerne pas seulement les conducteurs, mais tous ceux qui sont intégrés ou gravitent autour des systèmes de transport, les opérateurs, ceux qui assurent l’entretien, l’exploitation, la supervision, etc. Ils doivent avoir la capacité de maîtriser, comprendre, intervenir, décider… dans cette évolution vers des transports intelligents.

Les interfaces, on le vérifie avec les téléphones portables, peuvent afficher de nombreuses fonctionnalités tout en étant aberrantes en terme d’ergonomie et d’accès. Cela indique que la logique d’accès de ce qu’on pourrait appeler un robot est absolument essentielle. Elle est encore trop souvent aux mains d’informaticiens qui ne mettent pas suffisamment l’accent, n’ont pas la sensibilité nécessaire aux fonctionnalités d’usage de ces outils, a fortiori quand les personnes utilisatrices ne sont plus jeunes, bien portantes avec 10 ans d’études supérieures, mais malentendantes, ayant moins d’éducation… Ces questions de fond sont souvent déconsidérées par ceux qui élaborent les produits.  
C’est pour faciliter la communication entre les machines et entre individus qu’intervient la notion de simplexité.  

 

Qu’est-ce que la simplexité ? 

J’ai collaboré avec Alain Berthoz, professeur au Collège de France, quand je faisais de la recherche sur le confort des véhicules dans les années 1980. Il a récemment publié un livre sur la question de la simplexité, et l’entend me semble-t-il comme l’enchainement des automatismes que construit progressivement la personne pour déclencher des actions. Des stimuli vont susciter des enchainements complexes. Cette automatisation des enchainements est inhérente à tout apprentissage, comme le fait d’écrire par exemple, qui semble facile une fois acquis, mais recouvre une grande complexité. 

Traduit dans nos pratiques de constructeur, nous entendons la simplexité comme le moyen de rendre simple l’usage et l’appropriation d’outils et d’équipements qui possèdent une grande complexité interne.
 

L’évolution dans le sens de toujours plus d’automatismes est-elle acceptée par les conducteurs ? 

C’est une question essentielle. L’introduction des technologies nécessite d’impliquer les personnes pour qu’elles se les approprient et restent maître à bord. A la direction de la Propreté du Grand Lyon, le système Galimède d’optimisation des tournées de la flotte de camions de ramassage d’ordures ménagères a été bien accepté parce qu’il y a eu une démarche de sensibilisation, d’appropriation et de reconnaissance de la pertinence de ce système en termes d’exploitation et de qualité de travail. 

A la fois pour rendre acceptables les systèmes intelligents dans le camion et à la fois pour atténuer la « solitude » du conducteur, à Renault Trucks nous avions réfléchi au début des années 2000 à une interface homme-machine sous forme de mascotte, une sorte de robot que le conducteur aurait placé dans sa cabine, qui aurait pu être offerte par ses proches, personnalisée… Le projet n’a pas abouti.  

 

S’achemine-t-on vers des systèmes de transport automatique sur voirie ? 

Disons que plusieurs projets de R&D en démontrent la possibilité. Dans LUTB le projet FREILOT cherche à favoriser l’arrivée au cœur des villes, sur des axes dédiés, de camions au chargement optimisé plutôt que de véhicules plus nombreux mais moins bien chargés, en particulier pour réduire les émissions de CO2 et la consommation d’énergie. Comme l’a démontré un autre projet (CHAUFFEUR2), les camions pourraient être sans conducteur, avec un véhicule suiveur connecté par un lien virtuel à un véhicule leader, les deux véhicules étant supervisés par le PC Criter du Grand Lyon.

Les Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) nous placent aussi dans le monde du transport automatique. Les lignes lyonnaises C1, C2, C3 s’en approchent avec leurs trolleybus qui seraient dotés de capacités à accoster automatiquement, à garder des trajectoires… 

 

Demain ou après demain, disons à l’horizon 2050, les transports automatiques auront-ils leur place dans nos villes selon vous ?  

Les systèmes automatiques existent déjà dans des conditions précises. De plus en plus de fonctions intermédiaires de prise de contrôle par le véhicule allègent la charge du conducteur. Entre l’aide à l’accostage du bus déjà en place et le bus complètement automatique, il « suffit » d’une décision quelque part pour mettre en œuvre une telle évolution. 

La technologie permet ou permettra ces transports automatiques, qui pourraient disposer de caractéristiques vertueuses. Par exemple, un véhicule automatique présentera moins de risques pour la collectivité qu’un véhicule conduit par un chauffeur en état d’ivresse ou venant d’absorber une drogue… Il me paraît aussi inéluctable que l’on continuera à emmagasiner et échanger des données et informations. La tendance est là, les technologies le permettent de plus en plus et les prix décroissent.

Mais ce n’est pas seulement la technologie qui fera les solutions de demain, ce sera la réponse sociale. Les modes de transports automatiques se mettront en place si cela a un sens, si c’est utile, perçu au niveau individuel et collectif comme un apport, s’il y a un consensus à commencer par celui des personnels d’exploitation et conducteurs… Sans compter les événements qui peuvent survenir : imaginez d’ici à 2050 qu’un accident comme Tchernobyl se reproduise sur une centrale nucléaire européenne, du jour au lendemain l’électricité nucléaire sera perçue comme extrêmement sale. Alors que l’on parle aujourd’hui d’électromobilité, on aura peut être envie de quelque chose de complètement différent.

