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Barbara Jacques : recruter des compétences dans les industries de la santé

Interview de Barbara Jacques

Portrait de Barbara Jacques
Responsable de l’agence de Lyon de Pharmélis

La Direction de la Prospective et du Dialogue Public s'intéresse à l'offre de formations privées sur le territoire de la Métropole de Lyon. L’enseignement supérieur privé se développe rapidement, et interroge sur leur rôle et leur complémentarité avec les établissements publics.

Barbara Jacques est responsable de l’agence de Lyon de Pharmélis, cabinet de conseil en ressources humaines spécialisé dans les industries de santé. Elle souligne dans cet entretien les différences dans la manière avec laquelle les entreprises françaises et les entreprises anglo-saxonnes abordent la gestion des compétences pour le développement de leurs activités.

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Date : 21/04/2020

Quelle place occupe selon vous la question des compétences pour le développement et la compétitivité des industries de santé ?

L’accès aux compétences est un accélérateur d’innovation et de valeur ajoutée pour les industries de santé

Il s’agit à l’évidence d’un levier majeur. Nous sommes sur une filière à fort enjeu d’innovation où la capacité à développer rapidement un nouveau produit, un nouveau service, voire une nouvelle activité constitue un facteur de compétitivité crucial. Or la capacité à avancer rapidement sur tel ou tel projet d’innovation suppose de disposer au bon moment des bonnes compétences. Clairement, l’accès aux compétences est un accélérateur d’innovation et de valeur ajoutée pour les industries de santé, indispensable à leur positionnement stratégique sur les marchés mondiaux.

Quelles sont ces compétences ?

On constate une demande croissante de double-compétences techniques. Si les compétences scientifiques liées à la santé demeure un socle indispensable et incontournable, les entreprises cherchent de plus en plus des profils hybrides combinant ce socle avec des compétences spécifiques sur un autre champs : par exemple en matière d’outils et de savoir-faire numériques en lien avec le sujet de la santé connectée, en matière de mécanique et d’électronique pour travailler sur les dispositifs médicaux, ou encore en matière de qualité réglementaire pour être en phase avec l’évolution des processus de mise en marché des produits de santé. C’est à la croisée de plusieurs champs de compétences que se créent l’innovation… et les nouveaux métiers. Toute la difficulté est de pouvoir trouver ces profils hybrides sur le marché.

Comment se manifeste ce besoin de compétences au niveau des entreprises ?

Les entreprises se retrouvent à devoir recruter dans l’urgence des profils très pointus indispensables pour soutenir leurs projets

Dans le contexte français, la question des compétences reste peu anticipée par les entreprises C’est lorsqu’elles lancent de nouveaux projets, qu’elles développent une innovation, etc. que les entreprises vont se rendre compte des compétences dont elles ont besoin. Elles se retrouvent ainsi souvent devant le fait accompli, à devoir recruter dans l’urgence des profils très pointus indispensables pour soutenir leurs projets. La question des compétences intervient souvent après coup, lorsqu’elles se confrontent alors au fait que les profils dont on a besoin pour déployer la stratégie sont très rares voire inexistants sur le marché, d’autant plus lorsqu’il s’agit de métiers émergents.

Comment expliquer ce défaut d’anticipation des besoins de compétences ?

Les compétences sont souvent une conséquence de la stratégie ou de l’innovation et non une dimension ou un levier pris en compte dès le départ

De mon point de vue, cela reflète un problème de vision et d’organisation. Les entreprises françaises en général n’ont pas pris toute la mesure de l’importance des compétences non seulement pour le développement de leur activité mais aussi pour leur compétitivité. Elles se projettent en termes de stratégie économique mais elles ne vont pas jusqu’à projeter les besoins en compétences qu’appelle cette stratégie. De fait les compétences sont souvent une conséquence de la stratégie ou de l’innovation et non une dimension ou un levier pris en compte dès le départ. A mon sens, il y a un vrai travail à faire pour favoriser cette prise de conscience et surtout enclencher un effort spécifique pour anticiper ces besoins de compétences.

