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Faut-il réformer la propriété intellectuelle ?

Interview de Thibault Schrepel

Portrait de Thibault SCHREPEL
Docteur en droit

<< En France on est très loin d’une situation où le président prendrait la parole pour parler des Patent Trolls. Tout le monde se dirait… « mais de quoi parle-t-il ? » >>.

Docteur en droit (Ph.D., France et Etats-Unis), également diplômé du Legum Magister - LL.M. d’une université new-yorkaise et créateur de la Revue Concurrentialiste.

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Date : 23/02/2017

Sur quoi repose votre critique de la propriété intellectuelle ? Et dans quelle tradition intellectuelle s’inscrit-elle ?

à ma connaissance, il n’y a aucune étude française qui chiffre l’effet des droits de propriété sur l’innovation

Il est très facile de repérer la philosophie politique d’un auteur sur de nombreux sujets de droit. Ce n’est absolument pas le cas pour la propriété intellectuelle (PI) ! Parmi les opposants à la PI, on trouve tant des altermondialistes que des « anarcho-capitalistes » (qui considèrent qu’il faut supprimer tout État et laisser le marché en charge de s’auto-réguler). Ce constat de disparité des opinions vaut au sein d’une même communauté, c’est le cas des libéraux en France où l’on trouve des positionnements radicalement opposés.

En réalité, il y a deux façons de justifier les droits de propriété intellectuelle. La première, qui relève de ce que les juristes appellent le « jus naturalisme », consiste à dire qu’une création intellectuelle, au même titre qu’une création physique, peut et doit bénéficier d’une protection. C’est la force de travail injecté dans le processus créatif qui lui confère ce privilège. A mon avis, cette position ne tient pas dans la mesure où comme l’a si bien expliqué Locke, la notion de propriété est fondée sur celle de rareté. Or, il n’y a pas de rareté dans le domaine de la création intellectuelle : plusieurs personnes peuvent avoir la même idée en même temps, une même idée peut se nourrir de l’apport de plusieurs inventeurs… La seconde façon de justifier les droits de propriété intellectuelle, c’est de faire valoir le fait qu’ils stimulent la création et contribuent ainsi au bien-être de la société.  Cette position « utilitariste » est, de mon point de vue, la seule valable… à condition toutefois de démontrer que les droits de propriété intellectuelle stimulent effectivement l’innovation ! Or, la démonstration n’est pas faite : à ma connaissance, il n’y a aucune étude française qui chiffre l’effet des droits de propriété sur l’innovation.

Votre critique de la propriété intellectuelle tient aussi aux dérives dont elle fait l’objet. Quelles formes prend ce phénomène et quelle en est l’ampleur en France ?

les patent trolls attaquent généralement des entreprises de petite taille qui n’ont pas les moyens de se défendre

Les dérives dont fait l’objet la PI s’illustrent en premier lieu par les patent trolls, ces fonds d’investissement qui n’ont aucune activité en propre mais qui acquièrent des brevets (généralement à bas coûts) pour intenter ensuite des procès, ou menacer simplement de le faire, aux entreprises qui sont présentent dans les secteurs visés. A quel point le phénomène est-il développé en France ? Combien de procès les patent trolls intentent chaque année ? Contre qui ? C’est impossible à dire, car il n’y a quasiment pas d’études sur la question. Aux États-Unis, en revanche, le phénomène est bien documenté. Les chiffrages existants sur le nombre de procès intentés par les patent trolls sont très contradictoires, mais en revanche, il y a un point sur lequel tous les auteurs tombent d’accord : les patent trolls attaquent généralement des entreprises de petite taille qui n’ont pas les moyens de se défendre.

