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Périurbain, accès à la propriété et déclassement

Interview de Anne Lambert

sociologue et chargée de recherche à l'INED

<< On a parfois une vision un peu ethno-centrée du cadre périurbain >>.

Anne Lambert est sociologue, chargée de recherche à l’Insitut National d’Etudes Démographiques (INED), où elle est co-responsable de l'unité Mobilité Logement Entourage (UR6) ; elle est par ailleurs chercheuse associée au Centre Maurice Halbwachs (unité mixte du CNRS, de l'EHESS et de l'ENS), et enseigne la sociologie urbaine à SciencesPo Paris. Ses principaux sujets de recherche portent sur les inégalités sociales liées aux politiques de logement (accession à la propriété, logement social), ainsi que sur les travailleurs en grande mobilité (hôtesses, stewards, pilotes). Elle est aussi notamment l’autrice de plusieurs ouvrages, dont notamment : “Tous propriétaires ! L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.

 

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Date : 10/05/2018

Le périurbain semble aujourd’hui pâtir d’une image relativement dépréciée, contrairement à un certain “âge d’or” du pavillonnaire après-guerre. Comment l’expliquez-vous ?

Il faut rappeler que le périurbain, c’est d’abord une catégorie statistique de l’INSEE qui répond à une définition très précise en termes de taux d’emploi, de distance au centre, e

Le tissu pavillonnaire a longtemps été perçu comme un lieu résidentiel attractif, situé à proximité des grandes villes mais néanmoins à la campagne. Le périurbain était perçu comme une étape sur le chemin de l'ascension résidentielle et sociale. Mais on a progressivement changé de paradigme. Dans les années 80, il y a eu un “trou” de la recherche sur le développement périurbain, parce qu’on s'intéressait à d’autres choses  à ce moment-là. Et depuis les années 2000 c’est l’inverse : le périurbain est un peu devenu la “bête noire”, le territoire qui pose problème, déqualifié, qui vote FN, etc. On a une complète inversion d’image. Les territoires périurbains paraissent moins dynamiques. Ils sont assimilés, en quelque sorte, à des territoires relégués. C’est un débat qui est d’ailleurs très idéologique, très politique.

Il faut rappeler que le périurbain, c’est d’abord une catégorie statistique de l’INSEE qui répond à une définition très précise en termes de taux d’emploi, de distance au centre, etc. Selon ces critères, c’est quand même à peu près un quart de la population française qui y réside. Cela fait du monde, si on regarde en stock ! Les approches locales sont importantes aussi. Il y a des périurbains qui sont tout à fait aisés, qui s’en sortent bien, et puis il y a effectivement des dynamiques plus larges de déqualification et/ou de paupérisation. Cela reste moins visible parce que c’est plus isolé. Mais il y a donc une précaution à prendre quand on s'intéresse au périurbain : de quoi parle-t-on ? quel territoire et quelle population  désigne-t-on avec le mot “périurbain” ?

Vous avez mené plusieurs études de terrain auprès des populations vivant en milieu périurbain. Quels en sont les principaux enseignements ?

Les territoires constituent les lieux privilégiés de l’accession à la propriété des ménages modestes, ouvriers et surtout employés peu ou pas qualifiés des grandes agglomérations, qui travaillent dans les centres commerciaux de banlieue, dans les grandes surfaces, dans les centres logistiques, les centres pénitentiaires…

La première chose à envisager, c’est la diversité de ces territoires-là : il n’y a pas “un” périurbain, mais bien “des” périurbains. Et cela vaut aussi pour les ménages périurbains : il y a des populations locales qui sont là de longue date, et puis il y a des mobilités entrantes et sortantes – j’ai surtout travaillé sur les populations entrantes. : qui sont les nouveaux ? Qu’est-ce qui fait qu’on s’installe dans le périurbain ? Comment se retrouve-t-on dans ces territoires ? Est-ce dû à des effets de proximité ? à des contraintes budgétaires ? à des effets de saturation du parc HLM ou locatif dans les grandes agglomérations voisines ? Sont-ce des effets d’orientation par les filières de logements et de crédit ? etc.

