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Justine Merlin : Construire une vision prospective des compétences nécessaires aux entreprises

Interview de Justine Merlin

© DR
Chargée de projets formation et animation générale de Lyonbiopôle

La Direction de la Prospective et du Dialogue Public s'intéresse à l'offre de formations privées sur le territoire de la Métropole de Lyon. L’enseignement supérieur privé se développe rapidement, et interroge sur leur rôle et leur complémentarité avec les établissements publics.

Justine Merlin est chargée de projets formation et animation générale de Lyonbiopôle. Lyonbiopôle est un pôle de compétitivité soutenant des entreprises du secteur de la santé afin de développer des innovations technologiques, produits et services, notamment dans les domaines des médicaments à usage humain et à usage vétérinaire et du diagnostic in vitro.

Réalisée par :

Date : 03/04/2020

La disponibilité et l’accès aux compétences apparaissent de plus en plus comme un levier clé de compétitivité des entreprises tournées vers l’innovation. Comment s’exprime cet enjeu aujourd’hui pour les entreprises de Lyonbiopôle ?

Cette difficulté à recruter renvoie également à la recherche de sens et d’éthique qu’expriment de plus en plus de jeunes entrants sur le marché du travail, besoins que les industries de santé se doivent d’adresser

Je rappelle tout d’abord qu’Auvergne-Rhône-Alpes est la deuxième région la plus active en France après l’Île de France pour les industries de santé, que la moitié des emplois régionaux se concentrent sur la métropole lyonnaise et ces activités continuent de se développer, notamment sur la R&D et l’implantation de nouvelles unités de production (par exemple Boehringer Ingenheim qui implante prochainement une usine dans l’Ain). D’autant que la crise sanitaire à laquelle nous assistons et la dépendance qu’elle révèle pour certaines importations de produits de santé pourrait se traduire par un appel d’air en faveur de nouvelles implantations ou relocalisations sur notre territoire.

Dans ce contexte les industries de santé n’échappent pas malheureusement au problème qui concerne plus largement l’industrie en France, à savoir la difficulté à recruter, à attirer les jeunes vers les formations et métiers industriels. Ce problème, qui concerne en particulier les métiers de production et les usines situées hors des agglomérations, n’est pas nouveau. Les industries de santé ont besoin en particulier de personnels à Bac+2 Bac+3. Or on observe une inadéquation entre le besoin et l’offre, les étudiants souhaitant majoritairement obtenir un Bac+5. Cette difficulté à recruter renvoie également à la recherche de sens et d’éthique qu’expriment de plus en plus de jeunes entrants sur le marché du travail, besoins que les industries de santé se doivent d’adresser. Autre élément qui exacerbe les difficultés de recrutements dans nos entreprises, la concurrence des industries de santé implantées sur le bassin Genevois. Il n’est pas rare que certaines personnes une fois formées et expérimentées sur notre territoire se tournent ensuite vers ces entreprises implantées en Suisse en raison du différentiel de salaire.

Au-delà de ces difficultés de recrutement immédiates, est-ce que les entreprises de Lyonbiopôle expriment également des besoins d’anticipation des compétences dont elles auront besoin à moyen terme ?

La R&D, la réglementation et le fait que des vies humaines soient en jeux implique des connaissances spécifiques

Concernant les compétences émergentes, nous observons deux tendances très claires. Il s’agit d’une part de la digitalisation et de l’entrée des data dans les industries de santé, avec un besoin de double compétence. Les entreprises attendent des personnes formées non seulement aux sciences de la vie mais également à la manipulation des data (data scientist) et au développement logiciel. On attend des développeurs qu’ils soient sensibilisés aux problématiques des industries de santé. La R&D, la réglementation et le fait que des vies humaines soient en jeux implique des connaissances spécifiques. La seconde tendance concerne le durcissement de la règlementation qui encadre les industries de santé. De nombreuses entreprises sont à la recherche de chargés d’affaires règlementaires ayant là aussi une formation scientifique et juridique. C’est un profil de compétences qui est encore trop rare. Plus largement, les médecins et les pharmaciens constituent des profils très prisés, ce qui engendre des tensions sur le marché du travail pour les attirer.

Cela veut dire qu’il n’y a pas de besoins émergents au-delà du court terme ?

