Vous êtes ici :

Un projet d'art public dans un quartier de logements sociaux

Interview de Andrea BELLINI

Portrait d'Andrea Bellini
Commissaire du comité artistique de 8e art

<< Dans l'espace public, le meilleur mode opératoire consiste à développer une véritable attitude d'écoute >>.

Réalisée par :

Date : 19/05/2011

Qu’est-ce qui vous séduit dans le projet 8e art ? Qu’est-ce qui constituent selon vous son originalité, ses caractéristiques distinctives ?

Il s'agit d'un projet extraordinaire, au sens littéral du terme, et je crois pouvoir dire qu'il est unique en Europe. Ses caractéristiques, ou plus exactement ses qualités sont celles d'un lieu vivant, un lieu d'expérimentation et de recherche. Le projet épouse la morphologie d'un boulevard qui, s'étirant sur deux kilomètres, est un trait d'union entre le centre ville de Lyon et Vénissieux. Il accueillera dix œuvres réalisées spécifiquement pour lui, conçues par de jeunes artistes de niveau international.

 

L’art public (in situ) est généralement un art contextualisé, en rapport avec un territoire, un ou des sites, une population. Ici, en quoi l’histoire du quartier (site d’une utopie urbaine de la modernité conçue par Tony Garnier) nourrit-elle le projet artistique ?

D'un point de vue architectural et social, l'histoire du quartier des Etats-Unis constitue en effet le point de départ du projet tout entier. Comme vous le soulignez, le boulevard est notamment marqué par la présence d'un des premiers ensembles d'habitations à bon marché réalisé en France par Tony Garnier, dont l'intérêt n'a plus à être démontré, mais aussi d'immeubles plus anonymes qui datent, pour les plus anciens, de la Reconstruction.

D'une certaine façon, le boulevard présente et représente tout un pan de l'histoire de l'architecture du vingtième siècle, entre utopie et désillusion. C'est donc assez logiquement, et dès son origine, que le projet d'art public a souhaité  faire appel à de jeunes artistes - ils sont tous nés entre 1967 et 1977- qui ont fait de la relecture du modernisme une sorte de point de réflexion central et très actif dans leur travail. C'est en ce sens, me semble-t-il, que la totalité du projet représente un défi fascinant, ainsi qu'un exemple unique, à l'échelle de l'Europe, d'art public urbain.   

 

Développer un projet d’art public dans un quartier de logements sociaux, qu’est-ce que cela implique ?

Une attention de tous les instants de la part des artistes comme des personnes qui, avant eux, ont aidé le comité d'experts à établir un diagnostic très complet du territoire que les œuvres allaient investir, ainsi que de ceux qui participent aujourd'hui aux différentes actions de médiation. Dans l'espace public, le meilleur mode opératoire consiste à développer une véritable « attitude d'écoute », qui réside en la capacité qu'auront les acteurs du projet de nouer des relations régulières et durables avec les habitants du quartier, afin de mieux comprendre leurs exigences, leurs attentes et leur sensibilité.

 

En tant que « commissaire du comité artistique » de 8e art, quel fil rouge allez-vous tirer sur l’ensemble du projet ? Quel récit allez-vous construire à travers le choix des artistes et des œuvres ?

Mon rôle et mes fonctions sont celles d'un chef de projet et non d'un commissaire, au sens « curatorial » de ce terme. Il ne s'agit pas pour moi de penser une exposition dans l'espace public, mais de faire de celui-ci le terrain d'élection naturel d'une politique urbaine au cœur de laquelle l'art contemporain est convoqué en tant qu'élément structurant, au même titre que l'arrivée du tramway T4 reliant Vénissieux à la Part-Dieu, mais avec d'autres moyens et pour une autre finalité.

Cette nuance est importante car elle permet de distinguer le fil rouge dont vous parlez, qui peut revêtir l'aspect d'une approche quasi « philologique » de l'histoire du lieu - y compris dans ce que cette science peut avoir de critique - tout en possédant  une part d'expérimentation et de recherche. Nous essayons d'identifier et de choisir des artistes dont le travail laisse déjà entrevoir ce rapport au lieu, voire au cadre de vie. La pire des choses serait d'intervenir artistiquement dans un contexte public en parachutant des œuvres qui ne lui correspondent pas, qui ne lui répondent pas. Le caractère ou la valeur absolus des œuvres d'art ne perdent rien à être replacés dans un contexte donné.    

