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La place de la philosophie dans la ville

Interview de Jean-Jacques WUNENBURGER

<< Le philosophe ne produit pas de savoirs particuliers, il ne sait pas mieux que quelqu'un mais une fois établies des données sur un phénomène, il peut apporter des éclairages, des interrogations… >>.

Entretien réalisé le 21 avril 2011 par Sylvie Mauris-Demourioux

Après une thèse sur les « Figures et racines de la complexité », Jean-Jacques Wunenburger  prend la direction du Centre de recherches Gaston Bachelard sur l'imaginaire et la rationalité de l'Université de Bourgogne de 1984 à 1999, avant d’intégrer l’Institut de recherches philosophiques à Lyon. Ses recherches portent plus particulièrement sur les structures et fonctions des images, des symboles et des mythes, étudiés dans leurs rapports avec la rationalité philosophique (épistémologie, esthétique et éthique), scientifique et culturelle. Il a publié de nombreux ouvrages sur ces questions et son dernier livre est « Imaginaires et rationalité des médecines alternatives »(Ed. Les belles lettres) Par ailleurs, il est aussi directeur du service des Relations Internationales de l’Université Jean Moulin Lyon 3.
Après avoir posé des jalons sur ce qu’est la philosophie, ses méthodes et évolutions, il montre comment l’activité philosophique et le philosophe peuvent nourrir les réflexions portées par les collectivités sur le devenir des sociétés urbaines et les choix de société qu’engagent toute politique publique.

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Date : 20/04/2011

Qu’est-ce que la philosophie ?

La philosophie a une longue histoire aux côtés des humanités, de la littérature, des arts et donc de la culture générale, place qu’elle a d’ailleurs dans l’enseignement général. Dans son contenu, elle s’intéresse à l’ensemble de la production du savoir humain, de la religion aux savoirs les plus innovants comme les nanotechnologies, en passant par l'éthique, la politique, l’art, sans oublier l’histoire de la philosophie elle-même puisque la capitalisation des grandes œuvres philosophiques a toujours, pour les philosophes, une grande capacité opératoire. C’est une discipline très ouverte, fondamentalement plurielle, à la fois parce que les grands philosophes ont abordé tous les grands problèmes mais aussi parce que les spécialisations contemporaines des enseignants-chercheurs en philosophie couvrent tout ce spectre.
Contrairement aux scientifiques, économistes, théologiens, etc., la philosophie ne produit pas de savoirs primaires mais des savoirs secondaires. Elle cherche les postulats, les présupposés derrière les différentes manières de penser et essaye d'expliciter les problèmes posés par les différentes positions adoptées. C’est une source de dialogue qui interroge surtout le sens des mots : redéfinir les mots, travailler sur les concepts est une manie de philosophe ! Par sa posture critique, la  philosophie est précieuse pour remettre en question les certitudes et les évidences. Dans les périodes dogmatiques, la philosophie n’est pas la bienvenue mais dans les périodes critiques, elle permet de mener le débat même si elle n’a pas de réponse définitive à apporter. Notre époque d’incertitude et de remise en question des modèles explique ce retour aux philosophes depuis quelques années. 

 

Quelles sont les principales méthodologies ?