Deux tendances sont ressorties de ces travaux. La première, c’est que ces territoires constituent les lieux privilégiés de l’accession à la propriété des ménages modestes, ouvriers et surtout employés peu ou pas qualifiés des grandes agglomérations, qui travaillent dans les centres commerciaux de banlieue, dans les grandes surfaces, dans les centres logistiques, les centres pénitentiaires… Bref, une partie des emplois de service non qualifiés s’installent là. Et s’ils s’installent là, ce n’est pas seulement parce qu’ils rêvent de devenir propriétaires, mais parce que le relogement dans les secteurs qualifiés du parc HLM est bouché. Par exemple, vous habitez Vaulx-en-Velin ou Clichy-sous-Bois, et vous voulez aller dans un segment du parc HLM plus qualifié : eh bien il y a une liste d’attente très longue, donc les gens essayent ailleurs. C’est important de comprendre ce discours aussi. Ce n’est pas une histoire de fuite ! Il y a des ménages qui disent : “Si je pouvais être dans un HLM en France, je serais bien, mais je ne peux pas, il y a trop de liste d’attente ou le loyer que l’on me demande en ville est trop élevé, donc c’est aussi avantageux pour moi de partir en accession”. L’accession à la propriété apparaît ainsi comme une réponse individuelle à la crise du logement. C’est donc la première tendance identifiée : l’accès à la propriété de ménages qui disposent de prêts aidés et qui viennent non pas par fuite des quartiers, mais par difficulté de relogement dans d’autres filiales dans les grandes agglomérations.

La deuxième tendance, qui a d’ailleurs été sous-estimée, c’est qu’une part importante de ces accédants est issue de l’immigration, et ce n’est pas seulement des secondes générations. Ce ne sont pas les enfants d’immigrés issus de la décolonisation des années 60. Ce sont aussi des primo-migrants qui sont arrivés en France il y a 10 ou 15 ans. Ils ne sont pas pauvres, ils ne sont pas précaires, ils ont des petits moyens et ils cherchent à acheter par des filières privés du logement pour éviter les files d’attente et la discrimination dans le recrutement du parc public de logement. Ils achètent donc dans un marché où il y a moins de barrières à l’entrée. Quand vous achetez sur plan ou dans le neuf, ce n’est pas comme acheter dans l’ancien ; il n’y a pas la liste d’attente du parc HLM. C’est donc la deuxième tendance : une part importante des entrants sont des ménages originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, de Turquie ou de l’immigration asiatique, etc. C’est important, car cela signifie qu’il n’y a pas que des flux d’entrants de français d’origine française.

Ces deux tendances amènent à réfléchir sur ce que l’on sait de ces territoires périurbains, à se demander pour quels publics on bâtit. D’ailleurs, ces gens-là ne parlent pas de “périurbain”. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’ils ne valorisent pas “ la campagne”. Ce ne sont pas les aménités paysagères, l’écologie et le chant des oiseaux qui les enthousiasment, mais à leurs yeux c’est d’abord un cadre de vie résidentiel, calme pour les enfants, loin des dispositifs prioritaires de la ville (les ZEP, REP pour les écoles…). Leurs choix résidentiels ne sont pas fixés ou constitués a priori : ils évoluent au gré des opportunités / système de contraintes qu’ils perçoivent du marché. “On vient d’un bâtiment HLM assez ancien qui tarde à être rénové, ou d’un logement locatif privé qui est un peu insalubre ou autre. Au moins là, on achète une maison, c’est propre, c’est nouveau, c’est moderne”. Ils ne disent pas : “Je vais à la campagne”. Les chercheurs, les journalistes, les médias, etc., on a parfois une vision un peu ethno-centrée du cadre périurbain, en se disant “C’est super, il faut laisser les gens aller vivre à la campagne”. Ce n’est pas le discours qui prime chez ces populations.

Comment expliquez-vous que l’hétérogénéité des ménages périurbains soit finalement si mal connue ? Vous avez notamment parlé d’un “trou” dans la recherche académique, dans les années 80. Quelles en sont les raisons ?

On a du mal à imaginer tous les interstices, toutes les déclinaisons qu’il y a entre la location et l’accession - location aidée, accession aidée…

Il y a deux éléments. Premièrement, on n’a pas trop regardé ces territoires parce qu’ils ont quand même été en déclin pendant une vingtaine d’années (à partir du milieu des annes 1980). De surcroît, en France, la production scientifique, médiatique ou intellectuelle au sens large, se fait essentiellement dans les grandes villes, et par des gens qui vivent dans les grandes villes.