 

Comment les artistes ont-ils réagi au projet 8e art ? Quel type d’artistes s’est manifesté ?

Compte tenu du nombre d'œuvres que nous souhaitons réaliser, le projet se déroule en deux phases distinctes. Pour ce qui concerne la première, je peux dire que le niveau de qualité des réponses fut excellent. Les artistes présélectionnés ont fait preuve d'un grand intérêt pour le contenu du programme. Parmi ceux qui, nombreux, ont répondu à la consultation publique, le comité d'experts a retenu quatre artistes (Karina Bisch, Bojan Sarcevic, Simon Starling et Armando Andrade Tudela) dont les propositions ont été jugées pertinentes, et qui composent par ailleurs une sorte de symphonie internationale au cœur d'un projet que l'on pourrait qualifier de choral.

La somme de ces sensibilités et de ces identités artistiques contemporaines, qui témoigne d'une attitude précise de ces jeunes créateurs français, anglais et péruviens à l'égard de l'histoire de l'art, du design et de l'architecture, contribue aussi à forger l'identité même du projet « 8e art ».

 

Qu’est-ce qui a prévalu, aux yeux du comité artistique dans le choix des quatre premiers projets ?

Outre les éléments que je viens d'évoquer, la qualité plastique de chacune des propositions, leur capacité à prendre en considération la sociabilité du lieu, la poétique spécifique à chaque artiste ont été des critères d'appréciation importants. 

 

Les quatre projets retenus ne semblent pas être des œuvres «faciles » au sens où ce ne sont pas des « signaux » d’une lecture (ou d’une pratique) immédiate. N’est-ce pas un choix risqué dans un tel contexte ?

Il faudrait s'entendre sur les termes et savoir ce qu'est une œuvre d'art public « facile » et « immédiate » : peut-être s'agit-il d'une sculpture figurative en marbre installée sur son beau socle néoclassique?? De telles œuvres ont été réalisées par milliers en Union Soviétique, en Allemagne et en Italie durant les années 1930, mais je me risquerais à dire qu'elles n'ont rien apporté à l'histoire de l'art, et sans doute moins encore aux villes où elles furent érigées. Je pense qu'il n'y a pas de « recettes préfabriquées » pour projets d'art public, qu'ils soient simples ou complexes. Bien au contraire, je crois que l'erreur d'appréciation qui tend à sous-évaluer le public et les habitants des villes est véritablement d'ordre populiste.

Un centre urbain est un organisme en transformation permanente, tant architecturalement que socialement, alors pourquoi ne pas y concevoir des interventions artistiques en phase avec l'époque et la sensibilité contemporaines ? Lorsque l'on parle d'art public, il est essentiel d'être laïc et de ne pas  avoir de schéma de pensée préconçu, ni de préjugés inutiles. Comme souvent, seuls le courage et la recherche paient. Cela comporte évidemment une part de risque, mais elle doit être assumée car on ne trouve pas de nouvelles solutions en empruntant toujours les mêmes chemins balisés.

Une chose est certaine : les modalités d'intervention des artistes dans un cadre urbain évoluent et se transforment, et c'est un fait positif. J'adore pour ma part contempler la magnifique fontaine du Bernin sur la Piazza Navona, dans ma belle ville de Rome, mais il serait néanmoins absurde de prétendre qu'un artiste contemporain puisse sculpter une fontaine de ce type pour le boulevard des Etats-Unis. Le monde change et avec lui les villes, l'imaginaire de ceux qui les habitent, l'organisation politique des sociétés ; ainsi change le monde à l'intérieur duquel les artistes travaillent.   

 

Tout un programme de médiation et d’accompagnement artistique est associé au projet d’implantation d’œuvres pérennes. Pourquoi ? En quoi consiste-t-il ?

C'est là un aspect très important. Il est indispensable de dialoguer avec le public et plus encore avec les habitants, en cherchant à expliquer la démarche mise en œuvre dans le quartier. Dans une société démocratique, chaque « décision publique », chaque « geste » qui concerne le vivre ensemble doit être selon moi le fruit d'un dialogue, d'un partage, d'un échange d'expériences.

Nous ne pouvons plus reproduire l'attitude paternaliste et verticale qui a perduré jusqu'à aujourd'hui à l'égard de l'espace public et qui a longtemps consisté à occuper, à remplir égoïstement, ou encore de façon clientéliste, le vide des grandes places. Il faut au contraire faire appel à des artistes capables de travailler in situ, en leur demandant d'avoir une action réciproque avec les personnes qui vivent à proximité, de comprendre qui elles sont, mais aussi quels sont leurs besoins. Dans certains cas, un terrain de pétanques bien conçu est une intervention publique plus intéressante que la énième statue commémorative de Giuseppe Garibaldi.    