Il n’y a pas de méthodologies caractéristiques de la philosophie mais je distinguerais trois grandes manières de travailler. Un tiers des philosophes sont des historiens de la philosophie. Ce sont les gardiens de la mémoire des textes et leur méthodologie est propre à l’étude des textes.
Un second tiers pense que la philosophie doit prioritairement se référer aux méthodes de la rationalité scientifique. Le philosophe intervient sur le corpus, les discours, les arguments des différentes sciences et emprunte leurs méthodologies. Sa manière de réfléchir est toujours déterminée par le contenu de ces savoirs scientifiques, que ce soit la linguistique, la neurobiologie… Actuellement, les sciences de la vie dominent. Le milieu du XXème siècle donnait la primauté au moléculaire et au génétique, le XXIème siècle, lui, se tourne vers les neurosciences et la cognition. Le cerveau est devenu l'instance du corps qui permet de comprendre les processus du vivant. Une grande partie des philosophes est marquée par ces travaux et réagit en fonction d’eux. Il s’est passé le même phénomène avec la linguistique dans les années 1950. Devenue la science de référence pour une grande partie d’entre eux, les philosophes ont développé dans son sillage des réflexions sur le langage, donnant ainsi naissance à la philosophie analytique, un courant très dominant dans le monde anglo-saxon et nord américain ou, pas loin de nous, à Grenoble ou Aix-en-Provence,, très tournés vers la philosophie analytique et les sciences cognitives.
Enfin, le tiers restant est un peu le pendant du précédent. C’est le pôle non scientifique de la philosophie qui se préoccupe d’herméneutique et de phénoménologie, deux termes techniques qui reviennent très souvent dans les travaux actuels et qui ont leur propre méthodologie. La phénoménologie réincorpore le vécu humain  dans la description des phénomènes : l’imagination, la perception, la relation à autrui… Elle essaie d’apporter une contribution à la compréhension de ce qu’est l’homme par des descriptions vécues qui ne sont pas simplement littéraires mais qui répondent à des contraintes propres à la méthode phénoménologique. L’herméneutique concerne tout ce qui touche à l’interprétation des textes et du sens. C’est un processus complexe dont les philosophes ont développé les enjeux depuis les années 50. Les travaux sont très nombreux. En France, Paul Ricoeur est sans doute le plus célèbre mais la plupart des noms connus comme Derida, Levinas... sont tous des philosophes issus du croisement phénoménologie-herméneutique. C’est une philosophie plus intuitive, plus subjective dont l’apport est néanmoins très important. Elle occupe une place croissante, par exemple, dans la culture des architectes et des urbanistes en alimentant beaucoup de travaux sur la pratique de la ville. En passant par l’expérience, comme des ballades urbaines, elle réintroduit le sujet habitant ou se déplaçant dans le milieu et essaie de tirer, du vécu sensible de l’espace, des vérités sur ce que peuvent être le bâti, l’aménagement… Ce ne sont plus des savoirs d’ingénieurs mais presque de poète ! Bergson, Bachelard, Merleau-Ponty figurent parmi les grands auteurs ayant exploré cette veine. La méthodologie dépend donc de quelle philosophie on pratique et parfois il n’y a aucun dialogue possible entre un phénoménologue et un philosophe cognitiviste !
En quoi cette approche se démarque-t-elle des approches d’autres disciplines de sciences humaines comme l’ethnologie ou la sociologie ?
Il n’y a pas de monopole de l’approche phénoménologique. Les architectes la pratiquent comme les médecins font de l’éthique mais quand un philosophe parle d’éthique, il le fait avec plus de rigueur. La différence est d’ordre qualitatif. Un philosophe phénoménologue sera plus professionnel, son vocabulaire sans doute moins appliqué et son discours d’accompagnement différent puisqu’il s’appuie sur des références : invoquer des grands textes philosophiques sur l’espace, c’est se doter d’une culture structurante de la réflexion! Mais la rencontre est possible. Notre travail croise beaucoup l’anthropologie, la sociologie, la littérature, la psychologie… et parfois, devant certains écrits, il est difficile de dire qui en est l’auteur : un philosophe, un psychologue, un anthropologue ?

 

Quelles ont été les principales découvertes et ruptures de ces dernières années et comment voyez-vous l’évolution de la discipline dans l’avenir ?

Pour aller à l’essentiel, je dirais que, depuis 20-30 ans, les philosophies française et européenne ont eu tendance à remettre en cause les dualismes structurant l’analyse du monde jusque-là : âme-corps, esprit-matière, dedans-dehors, moi-non moi… Actuellement, on constate une crise des outils conceptuels dominants dans la culture occidentale depuis au moins 3/ 5 siècles, voire l’antiquité. C’est une période de réorganisation, de redéfinition, et peut-être même de réinvention de concepts pour penser la complexité des choses, la pluridisciplinarité des savoirs. Les différents acteurs de la société sentent le besoin d’aborder le monde d’aujourd’hui avec de nouveaux outils. La philosophie est une discipline ouverte à la notion de crise et à cette nécessité de revoir les outils conceptuels et linguistiques. Notre mémoire philosophique nous rappelle que la culture est régulièrement en proie à des moments de refonte comme ce fut le cas à la Renaissance, au XVIIIe, à la fin du XXe-début XXIe… C’est plus intéressant d’être dans une période de mouvance que dans une période de stabilité.

 

Y-a-t-il des particularités françaises ?

