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Point de vue : Sophie Berthier, de Chrysalide

Interview de Sophie Berthier

Portrait de Sophie Berthier
© DR
Cofondatrice de l'association Chrysalide Lyon

Cet entretien a été mené dans le cadre d’un état des lieux des revendications portées par les associations du territoire de la métropole lyonnaise, en lien avec les questions de genre, d’égalité femmes/hommes et des droits des LGBTQI+.

Cette série d’interviews, qui compile des points de vue parfois opposés, est disponible sur Millénaire 3 au sein de notre chantier Égalité Femmes/Hommes.

Sophie Berthier est l’une des cofondatrices de Chrysalide, la principale association à Lyon sur le terrain de la lutte pour les droits des personnes trans.

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Date : 16/07/2020

Pourquoi avoir créé l’association Chrysalide, et qu’est-ce qui vous pousse à y militer ?

Tout est parti de l’accueil de personnes trans que nous faisions au sein d’un collectif informel accueilli à l’association ARIS, l’une des deux associations qui a donné naissance au Centre LGBTI+. Très vite, nous avons compris que les personnes avaient un sérieux problème avec le monde médical, très discriminant envers les personnes trans. Nous avons décidé de nous créer en association pour pouvoir faire autre chose que de l’accueil, et vraiment réaliser et diffuser des guides informatifs (par notre site et en format papier), et mener des actions variées de sensibilisation. Donc œuvrer contre les discriminations qui touchent les personnes trans, en particulier médicales, et agir pour leur insertion dans la société. Il y a tout ce travail d’accompagnement des personnes dans leur quotidien à faire, de manière à ce que leur transition se passe le mieux possible.

 

Découvrez l'association Chrysalide 

Existe-t-il des associations comme Chrysalide dans toutes les grandes villes de France ?

Au moment de notre création, en 2007, il y avait six associations en France. Aujourd’hui, on en compte une vingtaine, ce qui laisse malgré tout beaucoup de zones blanches. Dans la région, une association s’est créée à Grenoble il y a 5 ans, et une autre à Saint-Étienne il y a 2 ans. Au-delà, il faut aller à Paris, à Nancy, à Marseille pour les plus proches, ce qui veut dire qu’entre Paris et Lyon, il n’y a aucune possibilité d’accueil et d’accompagnement.

Que représente l’association en termes de publics accueillis, et de bénévoles ?

Nous avons un peu plus de 80 adhérents, et une douzaine de bénévoles. Avant l’épidémie de Covid, on accueillait entre 60 et 70 personnes lors de notre groupe d’accueil mensuel. En raison du Covid, nous avons dû limiter drastiquement le nombre de personnes accueillies. C’est compliqué humainement. Des personnes nous envoient des mails assez dramatiques sur leur situation de vie. Nous avons fait passer le message de ne venir que si vraiment il y a urgence. On pourrait faire plus d’un accueil par mois, mais cela bloque parce que nous sommes des bénévoles et qu’il n’est pas facile de dégager du temps, et qu’en plus on est limité par l’espace, au Centre LGBTI+ de Lyon.

On peut entendre parfois qu’il y aurait en France entre 10 000 et 15 000 personnes trans, cela vous paraît-il réaliste ? Et avez-vous une idée de leur nombre sur l’agglomération lyonnaise ?

En France, pendant longtemps, les estimations étaient encore plus basses, autour de 3000 personnes. Maintenant, selon certaines estimations, nous serions autour de 15 000 personnes. Mais si l’on extrapole à partir de données qui viennent de pays comme les Etats-Unis ou les Pays-Bas, il y aurait plutôt autour de 80 à 100 000 personnes trans en France. Et si l’on se basait sur les estimations faites au Royaume-Uni et qu’on les projetait en France, cela donnerait autour de 300 000 personnes. C’est vraiment le grand écart…

C’est une question importante, le nombre peut donner du poids à des revendications.

Oui bien sûr ! En tout cas, ce nombre de 15 000 personnes en France ne colle pas avec notre expérience de terrain. À chacun de nos accueils, tous les mois, on compte près de 70 personnes, avec chaque fois au moins 10-15 nouvelles arrivées. De plus en plus de jeunes nous contactent. Et quand, dans les lycées où nous intervenons, il y a deux ou trois élèves trans pour 1000 élèves, qui ont fait leur coming out sur une période de 3 ans, c’est un chiffre élevé en réalité, si l’on considère que d’autres feront leur transition plus tard. La fourchette de 80 à 100 000 personnes trans en France nous paraît la plus cohérente.