Une difficulté supplémentaire pour quantifier l’activité des patent trolls tient au fait qu’il n’y a pas toujours de procès : souvent, le chantage qu’exerce le fond d’investissement sur ses cibles se dénoue en amont par une transaction « à l’amiable ». Typiquement, le patent troll s’adresse à une entreprise et l’accuse d’avoir violé 500 brevets. Même lorsque la menace n’est absolument pas fondée (par exemple, parce que l’entreprise n’intervient pas du tout dans le secteur d’activité concerné), le patent troll va faire valoir à la cible que pour démontrer qu’elle n’a enfreint aucun des 500 brevets, il va lui en coûter 50.000€ de frais d’avocat. Il va donc lui proposer une transaction « à l’amiable » pour 30.000€ et le tour est joué. Il est un fait établi que de nombreuses entreprises cèdent à ce chantage. Combien ? C’est impossible à dire, dans la mesure où ces transactions sont complètement opaques.  Mais on peut dire sans risque de se tromper que depuis 20 ans, les patent trolls se sont beaucoup développés. Ils se sont surtout multipliés aux Etats Unis, mais pour avoir travaillé sur des affaires de ce type, je peux témoigner du fait que certains patent trolls américains n’hésitent pas à attaquer des sociétés françaises. Le phénomène touche donc aussi la France, même indirectement.

Et les patent trolls ne sont pas la seule dérive. Il y en a d’autres, comme cette stratégie que l’on appelle le « patent ambush » (« brevet en embuscade »). Pour promouvoir les meilleures technologies possibles, les organismes de normalisation utilisent des brevets déjà existants. En théorie, tous les participants doivent au préalable déclarer leurs brevets, mais certains restent « en embuscade » : ils attendent que l’organisme édicte une norme incluant leur brevet, puis vont ensuite réclamer des royalties à l’ensemble des entreprises qui de fait utilisent ce dernier puisqu’elles produisent en respectant la norme. 

Dans vos travaux, vous dénoncez par ailleurs la création d’un « patent troll public » en France : France brevets. De quoi s’agit-il ? Quels sont les risques liés ?

Le risque est que cela déclenche une surenchère en Europe

France Brevet est un organisme qui été créé par l’État avec pour mission d’acheter des brevets et de ne donner des licences qu’à des entreprises françaises. Les patent trolls publics ont d’abord été créés aux États-Unis. La Chine, l’Inde, le Japon ont suivi. La France est à ma connaissance le premier pays européen à avoir franchi le cap. Le risque est que cela déclenche une surenchère en Europe, chaque pays se dotant d’un patent troll public, avec pour effet de mettre les entreprises dans l’impossibilité d’obtenir les licences nécessaires à leur activité sur l’ensemble de l’espace européen. 

Est-ce que malgré toutes ces dérives que vous décrivez, supprimer la propriété intellectuelle, ce ne serait pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », et se priver d’un outil précieux pour promouvoir l’innovation ?

La figure de l’entrepreneur individuel qui inventerait Apple ou son équivalent dans son garage, c’est un mythe

Probablement, même si l’eau est très sale. En réalité, il y a tout un tas d’idées fausses qui circulent quant à l’innovation. L’une des plus répandue et sur laquelle on se heurte immédiatement lorsque l’on propose de réformer la propriété intellectuelle, tient au fait que l’innovation serait généralement le fruit d’entrepreneurs individuels dont la survie économique serait liée à l’existence des droits de propriété intellectuelle. C’est une représentation erronée !  De nombreuses études tendent à démontrer que la quasi-totalité des inventions majeures est le fait de très grandes sociétés. La figure de l’entrepreneur individuel qui inventerait Apple ou son équivalent dans son garage, c’est un mythe entretenu par quelques singularités dont la rareté n’est plus contestée ! Pour les petits entrepreneurs, la propriété intellectuelle, telle qu’elle existe actuellement, n’est donc pas souvent une protection. Elle les met à la merci des grands acteurs et des Patent Trolls qui, eux, ont les moyens d’utiliser la PI comme une arme. Elle les empêche de pénétrer les marchés.  

Et il faut également resituer les choses dans leur contexte historique. Lorsque la PI a été instituée, à l’époque des premières conventions européennes, on était dans une société industrielle : innover c’était inventer une nouvelle machine, cela prenait beaucoup de temps et nécessitait des investissements conséquents. Avec le développement des nouvelles technologies, la nature de nombreuses innovations a changé, on est dans un écosystème de start-ups et les cycles d’innovations sont très courts – 6 mois à 3 ans maximum. Dans ce contexte, donner un droit de propriété de 20 ans équivaut à bloquer non seulement les entreprises qui pourraient être tentées de travailler sur la première génération de produits mais aussi sur toutes les générations suivantes. C’est là où c’est vraiment problématique et, à mon avis, c’est ce qui justifie d’adapter la durée des brevets au moins à chaque secteur. Par exemple, réduire la protection conférée par la PI à 3 ans dans les nouvelles technologies, où les cycles d’investissements sont très courts, où la porter à 25 ans dans l’industrie pharmaceutique – où effectivement le développement d’un nouveau médicament prend des années et nécessite des investissements très importants, ne me semble pas aberrant.