Mener une réflexion sur les besoins émergents est un travail complexe qui nécessite une approche collective. D’une certaine manière, l’ampleur des besoins de recrutement à court terme, et les difficultés que cela occasionne, prennent le dessus sur le besoin d’anticipation. Pour autant, on sent que c’est un vrai sujet de travail commun. Cette année, nous avons animé un groupe de travail, avec l’appui d’un cabinet RH spécialisé dans les métiers des industries de santé, pour favoriser les échanges entre les entreprises sur les questions RH. Cela a permis de créer de la cohésion et de libérer la parole sur ces sujets. Nous souhaitons poursuivre les échanges afin de pérenniser la relation et faire émerger les besoins et les futurs projets que portera le pôle pour répondre à ces besoins.

Quelle place justement occupe l’enjeu des compétences dans l’action de Lyonbiopôle ?

Il faut distinguer tout d’abord nos actions visant à appuyer les entreprises adhérentes du pôle, en particulier les PME, sur le volet RH. Il s’agit aussi bien de dispositifs d’accompagnement individuels en matière de diagnostic et de développement de la fonction RH que collectifs. On anime également des ateliers sur les grands thèmes RH du moment.

Sur le volet compétences, Lyonbiopôle est partie prenante du Contrat d’Objectifs Emploi Formation Industries (COEF) de santé Auvergne-Rhône-Alpes. Le COEF a été signé en février 2019 pour 4 ans. Il réunit le préfet de région, la Direccte, Pôle Emploi, la Région AURA, les académies de Lyon, Grenoble et Clermont-Ferrand, ainsi que les différents syndicats des industries de santé (industries du médicament, des technologies médicales, du diagnostic In Vitro, du médicament et diagnostic vétérinaire) et les OPCA (Organismes paritaires collecteurs agréés) DEFI et OPCAIM (réunis au sein d’OPCO2i depuis le 1er janvier).

Le COEF définit 6 axes de travail :

- Observer les emplois et les métiers des industries et les formations en région pour mieux anticiper et mieux informer. Sur ce volet, les signataires du COEF sont en train de réaliser un état des lieux de l’offre de formation régionale aux métiers des industries de santé afin d’évaluer l’insertion dans l’emploi des diplômés pour mieux cerner les formations qui offrent les meilleurs débouchés mais également savoir dans quelle mesure les diplômés s’insèrent en région ou en dehors. Nous travaillons également à la remontée des besoins de compétences de nos entreprises membres au travers d’une étude spécifique.

- Adapter les industries de santé aux mutations économiques. Ceci concerne notamment l’animation des entreprises sur leur gestion RH et les multiples aides et dispositifs sur lesquels elles peuvent compter pour développer des plans de formation et se structurer sur le plan RH.

- Former aux métiers et aux évolutions de demain : transformation digitale (dont la robotisation), biotechnologies, renforcement de la réglementation. Cet axe s’appuie sur la consolidation des coopérations avec les organismes de formation.

- Faciliter l’accès à l’emploi en lien avec les besoins en compétences des Industrie de santé. Cet axe renvoie notamment au travail partenarial réalisé avec Pôle Emploi.

- Développer l’attractivité des métiers.

- Renforcer le dialogue social et la culture de prévention des risques professionnels.

Quelle est la plus-value du COEF en matière de gestion des compétences ?

À mon sens l’intérêt du COEF n’est pas dans les moyens supplémentaires qu’il apporte, car il n’y a pas de budget global dédié, chaque partie apportant ses propres ressources. La plus-value réside dans la mise en lien qu’il opère entre les industriels, le service public de l’emploi et les acteurs de la formation. Cela permet d’apporter de la clarté sur « qui fait quoi ? » et sur les enjeux de chacun dans un paysage qui reste particulièrement complexe à cerner, notamment dans le contexte de réforme de la formation professionnelle. Chacun est davantage susceptible de prendre en compte ce que fait l’autre, ce qui permet de réaliser des actions concrètes. Par exemple, il y a un mois un atelier sur les besoins des entreprises en matière de compétences règlementaires a été organisé, à la suite duquel l’Université de Lyon a décidé d’augmenter l’effectif des promotions de son master spécialisé sur le sujet.

Pour répondre aux besoins de développement des compétences, Lyonbiopôle travaille-t-il directement avec des établissements d’enseignement lyonnais ?