Comment les personnes que vous accueillez se ressentent et se définissent-elles ?

Pour une multitude de raisons, les situations sont vraiment très variées, ce qui rejoint la difficulté d’estimer cette population

Il n’y a pas vraiment de profils types, la réalité est riche et nuancée. Les documentaires à la télé montrent souvent des situations très caricaturales, au sens où c’est souvent un homme qui veut devenir une femme, ou une femme qui veut devenir un homme, de manière nette et définitive. Dans de telles situations, qui sont certes assez courantes, la personne ne revendique pas une identité trans. Mais des personnes ont une identité plus nuancée, en ne s’identifiant par exemple pas comme femmes, ou hommes, mais comme femmes trans ou homme trans. Il y a aussi des personnes non binaires, qui ne se définiront dans aucune des deux cases. Au-delà des mots, la question est aussi de savoir comment ces personnes vivent leur transition. Il y a la question des opérations : tout le monde ne les souhaite pas forcément, et tout le monde ne souhaite pas des traitements hormonaux. Pour une multitude de raisons, les situations sont vraiment très variées, ce qui rejoint la difficulté d’estimer cette population.

Que veut dire « trans » ? Il était question de transsexualité, maintenant il semble qu’il soit surtout question de transidentité…

Quant à transgenre, c’est un terme parapluie, qui a l’avantage de regrouper beaucoup de situations différentes, et d’être plus compréhensible que le mot transidentité

Oui, effectivement, le terme transsexuel est plutôt abandonné par le milieu associatif, depuis 5-6 ans, parce qu’il rappelle la sexualité d’une part, alors qu’être trans est plutôt une question d’identité que de sexualité, et d’autre part parce qu’il évoque le transsexualisme, qui est le nom d’une maladie mentale pour l’OMS. Ce n’est qu’en juin 2018, donc très récemment, que le transsexualisme est sorti des maladies mentales. Le terme de transidentité vient d’Allemagne, il a été importé en France vers 2003-2004, a été saisi par le milieu militant, et il commence à s’imposer dans la société. Il reflète bien mieux notre vécu. Quant à transgenre, c’est un terme parapluie, qui a l’avantage de regrouper beaucoup de situations différentes, et d’être plus compréhensible que le mot transidentité. Mais il a comme inconvénient d’être tellement « parapluie » qu’il est parfois utilisé d’une manière qui dépasse très largement le cas des personnes trans.

Quels sont les principaux combats, les sujets sur lesquels il faudrait avancer selon votre association ?

Il faudrait pouvoir accéder plus facilement aux traitements hormonaux et aux opérations lorsqu’elles sont souhaitées par les personnes. Actuellement, on doit souvent voir des psychiatres qui contrôlent si on est ou pas une personne trans, selon leur propre grille de lecture. Il arrive que des psychiatres, en raison de leurs préjugés sexistes ou homophobes, ou en tout cas à cause de leur vision hétéro-centrée, excluent des personnes de ce parcours de transition. En théorie on n’est pas obligé de voir un psychiatre, rien ne l’impose dans la loi. Donc on pourrait très bien voir un endocrinologue tout de suite. Sauf qu’en pratique, l’immense majorité des endocrinologues refusent tout simplement de voir des personnes trans. Récemment une personne nous a dit avoir appelé l’intégralité des endocrinologues de Lyon et des villes alentours, et seulement trois ont accepté de la recevoir. Les autres, soit prétextaient qu’elles n’avaient pas la formation adéquate pour s’occuper d’elles, soit tout simplement refusaient en disant, « je ne m’occupe pas de ça ».

Les médecins ont-ils le droit de la refuser ?

D’après le Code de la santé publique, un médecin a le droit de refuser à condition d’orienter vers un collègue compétent. Mais une personne qui dit juste « je ne m’occupe pas de ça », et qui raccroche, n’est plus vraiment dans les clous de la déontologie. Il y a aussi une autre raison qui pousse à voir un psychiatre. Les quelques endocrinologues qui acceptent de voir des personnes trans, veulent généralement qu’un psychiatre ait auparavant rédigé une attestation, disant que la personne est bien trans. Là encore, il n’y a rien d’obligatoire, mais c’est dans la pratique une demande courante des endocrinologues.

Au sein des associations trans, la question du rôle du psychiatre fait-elle consensus ?