Une deuxième explication renvoie davantage à l’organisation de la fonction RH, des processus de recrutement, et même à la culture du recrutement. Je constate que la gestion prévisionnelle des compétences se fait d’abord dans le cadre de la gestion des carrières des collaborateurs existants, dans une logique de montée en compétences en lien avec les plans de formation. Pour ce qui concerne les recrutements, les entreprises ont tendance à définir une fiche de poste en référence à leur ancien collaborateur et/ou aux compétences spécifiques dont elles ont besoin immédiatement, et à vouloir s’y tenir étroitement. Cette approche présente une double limite. D’une part, nous sommes souvent amenés à expliquer à nos clients que les profils qu’ils recherchent n’existent pas sur le marché. D’autre part, cela coupe les entreprises de profils différents qui pourraient pourtant répondre à leur besoin. Sur ce point, la différence avec les pays anglo-saxons est patente.

 

C’est-à-dire ?

On va raisonner en termes de compétences transférables, quel que soit le secteur dans lequel vous avez travaillé

On voit d’autres pratiques dans les pays anglo-saxons, en Angleterre, aux États-Unis. Les entreprises ne voient pas d’un mauvais œil comme en France les candidatures de personnes provenant d’un autre secteur d’activités, changeant de métier ou s’engageant dans une réorientation professionnelle. Cela tient notamment au fait que l’approche par compétences est plus développée dans les pays anglo-saxons. On va raisonner en termes de compétences transférables, quel que soit le secteur dans lequel vous avez travaillé. D’ailleurs les entreprises font également plus souvent le pari que les profils issus d’un autre univers professionnel vont permettre d’apporter une plus-value, une autre vision à leur activité, apporter quelque chose que l’on ne peut prévoir ou prescrire au départ.

C’est plus difficile de faire cela en France ?

A compétences équivalentes, les entreprises ont le réflexe de prendre un candidat qui a déjà fait la même chose que celui qui sort du cadre

Il faut reconnaître que les choses évoluent mais ce n’est pas simple car nous avons encore tendance à mettre les personnes dans des cases. Si vous voulez travailler dans l’industrie pharma mais que vous n’êtes pas issu du sérail cela va être très compliqué. A notre niveau nous nous efforçons d’élargir le champ des possibles pour nos clients. Ce qui implique un effort important pour expliquer aux entreprises pourquoi nous leur proposons tel candidat « atypique » et ce qu’il va pouvoir leur apporter. A compétences équivalentes, elles ont le réflexe de prendre un candidat qui a déjà fait la même chose que celui qui sort du cadre. Cela les rassure. Par exemple pour un poste sur le contrôle qualité, elles vont désirer prendre quelqu’un qui vient de la qualité et du même secteur. Outre les aspects culturels, cela tient également à la manière avec laquelle s’organise le processus de recrutement. Celui-ci est souvent monopolisé par le service RH, les services opérationnels restant souvent à l’écart par manque de temps et parce que leur implication est peu ou pas définie.

Pourquoi ?

La principale soft skill demandée par les entreprises lors des recrutements c’est justement la capacité d’adaptation au changement

Cette approche répond à deux préoccupations assez pragmatiques. D’une part, nous sommes entrés dans une ère de mobilité professionnelle accrue. Les collaborateurs restent moins longtemps dans une entreprise. La fidélisation des compétences devient un enjeu aussi important que leur recrutement. Pour les entreprises il devient donc essentiel d’identifier le plus tôt possible ce qui attire les candidats et les perspectives d’évolution qu’elles vont pouvoir leur proposer pour les motiver à rester dans l’entreprise.

D’autre part, l’approche en termes de potentiel d’évolution vient répondre à la difficulté d’anticipation des entreprises face à l’accélération des évolutions de leur activité et de leur environnement. Concrètement, outre les compétences techniques indispensables au poste, ce sont de plus en plus les savoir-être qui vont faire la différence. Plus précisément, la principale soft skill demandée par les entreprises lors des recrutements c’est justement la capacité d’adaptation au changement. Si l’on trouve des candidats capables de s’adapter dans n’importe quelle situation, ce sera beaucoup plus simple pour les entreprises d’évoluer avec eux.

Ces différents éclairages s’appliquent-ils globalement aux entreprises membres de LyonBiopole ?

Oui, avec cependant une nuance entre les grandes entreprises et les start-up biotech. Pour les petites structures, le lien entre les compétences et la stratégie de développement est souvent plus naturel car plus direct. Pour que ma start-up décolle rapidement, pour construire et démontrer la pertinence de l’innovation, pour qu’elle trouve son business model, il est nécessaire de pouvoir compter tout de suite sur les bonnes compétences. Les start-up ont besoin en particulier de personnes solides au plan scientifique mais qui ont la capacité à aller chercher de nouveaux partenaires techniques, financiers ou commerciaux pour répondre aux besoins de développement de l’entreprise.