Par ailleurs, il faut aussi prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un sujet saturé de discours politiques, de discours produits par de groupes de pression, etc. Sans faire de théorie du complot, il faut rappeler que le bâtiment et le secteur du logement sont organisés en grandes fédérations professionnelles qui produisent des discours très puissants. La Fédération Française du Bâtiment, l’Union Nationale des Constructeurs de Maisons Individuelles, etc., ce sont autant de structures qui sont organisées, avec leurs think-tanks… Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais dans tous les cas ils produisent des discours qui sont très largement intéressés, très idéologiques, alors que l’on sait qu’il est très difficile de saisir les trajectoires et les choix résidentiels des ménages. Demander aux ménages “Vous préférez l'accession à la propriété ou l'accession à la location ?”, même sur un sondage sur 1000 individus, ça n’a aucun sens. C’est comme leur demander “Vous préférez gagner au loto ou pas gagner au loto ?”.  Il faut indexer ces trajectoires aux conditions matérielles de vie, au lieu de travail, au niveau de revenus, etc. Si le sujet est saturé d’enjeux et de discours idéologiques, c’est parce qu’il y a des intérêts économiques assez importants derrière. La construction de maisons, ce sont des emplois non-délocalisables - c’est un discours politique que l’on entend facilement. Mais dans ce cadre, on finit par moins s'intéresser moins aux conditions de logement des ménages qu’aux activités économiques que cela draine… Alors effectivement, on n’a peut-être pas bien regardé ces tendances.

De plus, les discours des fédérations professionnelles sont structurés sur un clivage politique ancien entre propriétaires/locataires censé recouper le clivage droite/gauche. On a du mal à imaginer tous les interstices, toutes les déclinaisons qu’il y a entre la location et l’accession - location aidée, accession aidée… Quand vous achetez une maison avec des aides de l’État, vous n’êtes pas dans les mêmes filières de crédit que les autres – vous dépendez de banques et de guichets qui sont historiquement liés à l’Etat, qui sont parfois d’anciennes structures publiques ; vous n’êtes pas dans le circuit des banques commerciales classiques. La production de connaissances ne s’est pas vraiment intéressée à ces subtilités.

 

Vous avez notamment observé des formes d’isolement dans certains ménages périurbains, notamment chez les femmes. Comment la sociologie aborde-t-elle ces phénomènes ?

Une caissière ou une surveillante de prison, qui s’éloigne de 30 kilomètres de son lieu de travail, parvient difficilement à faire face aux coûts liés à cet éloignement à terme -  par exemple s’il y a des horaires de nuit, de week-end, des horaires décalés qui ne sont pas adaptés à l’offre locale de transport ou de garde périscolaire…

On a tendance à avoir une approche sectorielle des politiques publiques comme des projets de recherche   : il y a ceux qui travaillent sur le logement, sur l’emploi, sur l’école, etc.,  comme si c’était des sujets autonomes les uns des autres. Or, on comprend mieux les choix et les trajectoires d’accès à la propriété si on les articule avec les trajectoires professionnelles des couples de bi-actifs qui s’endettent pour devenir propriétaires (car statistiquement, la primo-accession concerne principalement des couples bi-actifs). Il faudrait plus d’études sur les liens entre accession à la propriété et les trajectoires d’emploi des femmes et des hommes qui achètent. Je dis volontairement “des femmes et des hommes” parce qu’il faut regarder à une échelle plus fine que celle du ménage. On ne sait pas encore bien analyser les arbitrages résidentiels au sein du ménage : est-ce qu’ils s’installent là pour être plus près de l’emploi de la femme, de celui de l’homme, à mi-chemin entre les deux ? Ce que mon travail montre, ce sont  des trajectoires de sortie de l’emploi salarié ou de précarisation du rapport à l’emploi des femmes peu qualifiées qui travaillent dans le tertiaire. Une caissière ou une surveillante de prison, qui s’éloigne de 30 kilomètres de son lieu de travail, parvient difficilement à faire face aux coûts liés à cet éloignement à terme -  par exemple s’il y a des horaires de nuit, de week-end, des horaires décalés qui ne sont pas adaptés à l’offre locale de transport ou de garde périscolaire… L’éloignement est aussi coûteux en termes d'essence, de voiture, d’assurance, etc. Il peut donc y avoir des renoncements progressifs à l’emploi salarié. Cela peut se traduire par congé maternité, d’abord, puis un congé parental, et finalement on ne retourne pas sur le marché du travail… Ou bien on se dit que l’on va monter une petite activité de nourrice, de garde à domicile, sauf que ce n’est pas toujours rémunérateur et/ou satisfaisant en termes d’insertion sociale pour ces femmes-là.