Pour être clair, ce point de clivage entre associations trans porte sur la question de savoir si être trans est, oui ou non, une maladie mentale

Non, le sujet principal de divergence entre associations concerne en effet le rôle du psychiatre dans la transition. Chrysalide, au côté d’autres associations et de la Fédération Trans et Intersexe (FTI), demande que le changement d’état civil puisse se faire sur simple demande des personnes trans, comme cela se fait dans d’autres pays. Et que ça ne dépende pas de l’appréciation d’une personne extérieure. Le Défenseur des droits a retenu cette revendication dans son rapport du mois de juin, ce qui était une bonne surprise. Cette évolution permettrait aux personnes d’avancer plus rapidement dans leur changement d’identité, et donc là encore dans leur insertion dans la société. À l’inverse, certaines associations sont plutôt proches d’une conception psychiatrisante. Elles pensent qu’il est important qu’un psychiatre contrôle et s’assure que la personne est vraiment trans. Nous considérons que c’est absurde, et qu’il n’y a que la personne concernée qui peut vraiment se définir elle-même, même si elle peut souhaiter voir un psychologue pour un accompagnement, et en tout état de cause que cela ne doit pas être imposé et encore moins selon des grilles de lecture sexistes. Pour être clair, ce point de clivage entre associations trans porte sur la question de savoir si être trans est, oui ou non, une maladie mentale.

Il y a aussi la question des remboursements. Aujourd’hui, et ça a été dénoncé par le Défenseur des droits au mois de juin, les CPAM se basent sur des textes obsolètes et caducs, qui demandent un suivi psychiatrique de deux ans pour avoir droit à des remboursements sur les opérations. De ce fait, une personne qui fait sa transition assez rapidement va souvent buter sur le fait qu’elle n’a pas eu ce suivi. Elle a pu trouver un endocrinologue conciliant qui a accepté de lui administrer des hormones, et donc a pu accéder à des traitements hormonaux, mais la Sécu refusera ensuite de lui rembourser une opération qui coûte plusieurs milliers d’euros. Si la personne est précaire, cela va bloquer immédiatement sa transition, et aussi potentiellement l’empêcher du coup de décrocher un emploi, et de s’intégrer dans la société, parce qu’elle aura été bloquée en plein milieu. L’absence de remboursement des opérations empêche finalement les personnes de s’épanouir et crée une foule de problèmes annexes.

Avez-vous des revendications sur la question du changement d’état civil et des prénoms ?

La loi a changé en 2016 en matière de changement d’identité. Jusque-là, il fallait être stérilisé pour avoir le droit de changer d’état civil, ce qui était scandaleux. La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à ce sujet, comme la Turquie et d’autres pays. Depuis, les procédures sont plus simples. Néanmoins, pour changer d’état civil, il faut toujours passer devant un juge au tribunal de grande instance. Là encore, nous sommes tributaires de l’avis d’une personne extérieure. Pour le prénom c’est un peu plus simple, il peut se faire en mairie, mais là encore à l’appréciation de l’officier d’état civil, qui va estimer, selon l’apparence de la personne, qu’elle a le droit ou pas de changer de prénom. Du coup les refus peuvent provoquer des situations assez humiliantes. Concernant ces demandes de changement de prénoms, la loi impose de respecter les demandes des personnes autant que possible, et ne pas chercher à se baser sur des prescriptions médicales.

Avez-vous l’impression d’arbitraire de la part de juges ou d’agents de mairie, parce que leur subjectivité interviendrait par exemple ?

Au niveau des tribunaux, en ce qui concerne le changement d’état civil, l’esprit de la loi est plutôt bien respecté. Dans les mairies, c’est un peu différent, parce que les officiers d’état civil ne sont pas forcément sensibilisés à la question. Là, l’arbitraire est beaucoup plus fréquent. Chrysalide vient d’être sollicitée par une personne de 18 ans qui, bien qu’ayant été reconnue comme garçon dans son établissement scolaire, bien qu’ayant des preuves assez claires qu’il assume pleinement son identité, a essuyé le refus de la mairie. À la rentrée il va entrer dans une université avec un prénom et avec une identité féminine qui ne lui correspondent pas.

Avez-vous des moyens de recours ?