 

Si l’on part du principe ou du constat que l’art public est un art fonctionnalisé (et non gratuit), quelle(s) fonction(s) a pour vous l’art dans l’espace public ?

L'art a toujours participé à la construction des images des villes, améliorant les espaces dans lesquels nous vivons, les rendant plus agréables à vivre et à regarder, plus stimulants aussi. Que serait Rome aujourd'hui sans les artistes qui y ont travaillé ? Que seraient les villes que nous aimons le plus, celles qui sont entrées dans l'imaginaire collectif de l'humanité, sans les artistes qui y ont expérimenté des solutions nouvelles et souvent provocatrices ?

Comme les architectes, les artistes qui travaillent dans un contexte public ont une responsabilité énorme : faire en sorte que les histoires qu'ils racontent, que les traces qu'ils laissent  puissent faire partie d'un récit plus vaste, d'un imaginaire partagé. Leur rôle est donc tout à la fois important et délicat dans la mesure où ils créent des formes, des objets et des projets qui peuvent changer les lieux dans lesquels ils s'inscrivent, et améliorer ainsi la vie de ceux qui y vivent.    

 
Les artistes sont de plus en plus intégrés, et parfois en amont, dans les projets d’aménagements urbains. Mais en quoi, selon vous, l’artiste peut-il contribuer à créer de l’espace public voire du lien social ?

Comme je le disais à l'instant, la qualité de la vie est directement liée à la qualité des lieux où nous vivons. Je ne voudrais pas parler de beauté, parce que la beauté est une catégorie culturelle qui est elle aussi, comme la ville, en perpétuelle transformation : ce qui est beau aujourd'hui était laid hier et sera peut-être jugé horrible demain. Je pense plutôt aux idées, aux projets, aux traces, aux histoires, aux récits qui peuvent enrichir la vie des gens, susciter le désir, la joie de vivre, la curiosité.

Les artistes cherchent toujours davantage le dialogue avec le public et ils sont toujours plus disposés à parler et à se confronter. Le mythe de l'artiste romantique, solitaire, et antisocial est définitivement dépassé. Les artistes aujourd'hui sont souvent des sortes de « machinistes cheminots », triant et mettant sur les rails les idées, faisant se déplacer les personnes, cherchant à établir des connexions là où elles n'existent pas encore, mettant en relation divers morceaux de réalité.

             

N’est-ce pas le prendre pour un superman ou un super héros qui va résoudre les maux de la société ?

Tout comme les artistes ivrognes et solitaires, les super héros sont désormais allés en pension. Ceux qui seraient en mesure de résoudre tous les problèmes d'un seul coup,  les super héros de l'espace urbain, n'existent pas, bien qu'il existe des sensibilités plus ou moins affirmées, plus ou moins fortes. Pour œuvrer dans l'espace public, une très grande sensibilité et une très grande « attitude d'écoute », comme je le disais précédemment, sont nécessaires.   

 

Quel regard portez-vous sur l’art public dans l’agglomération lyonnaise ?

Lyon est une ville magnifique, l'un des endroits que je préfère en France, une cité dynamique et très active culturellement, où les institutions de l'art contemporain proposent à la découverte du public des projets ambitieux. Mais curieusement, et en dehors de quelques rares exceptions, la commande publique artistique a produit très peu d'œuvres de référence. J'espère donc que cette ville saura aussi fonctionner comme un lieu d'expérimentation, d'exploration, car je suis persuadé qu'elle est capable de faire naître des expériences importantes, des  approches inédites dans le contexte du débat sur l'art public. Je porte donc personnellement un regard curieux et attentif sur les nouvelles pratiques et les nouvelles façons de concevoir les interventions artistiques en milieu urbain. 

 

Quelles sont les évolutions qui vous semblent les plus intéressantes dans le champ de l’art public actuellement ? Que pensez-vous des possibilités offertes par le numérique, les nouvelles technologies et singulièrement la réalité augmentée ?

L’évolution la plus intéressante est celle qui se fait jour, précisément, dans cette nouvelle attitude de dialogue et de confrontation avec le public qui est celle d'une jeune génération d'artistes, et qui est la condition requise fondamentale pour tout bon projet d'art public.