 

Malheureusement, il n’y a pas encore beaucoup d’études macro-économiques sur les liens entre taux de propriétaire et taux de chômage dans les économies riches. Cela serait pourtant intéressant… Il y a eu une étude récemment qui montrait que lorsque le nombre de propriétaire augmente en France, le marché du travail est moins fluide et cela se paie en point de PIB. Les trajectoires d’accession dans le périurbain rigidifient de fait un peu le parcours résidentiel des ménages parce qu’on ne revend pas facilement un logement dans ces zones, il y a des frais de mutation importants, le marché est assez rigide, donc on ne bouge pas facilement. Alors que, dans le même temps, les conditions d’emploi sont plus instables, plus précaires, et nécessiterait plus de flexibilité dans les lieux de vie pour un certain nombre d’entre eux. C’est pour cela qu’il ne faut pas raisonner en terme de politique sectorielle (le logement d’un côté, l’emploi de l’autre), mais bien observer les liens entre les deux.

De même, la question de l’endettement semble se poser chez certains ménages, notamment en raison de surcoûts non identifiés lors de l’achat du logement. Comment cela s’explique-t-il ? Quelles sont les conséquences pour les personnes concernées ?

Quand on regarde l’ensemble des dépenses directes et indirectes liées au logement, on trouve plein de postes de dépenses qui se rajoutent au coût du crédit : l’équipement d'un second véhicule, l’essence, l’assurance de la deuxième voiture, le chauffage ou l’eau chaude

Il faut d’abord rappeler un élément : en France, on a très peu de dossiers de surendettement administratif, c’est-à-dire des dossiers qui remontent à la Banque de France pour motif immobilier. C’est en réalité moins de 10% des dossiers enregistrés à la Banque de France. Cela signifie qu’on sait assez bien “prévenir” les situations de surendettement en France. Pour autant, et c’est le point que je souligne dans mes travaux, le niveau d’endettement “vécu”, c’est-à-dire l’effort budgétaire global perçu au quotidien dans le budget, est très élevé et dépasse toujours largement le seuil de 30% d’endettement que calculent les banques pour accorder les crédits (i.e. selon cette règle prudentielle, la mensualité du crédit ne doit pas excéder 33% des revenus mensuels des ménages). De fait, quand on regarde l’ensemble des dépenses directes et indirectes liées au logement, on trouve plein de postes de dépenses qui se rajoutent au coût du crédit : l’équipement d'un second véhicule, l’essence, l’assurance de la deuxième voiture, le chauffage ou l’eau chaude (par exemple, s’il était collectif quand ils étaient en HLM, d’un coup il y a un montant de facture supplémentaire, et ainsi de suite). Il s’agit de dizaines d’euros, mais des dizaines d’euros cumulés c’est énorme sur des budgets serrés. Donc ils ne sont pas surendettés au sens administratif du terme, mais concrètement ils compriment les dépenses de loisirs, de vacances, d’alimentation, etc., afin de rentrer dans les frais. Ce qui ressort dans nos travaux, c’est que les parents réduisent  d’abord leurs propres dépenses de vacances et d’habillement en premier. Les enfants viennent en deuxième : cela ne les touche pas tout de suite, mais on réduit progressivement la voilure des activités périscolaires. Le club de foot, par exemple, ça coûte 100 euros à l’année, donc on ne va pas y inscrire l’enfant si le budget se resserre trop. On réduit aussi les allers-venues avec la famille, les amis. Ce sont des stratégies d’ajustement des dépenses pour pouvoir faire face aux frais de crédit et plus, largement du nouveau logement,. Ce poids économique du logement crée un sentiment d’insécurité financière très fort. Ils ne sont pas surendettés au sens administratif, mais ils ont toujours peur de le devenir, de tomber dans le surendettement suite à une période de chômage…