Oui, quand l’officier d’état civil s’oppose au changement, le dossier est transmis au procureur de la République qui donnera à son tour un avis. Cela prolonge la procédure, et rien ne dit que le procureur acceptera, même si j’ai bon espoir dans ce cas-là. Concrètement, il y a là un sujet pour la Métropole et ses communes. Au-delà des agents en charge de l’état civil, il y a tous les personnels en mairie et agents administratifs, qui vont accueillir la personne trans. Ils pourraient être sensibilisés : comment s’adresser à une personne trans, comment l’accueillir… Si je prends l’exemple d’un jeune garçon trans, il peut avoir de la poitrine parce qu’il n’aura pas encore commencé sa transition, et avoir de la barbe quand même parce qu’il aura commencé à prendre des hormones. Sa carte d’identité sera encore féminine quand il viendra à la mairie pour changer de prénom, ou pour toute autre raison (refaire sa carte d’électeur, etc.).  Pour que déjà les personnels ne tombent pas de leur chaise en voyant sa carte d’identité, cela suppose qu’ils soient sensibilisés au fait que ces personnes existent. Il importe ensuite que l’agent respecte l’identité choisie par la personne, qu’il ne s’évertue pas à dire « Madame », parce que cela est écrit sur la carte d’identité, alors que la personne se présente comme « Monsieur ». C’est un point très important dans le respect des personnes. Dans les Maisons de la Métropole, il peut y avoir beaucoup de personnels à former, dès lors qu’elles accompagnent socialement des personnes trans. Je ne sais pas quelles formes pourraient revêtir ces formations. Une solution pourrait aussi être un guide de bonnes pratiques pour les agents. Il y a quelques années, on avait demandé des subventions pour un livret destiné spécifiquement aux personnels administratifs que l’on n’a jamais réussi à obtenir.

Les personnes que vous recevez se sentent-elles souvent humiliées ?

Il existe différents moyens de respecter la personne, sans dire la civilité. Le respect de l’identité de la personne trans est absolument primordial, c’est vraiment la base, et c’est en réalité simple à respecter

Oui, très clairement. Une personne trans ne reviendra pas voir la personne qui l’a humiliée. Cela vaut pour les administratifs, cela vaut pour les médecins, cela vaut même dans le milieu associatif à vrai dire. Partout. Lors des élections, on doit montrer sa carte d’identité et si l’assesseur dit à haute voix : « Monsieur untel a voté », devant tout le monde, c’est vécu comme une humiliation publique. Des personnes trans vont assumer ces situations, d’autres non, et vont alors tout faire pour ne pas s’exposer à ce genre de situation. À titre personnel, je suis déjà tombée sur des assesseurs qui le disaient à voix basse, ou se contentaient de dire mon nom et mon prénom, ou qui disaient « a voté », simplement. Il existe différents moyens de respecter la personne, sans dire la civilité. Le respect de l’identité de la personne trans est absolument primordial, c’est vraiment la base, et c’est en réalité simple à respecter.

Comment se manifeste le non-respect ?

Une situation courante est que, face à une personne trans, la personne en face exprime différents sentiments : elle peut exprimer de la surprise, du dégout, ou éclater de rire en voyant sa carte d’identité… Les situations qui vont conduire une personne à se sentir humiliée sont extrêmement diverses. Mais l’humiliation est d’abord liée à un comportement. Ensuite, sur le plan purement administratif, il est humiliant pour une personne en cours de transition qui n’a pas encore changé son état civil, et qui va devoir du coup continuer à cocher « Monsieur » sur des formulaires alors qu’il se sent une femme, ou « Madame » alors qu’il se sent un homme. Il peut être compliqué aussi pour une personne en recherche d’emploi, ou de logement, de devoir présenter ses papiers officiels, alors qu’elle pas encore changé son état civil, et aura par exemple des papiers encore féminins. Il est compliqué et humiliant de remplir de tels papiers, et de les présenter ensuite. Ces problèmes ne peuvent être résolus qu’en facilitant le changement d’état civil.

Avez-vous des mesures précises des discriminations subies par les personnes trans ?

Cela fait partie de nos projets 2020. Avec une subvention de la Ville de Lyon, nous allons mettre en place un livret qui fait le point sur les différents outils législatifs sur lesquels les personnes peuvent se baser en cas de discrimination, et mettre en place une plateforme où les personnes pourront laisser des témoignages, pour que nous puissions avoir un genre d’observatoire des discriminations. Actuellement, nous avons juste des retours ponctuels de personnes qui viennent nous voir ou nous envoient des mails, mais on ne les centralise pas, contrairement à ce que peut faire SOS homophobie à une plus grande échelle. Nous aimerions pouvoir compter les discriminations. Cela n’a pas le même poids d’affirmer qu’on est discriminé, et de le montrer par des chiffres.