Oui, il y a une philosophie française qui est très connue dans le monde à côté de l’industrie du luxe, de la haute couture et de la gastronomie, même si ce n’est pas dans les mêmes milieux ! Les philosophes français sont des références dans le monde international des débats d'idées, et nous sommes forcément marqués par de grands auteurs qui écrivent dans notre langue. Il est difficile de qualifier cette production mais l’herméneutique et la phénoménologie ont pignon sur rue dans la tradition française. Les philosophes français ont aussi fait un travail de déconstruction et reconstruction conceptuelles assez notoire et impressionnant. Gilles Deleuze ou encore Gaston Bachelard ont un grand impact, notamment dans le monde des architectes et des urbanistes par leurs analyses sur l’espace.

 

Comment la philosophie aborde-t-elle l’éthique ?

L’éthique est inséparable de la philosophie. Depuis ses origines, elle se questionne sur la vie bonne, sur ce qui est bien pour les hommes. Pendant longtemps, elle a été la seule à incarner ce questionnement, à côté des religions. Pour nous, le terme d’éthique est très voisin de celui de morale et un des grands débats du XXème siècle a été de distinguer et de réunir ces deux termes : c'est-à-dire la dimension plus « expériencielle » et critique de l’éthique avec celle plus dogmatique de la morale. Ces dernières décennies ont été caractérisées par le passage d’une réflexion plus générale à une réflexion plus pratique, ce que les américains ont appelé « éthique appliquée ». Cette éthique des milieux professionnels a pris de plus en plus d’importance. Il y a eu à la fois une certaine dépossession de la question posée par les philosophes au profit de professionnels puis une reconvocation de la philosophie par ces mêmes milieux car ils se sont aperçus qu’une réflexion de fond était indispensable. Derrière les questions posées, qu’elles soient médicales (que faire dans telle ou telle situation de soin ?), financières, économiques, technologiques…, ce qui est en jeu est un débat de fond sur les valeurs ou les limites, sur des questions de responsabilité, de liberté, de finalité. La question du développement durable, qui touche l’ensemble de la production culturelle de nos sociétés : techniques, sciences, économie, médias, etc., s’inscrit parfaitement dans ce dialogue. Faut-il limiter les désirs ? Les satisfaire à tout prix ? Pour aborder ces questions, notre institut philosophique lyonnais a été le premier en France à développer un master "éthique et développement durable" qui est massivement plébiscité !

 

De quelle manière la philosophie aborde-t-elle les usages, les comportements et l’acceptabilité sociale ?

Ces catégories ne nous intéressent pas en tant que telles. Ce sont des catégories de sciences sociales, trop réductrices. La philosophie est intéressée par la manière dont les gens accomplissent leur vie dans différents types de situations : privée, publique, loisir, travail… Comment la vie moderne segmente-t-elle la vie des individus ? Quelles sont les formes de vie aliénées ou non, créatrices ou asservissantes ? Quelles sont les valeurs et les expériences en jeu ? Qu’est-ce que je fais quand je suis dans le métro ou que je me promène sur les berges du Rhône ? Le philosophe déplace les questions vers des questions plus globales et ne s’arrête pas aux aspects superficiels ou segmentés de telle ou telle sphère de la vie. Quelqu’un qui travaille sur une théorie de la mobilité a besoin de développer, à son échelle, des concepts sur différents types d’usagers sans pour autant se poser les grandes questions fondamentales sur l'espace, le mouvement, le corps, etc.. Pourtant, à un moment donné, pour comprendre le sens de la mobilité et les implications de son étude, l’intervention du philosophe peut être nécessaire. 

 

Quelles sont les spécificités de l’Irphil ?

Le laboratoire n’est pas dédié à une spécialisation mais est pluraliste. Il compte une vingtaine de philosophes représentant chaque domaine : spécialiste de la biologie moléculaire, des images virtuelles, des questions éthiques, de la philosophie morale et politique, du débat autour des notions d’Etat, de religion et de laïcité… Il y a aussi des représentants d’autres disciplines comme des linguistes. Notre recherche se structure autour plusieurs grands programmes : les sciences et techniques, les textes philosophiques ; la philosophie comparée et la circulation des idées ; l’éthique et la politiques des idées contemporaines et enfin tout ce qui touche à l’esthétique, aux arts visuels, à la muséologie. Nos séminaires portent tant sur la neurobiologie que sur le cinéma, la laïcité ou l’histoire de la philosophie grecque. Nous sommes aussi en dialogue avec d’autres traditions de pensée, russe, asiatique ou arabo-musulmane et avons organisé dernièrement deux colloques sur ce thème : l’un est une approche comparative Europe- Amériques- Asie sur les questions des rapports nature, technique et éthique, l’autre une mise en relation Orient-Occident sur la perception et l’esthétique de l’espace. Nous sommes aussi à l’écoute de la demande sociale. Nous avons le souci de confronter la philosophie à des milieux différents, porteurs de demandes de réflexion et de conceptualisation. Cela permet d’exercer nos talents, d’être utile et d’apprendre des choses au contact d’autres réalités et objets. C’est une occasion d’avancer même si, pour des questions de temps, c’est parfois difficilement compatible avec notre métier d’enseignant-chercheur. 