Selon vous qu’est-ce qui se joue à l’échelle d’un cluster comme LyonBiopole en matière d’anticipation et des développements des compétences ? Qu’est-ce qui mérite d’être abordé collectivement ?

Je pense que travailler collectivement la question des compétences permet aux entreprises d’y accorder davantage de temps en les sortant de leur quotidien. Cela permet donc à la fois de mieux anticiper les besoins, de mieux cerner la réalité du marché du travail et de mieux y répondre en termes de formation. Il faut insister sur le marché du travail, car on a tendance parfois à passer directement des besoins à l’offre de formation, alors que l’une des difficultés importantes des entreprises est de savoir comment chercher les compétences dont elles ont besoin sur le marché, ce qui peut impliquer comme on l’a vu de sortir des sentiers battus.

Cette question de la réalité du marché me parait d’autant plus cruciale qu’elle est souvent mal cernée également du côté des étudiants. J’interviens régulièrement auprès des organismes de formation pour présenter les métiers des industries de santé et je suis souvent très surprise du décalage entre ce que les étudiants souhaitent faire et la réalité. Une très large majorité des étudiants indiquent vouloir travailler dans la R&D, or ce n’est pas du tout là que se situent les opportunités d’emplois ! Il y a peu de besoins et de turn-over sur la R&D. On constate que l’orientation des jeunes se fait d’abord par affinité pour une discipline, pour une filière de formation, et pas assez au regard des opportunités d’emplois réelles auxquelles elle mène, d’où le risque de se rendre compte après coup que ces métiers ne plaisent pas. C’est la raison pour laquelle la question de l’orientation scolaire me parait faire pleinement partie de l’enjeu des compétences : vous pouvez mettre en place les meilleures formations, encore faut-il avoir des jeunes motivés pour les suivre et se tourner vers les emplois qui en découlent. Au total il y un double décalage entre les aspirations des étudiants et la réalité des opportunités d’emplois, entre les compétences pointues et hybrides recherchées par les entreprises et la réalité des profils disponibles sur le marché.

 

De multiples organismes sont susceptibles de réaliser des études visant à anticiper les compétences : Réseau Emploi Compétences, CEREQ, APEC, OPMQ de branches (observatoire prospectif des métiers et des qualifications), Carif-Oref régionaux (Centre Animation Ressources d'Information sur la Formation / Observatoire Régional Emploi Formation)… Quel regard portez-vous sur ces travaux ?

Les pôles de compétitivité et les clusters peuvent jouer un rôle important dans la mise en relation des besoins et de l’offre de formation

Par rapport aux réflexions que peuvent conduire les entreprises à leur niveau, ces études permettent d’apporter une vision d’ensemble aussi bien sur les besoins que sur l’offre de formation. Après, la difficulté est que ces études donnent une vision à l’instant t mais les besoins évoluent très très vite. Autrement dit, ces études ont une vraie plus-value mais elles sont rapidement obsolètes. A mon sens, il faudrait que les études soient renouvelées plus rapidement pour suivre plus précisément l’évolution des besoins de compétences. Les pôles de compétitivité et les clusters me paraissent bien placés pour porter ce type d’études car ils sont en prise directe avec les entreprises, et comme ils comptent également des organismes de formation parmi leur membre, ils peuvent jouer un rôle important dans la mise en relation des besoins et de l’offre de formation.

Face aux besoins de compétences des industries de santé, quel regard portez-vous justement sur l’offre de formation des établissements d’enseignement lyonnais ?

Il est difficile de demander à l’offre de formation d’évoluer aussi rapidement que les besoins

A mon sens, Lyon dispose d’un panel de formation riche et varié, qui a montré sa capacité à bouger assez rapidement à la travers la mise en place de nouvelles formations, l’ajout de nouveaux modules à des formations existantes… Par exemple, le territoire a été l’un des premiers à se mobiliser sur les besoins de formation liés à la nouvelle réglementation concernant les dispositifs médicaux. Je pense qu’il est encore possible d’aller un peu plus vite, d’être plus réactif dans l’intégration de nouveaux modules d’enseignement pour soutenir le développement des entreprises, même s’il est difficile de demander à l’offre de formation d’évoluer aussi rapidement que les besoins.