Comment se manifestent les discriminations ?

C’est varié. Il peut déjà y avoir des agressions, des agressions verbales, parfois physiques, avec des difficultés pour les personnes à aller porter plainte. Quand quelqu’un va vouloir aller porter plainte, il arrive que les flics lui disent : oui, bah vous vous êtes regardé, c’est normal qu’on vous insulte. Derrière il n’y a pas de dépôt de plainte. Souvent les personnes trans victimes d’agression n’osent pas aller porter plainte. Du coup il est important de sensibiliser les forces de police. C’est un des volets de la Convention de lutte contre les violences LGBTphobes co-signée par le Centre LGBTI+ [1].

Comme je le disais, les discriminations concernent beaucoup le rapport aux médecins. C’est un sujet très compliqué, pour lequel nous avons rencontré la HALDE quand elle existait. Compliqué, parce que des personnes trans sont absolument terrorisées par les médecins. Souvent elles nous font part de discriminations, mais ne veulent surtout pas témoigner ou porter plainte contre les médecins, par peur d’être bloquées ensuite dans leur transition. Il est donc difficile pour nous, en tant qu’association, d’agir pour faire avancer le monde médical. En tout cas, nous avons compris que ce ne serait pas par la plainte, c’est plutôt par l’éducation, en proposant des formations aux médecins, ce que nous faisons à Chrysalide.

 

[1] Cette convention pluriannuelle signée en février 2020 a engagé plusieurs signataires, dont le Préfet de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, les ministères de la Justice et de l’Éducation Nationale, la Métropole du Grand Lyon, les villes de Villeurbanne et de Lyon.

Ce rapport aux médecins rend-il fréquent le non recours aux soins chez les personnes trans ?

Oui, c’est très fréquent. Je prends l’exemple d’une personne qui nous a écrit il y a trois jours, elle nous disait qu’elle avait appelé une dizaine de médecins dans un rayon de 100 kilomètres autour de chez elle. Aucun n’a accepté de la suivre, elle a dû commander ses hormones sur internet. Elle écrivait « j’espère que vous aurez une solution à me proposer, sinon je continuerai par internet ». Il n’y pas de garantie sur le contenu des produits médicaux commandés sur internet, et il manque le suivi médical qui est primordial, en raison des effets secondaires des hormones. Il peut être dramatique pour la personne de ne pas avoir ce suivi.

Les personnes trans ont-elles plus généralement un rapport spécifique aux institutions ?

Là encore, il y a différentes situations. Chez une personne qui ne va pas rencontrer de problèmes particuliers, pour laquelle cela va être fluide, il n’y aura pas de souci. Chez une personne qui va en rencontrer, ce qui est bien plus fréquent, cela peut mener jusqu’au suicide. Il y a aussi des personnes qui, bien qu’en situation d’exclusion sociale, seront dégoutées de cette attitude de la part des institutions, et n’iront du coup pas voir d’assistante sociale, n’iront pas dans une Maison de la Métropole, ne feront pas appel à des aides. Parce qu’elles auront été habituées à ne pas être respectées par ces institutions. Ne pas inclure, de ne pas respecter les personnes dès le début, cela crée vraiment beaucoup d’autres problèmes. Il y a un effet boule de neige qui peut se traduire de différentes manières, par de la radicalité, par du rejet, finalement par différentes choses suivant les personnalités.

Vous parlez du suicide, est-il plus fréquent chez les personnes qui s’engagent dans une transition que dans le reste de la population ?

Oui, surtout chez les personnes qui auraient aimé s’engager dans une transition, ou qui vont subir de la transphobie et de la discrimination. Je donne un exemple qui me semble frappant. Il y a trois ans de cela, une situation nous avait été rapportée d’un élève, c’était une fille trans. Et elle était respectée en tant que fille par les autres élèves de son lycée, ça se passait très bien. Mais le proviseur n’était pas du tout de cet avis. Il a exigé qu’elle arrête de s’affirmer comme étant une fille, qu’elle arrête d’utiliser un prénom féminin. Il est allé jusqu’à exiger qu’elle fasse des excuses publiques à la classe pour dire : « voilà, je suis désolée d’avoir fait ça, ce n’est pas vrai, en fait je suis un garçon ». Cet élève n’est jamais retourné en cours depuis, et nous n’avons plus aucune nouvelle. Je ne sais pas si elle s’est suicidée, mais c’est typiquement le genre de situation qui peut amener un mineur à commettre cet acte. Ce qu’elle a subi, c’est juste monstrueux, c’est inhumain. Je ne sais pas quels ont été les préjugés du proviseur sur la question, sans doute n’imaginait-il pas qu’il était possible d’être trans en étant si jeune… Encore une fois, cela dit l’importance de la sensibilisation.