Mes réflexions personnelles me font penser qu’autant les technologies peuvent être améliorées et contribuer à l’amélioration des systèmes, autant il ne faut pas les percevoir comme apportant directement des solutions, mais intégrer dans nos choix les dimensions sociales, de responsabilité, d’éthique. En robotique, on est au cœur de cette question.  

 

La voiture électrifiée sans conducteur a-t-elle un avenir dans les transports urbains ?  

Pour moi, ce ne sera plus une voiture, mais autre chose. Ce genre de véhicule ne pourra fonctionner sur des infrastructures banalisées. L’infrastructure de la ligne D du métro lyonnais n’est pas l’infrastructure de la ligne A : il y a forcément tout un ensemble d’automatismes et de sécurités pour assurer l’exploitation de cette ligne automatique qui n’ont pas lieu d’être sur les autres lignes. La logique sera la même pour la voiture automatique, elle n’existera pas sans l’infrastructure et les modes de gestion adéquats. Du coup, on voit mal ce véhicule fonctionner à l’échelle d’une ville entière, mais plutôt sur un parcours, un itinéraire, un axe dédié. On parle en conséquence de systèmes comportant des véhicules électrifiés sans conducteur, dont l’intégration « systémique » ajoute une échelle de contrôle et d’organisation. 

 

La question de l’électrification se pose-t-elle aussi pour les camions ?  

Précisons d’abord qu’il existe déjà des camions électriques et des camions hybrides, comme Renault Trucks et ses partenaires l’illustrent magnifiquement. Il existe aussi des projets de véhicules avec des infrastructures semi-électrifiées. Au sein de LUTB et dans le cadre du programme de recherche INNOFRET « conception d'un système de transport de marchandises du futur » du PREDIT, nous imaginons des autoroutes électrifiées pour des transports longue distance. Dans le projet TRANS-POLIS de plate-forme technologique et d'expérimentation des transports collectifs et urbains, nous envisageons d’équiper une piste d’essai permettant d’électrifier des camions. A LUTB, nous travaillons aussi sur le projet « aires de livraison du futur », où les véhicules rechargeraient leurs batteries durant les phases de livraison. L’objectif du projet est d’élaborer une gestion mutualisée, basée sur un système informatique de réservation des aires de livraison de manière à limiter la congestion et la pollution liées aux livraisons et optimiser la tournée des chauffeurs.  

 

Pour les autoroutes électrifiées, envisage-t-on des camions sans pilote ?

 Sur ces infrastructures qui ne peuvent être que des itinéraires dédiés, on peut en effet inventer des modes d’exploitation nouveaux.   
Est-ce la continuité ou les ruptures qui vont prédominer dans les solutions de transport demain mises en œuvre en ville ?  Je vois des ruptures localement, au niveau d’un quartier ou d’un itinéraire. Au Grand Lyon on pourrait imaginer à Confluence un système dédié pour certaines applications, un autre à la Croix-Rousse, et ainsi de suite. Au niveau d’une agglomération, je verrais plutôt une juxtaposition de solutions diverses, avec des interfaçages, ou interfaces cohérentées les unes avec les autres.  

 

Interfaçage, cela veut dire ? 

Que l’on ne soit pas dans des logiques de frontières mais au contraire d’articulation et d’harmonisation de la continuité entre domaines différents, ici entre modes de transport. Grâce à la couche informative, il faut pouvoir laisser un vélo à un endroit prévu à cet effet, covoiturer ensuite, etc. Le bon fonctionnement de la chaîne de déplacement sera le résultat du bon fonctionnement de la chaîne d’information, ce qui impose de réussir l’articulation des différents types d’information nécessaires pour assurer une continuité des déplacements. 

 
Vous avez eu l’occasion de dire que Renault Trucks ne se pensait plus seulement comme un constructeur, mais comme un opérateur de mobilité. Cela change quoi ? 

Autrefois, on concevait un camion, on l’industrialisait et on le vendait. Demain, nous concevrons une solution de transport en fonction des usages qui vont avec, dans une configuration exactement adaptée aux besoins du transporteur. Messier-Bugatti, un équipementier aéronautique, disait il y a plus de dix ans déjà qu’il ne vendait plus des freins aux avionneurs, mais des nombres d’atterrissages. A la limite, Renault Trucks pourrait vendre des tonnes/kilomètres plutôt que des camions. Nous n’en sommes pas là, car à côté des tendances à l’uniformité, la large diversité des usages nous pousse à développer des solutions diversifiées en fonction des contextes, des pays, pour obtenir des solutions adaptées à chacun.  Les questions d’après vente sont celles qui demandent le plus de démarche prospective. Aujourd’hui, nous commençons à penser au véhicule de 2025-2030. Mais si nous le mettons en circulation en 2030, avec sa durée de vie de 20 ans, il faut donc que nous imaginions 2050, pour qu’en 2050 nous sachions encore entretenir ce véhicule. 
 

J’ai l’impression que les systèmes de normes et les aspects réglementaires occupent une place centrale dans l’orientation des recherches ? 

Ces dernières années, les réglementations Euro ont pu représenter jusqu’à 50% de notre effort de recherche ! Mais pour en revenir aux véhicules sans conducteur, la réglementation sera à définir. Elle n’existe pas, ce qui est un obstacle à leur développement. Tant que l’on ne sait pas qui est responsable en cas d’accident, on ne peut faire rouler des véhicules. D’où l’intérêt des projets de recherche aussi sur ce plan. Ils permettent de proposer des évolutions de la réglementation.