 
Pouvez-vous donner un exemple de travaux sur les problématiques urbaines ?

Le 6 mai prochain, l’institut organise un colloque sur les rythmes et un autre séminaire est prévu l’année prochaine. C’est un colloque pluridisciplinaire qui a impliqué beaucoup de travail sur le concept de rythme, un concept-clé pour comprendre l’articulation du temps et de l’espace. Il a une grande résonnance pour ceux qui travaillent sur l’urbain et la vie sociale et c’est une belle porte d’entrée pour aborder toute une série de domaines comme la santé, la législation, les temporalités sociales et économiques… Maintenant les collectivités locales sont de plus en plus en demande de philosophie sur les problématiques urbaines alors qu’auparavant c’étaient plutôt les sociologues, les économistes, les ingénieurs qui étaient sollicités. Pour ma part, je m’implique de plus en plus sur la thématique de la ville mais ce n’était pas le cas il y a dix ans. La création du Labex 'Intelligence des Mondes Urbains' dans le PRES lyonnais devrait être l’occasion de développer cette réflexion philosophique sur l’urbanité, l’aménager, l’habiter, le vivre-ensemble.

 

De quelle manière un philosophe et une collectivité peuvent-ils collaborer ?

Les philosophes sont plutôt prisés pour introduire et conclure des débats : soit pour dessiner le cadre général dans lequel un problème se pose, soit pour récapituler les débats et leur donner une autre échelle. Le philosophe ne produit pas de savoirs particuliers, il ne sait pas mieux qu'un spécialiste, mais une fois établies des données sur un phénomène, il peut apporter des éclairages, des interrogations, remettre des choses à leur place ou en rapport. Parfois, il joue le rôle d'un trouble-fête. Il peut être impertinent à l’égard des savoirs dont les autres sont satisfaits. Un philosophe qui participe au débat ne restera pas cantonné à l’intérieur des termes en usage. Il n’est pas tenu d'abord de répondre à la question. Si la question est celle de la place de la voiture en ville, il peut tout aussi bien faire un panégyrique de la défense de la voiture individuelle ou de l’urgence de sa suppression ! Ce qui le motive, c’est de reprendre les différents modèles de relations de l’homme et des techniques de mobilité, d’examiner les arguments en faveur des uns et des autres, de voir les valeurs qu’engagent les différents choix. En ce moment, les institutions sont souvent toutes mobilisées contre le tabac, contre la voiture.. C’est une posture à certains égards naïve car les choses sont sans doute plus compliquées. Les responsables publics doivent prendre des orientations mais tout n’est pas en réalité noir ou blanc. Tout choix comporte un gain et une perte et même s’il est de bon ton de diaboliser l’individualisme de la voiture, a-t-on pour autant réfléchi à toutes les conséquences que cela implique d’y renoncer ? Que perd- on et que gagne-t-on en termes de mobilité, de socialité, de liberté, d'imaginaire ? Une réflexion bien menée permet de prendre du recul et d’envisager la problématique sous tous ses angles pour mieux comprendre sa complexité. Le philosophe n’est pas là pour répondre à des injonctions idéologiques ou alimenter une position toute faite, comme produire des arguments pour renforcer la politique de la ville sans voiture ou rendre la science acceptable afin de lutter contre les peurs. Le moment de la critique ne doit pas se confondre avec celui de l'instrumentalisation par des pouvoirs aussi respectables soient-ils. D’ailleurs la catastrophe de Fukushima au Japon montre que les peurs ne sont pas si irrationnelles que cela et qu'à l'inverse un accident ne peut servir de seul argument à l'usage d'une technique, le nucléaire.. Prenons le temps de réfléchir !