Quand Chrysalide est alertée d’une telle situation, pouvez-vous intervenir ?

Ce qu’on constate, c’est que les situations de discrimination sont avant tout générées par des situations d’ignorance, et pas de réelle transphobie

Cela dépend déjà de qui nous sollicite. Dans l’exemple que je viens de donner, c’est un ancien prof qui nous en a parlé un an après que les faits se soient déroulés, donc on n’avait pas de moyen d’action. Heureusement ce n’est pas le cas le plus fréquent. En général, Chrysalide est contactée directement par les personnes concernées, quand elles vivent un problème, et généralement, ça se passe plutôt bien. Ce qu’on constate, c’est que les situations de discrimination sont avant tout générées par des situations d’ignorance, et pas de réelle transphobie. Quand c’est uniquement de l’ignorance, on peut agir. Les personnes peuvent être de bonne volonté, être sensibilisées sur le sujet, c’est souvent la situation qu’on rencontre. C’est plutôt chouette, parce qu’on peut vraiment expliquer aux gens comment se comporter de manière plus respectueuse, comment faire évoluer les pratiques, et généralement ça se débloque. Tout le monde ressort alors par le haut de ce genre de situation. A l’inverse dans les cas d’hostilité marquée, les moyens d’action sont limités.

Voyez-vous d’autres grands sujets ?

La situation des personnes trans prostituées, des personnes racisées, et des personnes incarcérées fait l’objet de préoccupation des associations. Cette dernière question est très compliquée pour les personnes trans. Une femme trans qui se fait emprisonner va souvent être dans une prison pour hommes. Cela occasionne des viols, et du chantage aux hormones de la part des gardiens. La situation des personnes trans incarcérées en France n’est pas du tout enviable.

Pensez-vous que les personnes trans peuvent être bien représentées par des associations LGBT ou féministes ? Et plus largement, qu’elles peuvent l’être par des personnes qui n’ont pas la même identité ?

Il est compliqué de répondre à ces questions dans l’absolu. La Fédération Trans et Intersexes (FTI), qui regroupe treize associations en France, dont Chrysalide, s’est créée il y a trois ans, précisément par opposition au collectif Inter-LGBT, qui est un collectif parisien d’associations, et porte auprès des ministères les revendications LGBT. Le problème c’est que dans l’Inter-LGBT, les personnes trans sont ultra minoritaires. Et sur les questions du changement d’état civil, des remboursements, et bien d’autres, l’Inter-LGBT avait des positions très peu avant-gardistes, et pas du tout raccord avec celles des associations trans. La FTI, s’est créée justement pour renforcer la parole des associations trans, pour qu’on puisse porter nos revendications de manière plus claire. Donc, oui, je considère que des associations qui ne sont pas spécifiquement trans, ne peuvent pas, aussi bien que nous, être sensibilisées sur les questions et les enjeux qui concernent les personnes trans. Et elles ne sont pas forcément légitimes pour porter des revendications, encore plus quand leurs propres revendications sont contradictoires avec celles des associations trans.

Vos propos laissent entendre qu’il est indispensable que les personnes trans puissent se faire entendre, c’est bien cela, même si dans l’Inter-LGBT, il y a le T de Trans ?

Des personnes homosexuelles n’ont pas besoin d’aller voir d’endocrinologue, n’ont pas besoin d’avoir des opérations, n’ont pas besoin d’aller voir des psychiatres, elles ne vivent pas les mêmes discriminations avec la carte d’identité... Il y a vraiment beaucoup de spécificités, c’est vraiment très différent à vrai dire. Donc bien sûr que si l’Inter-LGBT avait porté strictement les revendications des associations trans, il y aurait eu moins de besoins. Il n’empêche que concrètement, cela n’aurait pas été possible, parce que de manière pratique, l’Inter-LGBT ne peut pas passer son temps à ne parler que des questions trans, tant il y a d’autres sujets, et parce qu’ils ne peuvent pas maitriser aussi bien que les associations trans ces questions-là. Pour cette raison précise, à FTI, on a fait le choix de ne parler que des questions trans et intersexes pour vraiment se concentrer sur ces points-là.