Une première réponse est de rappeler que Lyonbiopôle compte plusieurs établissements d’enseignement parmi ses membres – École Normale Supérieure de Lyon (ENS), École Supérieure de Biologie Biochimie Biotechnologies (ESTBB), ISARA, Université Claude Bernard Lyon 1, Université Joseph Fourier Grenoble, Université Catholique de Lyon, VetAgro Sup – et que le développement des industries de santé s’est largement appuyé sur la présence ancienne à Lyon d’écoles formant à leurs métiers. Globalement l’offre de formation existante répond en large partie aux besoins des industriels.

D’une manière générale, nous essayons de faire converger notre travail de coopération avec les acteurs de la formation dans le cadre du COEF. À ce titre nous jouons un rôle de relais en faisant remonter les besoins de nos adhérents et en communiquant aux entreprises les dispositifs disponibles en région. Nous venons également en appui à la Région, la Direccte et aux syndicats, qui animent le COEF, pour contribuer par exemple au rapprochement des Universités de Lyon, Saint-Etienne et Grenoble afin qu’elles échangent davantage entre elles sur leurs offres de formation respectives concernant les métiers de santé et faire en sorte qu’elles répondent au mieux aux besoins tout en favorisant leurs complémentarités.

Par ailleurs, Lyonbiopôle peut intervenir auprès des organismes de formation publics ou privés dans le cadre de réunions internes où le point de vue des industriels du pôle est sollicité. Nous sommes également amenés à présenter aux étudiants le paysage des industries de santé en région, les entreprises adhérentes du pôle, l’évolution des métiers et des technologies.

Quels sont les autres enjeux forts pour le développement des compétences des industries de santé ?

La réforme de la formation professionnelle se traduit par la création des OPCO (Opérateurs de compétences) qui se substituent aux OPCA. Certaines entreprises des industries de santé dépendent désormais de l’OPCO 2i qui rassemble les branches des 6 anciens OPCA. Si l’on peut comprendre la volonté de rationalisation et de simplification du paysage, cette évolution soulève un risque de dilution de la voix des industries de santé dans un ensemble très vaste, notamment parce que la chimie et la métallurgie-mécanique pèsent beaucoup plus en termes d’emplois.

Deuxième élément, la réforme de la formation professionnelle aboutit également à une perte de financement pour les entreprises de plus de 50 salariés. Avant la réforme, chaque entreprise versait sa cotisation et pouvait en récupérer une partie pour financer ses propres actions de formation. Avec la réforme, l’effort de financement de la formation professionnelle est simplifié à travers une contribution unique de chaque entreprise et c’est l’URSSAF qui collectera les contributions à la place des OPCA à partir de 2021. Ces contributions de l’ensemble des entreprises sont mutualisées et sont appelées à soutenir en priorité les petites entreprises ainsi que la formation des demandeurs d’emploi peu qualifiés. Pour nos entreprises, ces évolutions ne sont pas neutres car cela constitue des ressources importantes en moins pour financer leur plan de formation.

Que pourrait faire de plus Lyonbiopôle pour répondre à ces difficultés ?

Sur l’appréhension du sujet, Lyonbiopole est en cours de réflexion pour déployer de nouveaux types d’outils au service de la filière. En participant au COEF des industries de santé et en poursuivant son action d’animation sur le territoire, Lyonbiopôle contribue à faire remonter les besoins de compétences de ses adhérents auprès des acteurs de l’emploi et de la formation. Ceci constitue clairement un enjeu dans un contexte où les entreprises peuvent avoir le sentiment que le lien entre compétences, compétitivité et innovation est peu pris en compte par les nouvelles réformes et qu’elles doivent se débrouiller par elles-mêmes. Construire une vision prospective des compétences nécessaires aux entreprises de Lyonbiopôle demande de conduire des études, du temps d’animation avec l’appui d’experts. Tout cela demande des ressources.

Dans une logique de marketing territorial, il peut s’agir également de faire de la capacité à former les collaborateurs dont ont besoin aujourd’hui et demain les industriels un facteur d’attractivité. Encore une fois, partir du terrain et du point de vue des entreprises parait être un bon moyen pour mettre en lumière les meilleurs diplômes proposés par le territoire et les compétences qu’ils développent, et identifier des marges de progrès pour faire des compétences un levier de différentiation.