Il y a différentes façons d’évaluer ce que pourrait être la durée optimale par industrie. C’est une question qui est très débattue aux Etats-Unis, mais qui ne l’est pour l’instant pas du tout en France, où la durée de 20 ans, fixée par l’article 33 de l’Accord sur les ADPIC de l’Organisation Mondiale du Commerce, reste la référence absolue. Mais en réalité, l’accord de l’OMC prévoit que les pays puissent demander des dérogations, si elles sont justifiées. À ma connaissance il n’y a jamais eu de telle demande de dérogation, probablement parce que la durée des brevets est un sujet qui est à la fois peu documenté et très sensible. 

Votre proposition n’est donc pas de dire qu’il faut supprimer la PI, mais adapter la durée des brevets à celle des cycles d’innovation, qui diffère par secteur ?

il y a plusieurs paramètres sur lesquels on peut jouer pour s’adapter aux réalités sectorielles

Oui. La première chose qu’il est essentiel de comprendre, lorsque l’on parle de réformer la propriété intellectuelle, c’est qu’il ne s’agit pas de tout ou rien, de réformer la propriété intellectuelle ou de la laisser en l’état. On peut procéder par étape. Pourquoi ne pourrait-on pas, par exemple, faire un test dans une industrie, ne serait-ce qu’en réduisant la durée des brevets de 20 à 17 ans et faire le bilan au bout de deux ans sur le nombre de brevets déposés ? Cela pourrait être fait dans le cadre des accords de l’OMC et des textes actuels.

Et il y a plusieurs paramètres sur lesquels on peut jouer pour s’adapter aux réalités sectorielles : la durée des brevets, leur périmètre (plus ou moins restreint), le montant des droits de renouvellement des brevets…. Certains auteurs comme le Professeur Marc Lemley de Stanford – véritable « rock star » des brevets aux États-Unis – préconisent un système où l’on pourrait avoir des brevets d’une durée très longue dans certaines industries mais avec des périmètres très restreints. D’autres ont proposé que le montant des droits de renouvellement des brevets soit adapté en fonction du secteur d’activité. Par exemple, dans l’industrie pharmaceutique où un brevet rapporte des centaines de millions d’euros, imposer des droits de renouvellement élevés n’empêcherait pas les acteurs de l’industrie de les utiliser (mais éviterait la prolongation pendant 20 ans de « brevets dormants »). Là encore, c’est un sujet qui est largement débattu aux États-Unis, mais qui ne fait pas l’objet de publication en France et très peu en Europe. 

Et comment pourrait-on lutter contre le détournement des brevets ?

tous les 3-5 ans, les détenteurs de brevets devraient apporter à l’INPI la preuve qu’ils utilisent les brevets pour leurs qualités techniques

C’est compliqué à faire en s’appuyant sur une logique purement juridique dans la mesure où « utiliser » un brevet pour faire un procès fait partie de la vie normale de celui-ci et que l’on considère qu’il s’agit bien d’une utilisation visant à défendre son invention.  Il n’y a pas de distinction à faire, d’un strict point de vue juridique, entre un brevet utilisé pour ses qualités techniques ou à la manière d’un Patent troll. En revanche, on pourrait imaginer un système comme il en existe pour les marques : tous les 3-5 ans, les détenteurs de brevets devraient apporter à l’INPI la preuve qu’ils utilisent les brevets pour leurs qualités techniques. Dans le cas contraire, les brevets tomberaient dans le domaine public. L’avantage de cette solution est qu’elle ne serait pas très coûteuse pour les entreprises (il suffirait qu’elles rédigent quelques pages pour montrer que les brevets sont bien utilisés). Cela obligerait certes l’INPI à un travail de vérification, mais a priori, cet organisme a les moyens de le faire, puisqu’il est semble-t-il en excédent budgétaire. Et surtout, cela éviterait que certains brevets qui ne sont plus utilisés par les entreprises – et qu’elles sont de fait prêtent à céder à moindres coûts- ne tombent dans les mains des Patent trolls. 