Par ailleurs, les marges de progrès se situent aussi dans l’élargissement du panorama des formations au-delà du cadre habituel des écoles tournées vers les industries de santé. Encore une fois, si l’on se place d’un point de vue compétences, on peut aller chercher d’autres formations qui peuvent sembler éloignées mais qui offrent pourtant des compétences difficiles à trouver aujourd’hui. Je pense notamment aux Maisons Familiales et Rurales pour des postes de techniciens. Rassembler ce qui est aujourd’hui éparpillé suppose de faire état des lieux plus large de l’offre de formation pertinente sur le territoire et de réunir l’ensemble des acteurs. C’est là qu’est le gros du travail réaliser me semble-t-il. Cela permettrait aux acteurs d’adapter au mieux leurs formations en intégrant ce qui se fait dans d’autres champs d’activités, d’autres branches, pour créer de nouveaux modules. Cela fait d’autant plus sens au regard du besoin de double-compétences dont je parlais précédemment. C’est bien en décloisonnant, en croisant les formations que l’on peut répondre à ce besoin.

Quelle complémentarité et/ou concurrence observez-vous entre écoles publiques et écoles privées de formation ?

Cette concurrence entre écoles n’est pas une fatalité si l’on entend activer et valoriser l’ensemble de l’offre de formation du territoire

Pour ce qui concerne les formations aux métiers des industries de santé, nous avons la chance à Lyon d’avoir des formations de qualité aussi bien du côté des écoles publiques que des écoles privées d’école. Une difficulté en revanche tient au fait que la formation est un terrain concurrentiel puisqu’il s’agit d’attirer des personnes vers telle formation plutôt que telle autre. C’est la raison pour laquelle écoles publiques et écoles privées peuvent s’inscrivent dans un certain climat de compétition dès lors qu’elles proposent le même type de formation, sans véritable recherche de complémentarité. Mais encore une fois, cette concurrence entre écoles, que l’on retrouve d’ailleurs entre les branches pour faire valoir leurs métiers et leurs formations, n’est pas une fatalité si l’on entend activer et valoriser l’ensemble de l’offre de formation du territoire, par-delà les cloisonnements habituels.

Il me semble que l’émergence de nouveaux besoins de compétences peut être l’occasion d’une meilleure coordination entre les acteurs de la formation, et notamment le public et le privé, pour favoriser les complémentarités dès le départ et réduire les concurrences futures. Mais avancer dans ce sens implique une chose : reconnaître que l’offre privée présente un intérêt et qu’elle a sa place aux côtés de l’offre publique. Aujourd’hui l’offre privée reste globalement dans l’ombre de l’offre publique et elle est moins identifiée par les conseillers d’orientation. Il peut sembler assez naturel que l’État mette d’abord en lumière l’offre publique. Pour autant, dans l’intérêt du territoire, de son attractivité et de sa compétitivité, cela ferait sens me semble-t-il de rendre plus visible les écoles privées de manière à pouvoir valoriser la richesse et le dynamisme de l’ensemble de l’offre de formation présente. Créer du collectif pour favoriser les complémentarités et valoriser l’ensemble de l’offre de formation, ce pourrait être un beau challenge pour la Métropole !

Si les compétences sont un facteur de compétitivité et d’ancrage des entreprises sur le territoire, comment rester dans la course des compétences à l’avenir ?

Plus nous serons en capacité d’être en avance sur l’identification des besoins en compétences et la manière d’y répondre rapidement et efficacement, plus le développement des entreprises sera facilité. De ce point de vue, on peut sans doute aller plus loin dans l’orientation des jeunes, dans la valorisation des compétences pointues proposées par les formations présentes sur le territoire au regard des enjeux d’innovation des entreprises, et l’accompagnement de nos étudiants en matière d’insertion professionnelle en renforçant la passerelle avec les opportunités d’emplois des industries de santé. En complément du levier de la formation, on peut jouer également la carte de l’attractivité en favorisant l’accueil des compétences que l’on recherche. Attirer les talents est déjà une préoccupation du territoire, mais peut-être qu’un lien plus important peut être fait avec les besoins des entreprises.