Quelles sont les associations avec lesquelles vous collaborez régulièrement ?

Au-delà du Centre LGBTI+, on travaille beaucoup avec plusieurs centres du Planning Familial. Celui de Lyon-Villeurbanne devrait par exemple commencer à suivre des personnes trans en 2021. C’est bien, parce que les gynécologues ont le droit de prescrire des hormones, y compris aux personnes trans, ce qui serait une alternative pour pallier aux difficultés rencontrées avec les endocrinologues, d’autant plus que le Planning est bien implanté (Lyon, Bourgoin-Jallieu, Villefontaine, Saint-Etienne, Grenoble, Annecy...). Il y a une demande assez forte du Planning de s’emparer des questions qui touchent les personnes trans. C’est plutôt chouette comme dynamique.

Et quelles seraient les associations ou acteurs que vous sentez vraiment hostiles, ou qui sont contre vos positions ?

Avant qu’il y ait le mariage pour tous, on avait des oppositions, mais c’était très anecdotique. Concrètement, à chaque fois qu’on déposait un dossier de subvention à la Ville de Lyon, certains élus du 2ème arrondissement montaient au créneau. En particulier je retiens une phrase parce qu’elle est assez frappante : une élue a pu dire que Chrysalide portait l’idéologie (elle parlait de la théorie du genre) la plus dangereuse qui ait existé pour l’humanité ! C’était anecdotique, et ça nous faisait plutôt marrer à l’époque. Après il y a eu le mariage pour tous, et surtout, la manif pour tous. Des associations se sont construites autour d’une opposition au mouvement LGBT. Et des discours qui étaient de l’ordre de l’anecdotique sont devenus beaucoup plus fréquents. On sent au fil des années une opposition de plus en plus fréquente dans la société. Des choses sont plus compliquées à faire maintenant. Nous avons réalisé il y a 4-5 ans un livret, destiné aux enfants de 3-5 ans, issus de la PMA dans un couple dont le père est trans. Pour ce livret, nous n’avons pas demandé de subvention, parce qu’on savait que personne ne nous l’accorderait. Alors que cinq ou dix ans plus tôt, on aurait eu cette subvention de la part de la Région ou de la Ville de Lyon.

Pourquoi ? Parce que la transidentité est devenue un sujet clivant dans la société ? Parce que les personnes trans sont devenues plus visibles ?

La société évolue de manière assez réactionnaire, avec une banalisation de certaines idées de l’extrême droite, une « zemourisation » des esprits

Mon sentiment est que la société évolue de manière assez réactionnaire, avec une banalisation de certaines idées de l’extrême droite, une « zemourisation » des esprits. Il y a toute une parole plutôt hostile qui se libère depuis quelques années et qui se diffuse. Ce que les gens pouvaient penser il y a quelques années mais qu’ils gardaient pour eux, ils osent maintenant assez facilement l’exprimer, des propos qui auraient été perçus comme irrespectueux ne paraissent pas grave à dire. On a l’impression qu’un mouvement contestataire s’est construit, à qui on donne plus facilement la parole dans les médias. Donc oui, il y a plus de visibilité sur la transsexualité, mais encore plus de visibilité pour les opposants. Les radicales féministes sont typiquement des personnes dont la parole est davantage diffusée que celle des personnes trans.

Vous exprimez le sentiment que la société évolue dans un sens réactionnaire, mais à l’inverse, les associations qui défendent la conception traditionnelle de la famille pensent qu’une tendance de fond déconstruit ce modèle, et elles en souffrent.

La différence fondamentale entre les personnes qui sont dans ces associations et nous, c’est qu’elles se sentent atteintes dans leur vision du monde, là où nous sommes atteints par ces personnes dans nos existences même. Le fait qu’il y ait encore quatre ans de ça, il fallait qu’on soit stérilisé pour pouvoir changer d’état civil, ce n’est pas anodin. Encore aujourd’hui, on ne peut pas conserver nos gamètes, pour en bénéficier après. Il très compliqué pour des personnes trans d’avoir des enfants. Ce ne sont vraiment pas du tout les mêmes enjeux. Nous on essaye d’exister tout simplement, là où eux essayent juste d’imposer leur vision du monde.