Le débat public sur les droits de propriété intellectuelle semble beaucoup plus développé aux Etats-Unis qu’en Europe. Comment cela s’explique-t-il ?

Pour intéresser le public, il faudrait donc publier des études, organiser des conférences, diffuser sur les réseaux sociaux avec des formes nouvelles (vidéos, dessins animés…), et expliquer l’intérêt de la question pour les petits entrepreneurs comme pour les multinationales.

Le débat est en effet beaucoup plus présent aux États-Unis, non seulement dans le milieu universitaire (les conférences qui traitent du sujet sont très nombreuses) mais aussi dans la société civile. Il est même arrivé que Barack Obama publie des communiqués de presse, ou qu’il fasse des interventions filmées, en dénonçant l’activité des patent trolls. En France, on est loin d’une situation où le président prendrait la parole pour parler des Patent Trolls, tout le monde dirait… « mais de quoi parle-t-il ? »… Pourquoi le débat est-il tellement plus développé aux États-Unis qu’en France ? C’est difficile à dire. J’ai cru que le débat allait prendre pendant la campagne présidentielle française car l’un des grands sujets à la mode est le numérique, les start-ups, la French tech… Dans ce contexte, on aurait pu penser qu’un candidat expliquant – même de façon démagogique – que les brevets bloquaient les petits entrepreneurs aurait pu susciter un intérêt. Personne ne l’a fait.

Et il y a peut-être une autre explication dont je ne doute pas qu’elle déplaise à certains. Disons qu’il n’est pas vraiment dans l’usage des grands juristes français de s’exprimer sur son domaine en des termes de vulgarisation. On voit rarement des auteurs qui publient dans les grandes revues juridiques faire un petit article en parallèle dans Les Echos ou Le Monde, par exemple, pour rendre compte des résultats d’une de leurs études. C’est une pratique bien plus répandue aux États-Unis. Cela s’est encore vu très récemment avec la publication d’un livre de droit de la concurrence qui traite des algorithmes et des plateformes. C’est un grand succès universitaire, mais en parallèle, il y a eu des papiers, des auteurs du livre ou de journalistes indépendants, dans tous les grands quotidiens : le Wall Street Journal, le New York Times, le Washington Post ou le Boston Glob … et même dans Le Monde. Une partie du problème est donc imputable à la presse. Des sites Internets tels que The Conversation semblent l’avoir compris.

Pour intéresser le public, il faudrait donc publier des études, organiser des conférences, diffuser sur les réseaux sociaux avec des formes nouvelles (vidéos, dessins animés…), et ne pas se cantonner aux seuls arguments juridiques mais expliquer l’intérêt de la question pour les petits entrepreneurs comme pour les multinationales 

Il y a donc peu de chances qu’une réforme de la propriété intellectuelle intervienne prochainement en France?

il n’y aura pas de réforme d’ampleur sans débat public

Je crois qu’il n’y aura pas de réforme d’ampleur sans débat public. La sphère juridique est intéressée par la réforme de la propriété intellectuelle (la cour de justice répertorie les articles sur le sujet), mais elle ne prendra pas d’initiative si elle n’est pas soutenue par l’opinion publique, au-delà de petits ajustements, comme par exemple sur les frais de renouvellement des brevets. Il se pourrait tout de même que des changements viennent de l’autre côté de l’Atlantique. Le débat est plus mûr aux États-Unis, sans compter qu’avec le changement d’administration il y a des personnes très en pointe sur ces questions qui viennent d’intégrer la Federal Trade Commission. Il pourrait y avoir des répercussions en Europe,par exemple s’il était établi qu’aux EU, le fait d’avoir réduit de 2 ans la durée des brevets dans un secteur donné a boosté l’innovation. Mais en l’état actuel des choses, je dirais que les chances que des changements interviennent sur ces sujets dans les mois à venir sont… très maigres. Si l’on pouvait susciter un débat public, ce serait déjà un grand pas en avant !