 

Il faut aussi revenir sur la méconnaissance supposée des dispositifs de crédit et d’endettement. Il y a un discours très français qui consiste à dire, à propos de ces ménages modestes : “Ils ne connaissent rien aux prêts, aux crédits, ils veulent s’endetter à tout prix…”. En réalité, c’est l’inverse. Ils craignent l’endettement immobilier. Les banquiers et les intermédiaires du logement font plutôt un travail de réassurance en leur disant : “Le crédit ça va être comme le loyer, le même montant, la même mensualité”... Alors ils s’engagent dans cette trajectoire d’endettement. Pourtant, ce qu’on observe, c’est leur difficulté à dire concrètement quelles sont les conditions de prêt, quelles échéances, à lire le tableau d’amortissement, etc. Certes ces ménages ont une plus grande distance au calcul mathématique et aux techniques institutionnelles de crédit ; mais ce que mes travaux montrent, c’est surtout que leur plan d’endettement est structurellement plus complexe. Leur plan d’endettement est fait de prêts aidés, de prêts classiques, auxquels s’ajoutent parfois des aides locales, etc… ce qui donne des montages particulièrement complexes. Quand on leur demande de parler de leur crédit, on se rend compte qu’il est très difficile pour eux de dire, de décrire et même de lire les contrats de crédit dont ils disposent. L’État et les politiques publiques font attention à mieux informer, mais cela reste complètement abscons.

Outre ces aspects sociaux, la question électorale revient souvent dans le débat public lorsque l’on parle des territoires. Est-ce qu’il existe un “vote barbecue” d’extrême-droite, comme on a pu parfois le lire ?

Ce que montre la chercheuse Violaine Girard, c’est qu’il ne s’agit pas majoritairement de racisme ou de xénophobie, mais plutôt d’un effet des trajectoires de déclassement dans des territoires en désindustrialisation où les ménages n’ont pas tellement de perspectives professionnelles.

Est-ce qu’il y a une réalité du vote FN dans ces territoires ? Oui, c’est indéniable. Sur les élections locales c’est plus compliqué de juger, car c’est souvent apolitique dans les petites communes, où on est sur des logiques moins partisanes. Mais dans les élections nationales, on observe quand même une progression du vote FN. Ce que montre la chercheuse Violaine Girard, c’est qu’il ne s’agit pas majoritairement de racisme ou de xénophobie, mais plutôt d’un effet des trajectoires de déclassement dans des territoires en désindustrialisation où les ménages n’ont pas tellement de perspectives professionnelles. Cela renvoie au débat en science politique entre deux lectures du vote FN : un vote raciste, et des lectures plus classistes, liées aux trajectoires sociales et au sentiment de déclassement des ménages. Par ailleurs, il y a dans les territoires périurbains une forte concentration d’indépendants, qui constitue un groupe professionnel qui vote proportionnellement plus pour le FN. En ce sens, il faut bien différencier le vote FN d’ouvrier, d’employé, d’indépendant, etc. Disons en tout cas que la lecture qui associe “Périurbain = Vote FN”, en somme la lecture spatialiste du vote, est très réductrice et ne permet pas de comprendre les logiques sociales de ce vote.

Plus largement, on a longtemps associé le patrimoine immobilier, et donc les propriétaires, à un vote conservateur ; à l’inverse, la location et le locatif HLM ont été longtemps associés à la gauche. Cette lecture est en réalité assez réductrice, et on le voit très bien dans les trajectoires des ménages que j’ai suivis. Dans les terrains où j’ai enquêté, il y en avait qui accédaient pour la première fois à la propriété à 50-52 ans. Mais on ne se met pas à voter à droite parce qu’on achète un pavillon dans le périurbain à 52 ans ! C’est important de le souligner parce qu’il y a beaucoup de travaux économétriques qui ont modélisé dans les années 1980 “l’effet patrimoine” sur le vote. Or, cela dépend aussi des moments d’accession à la propriété, de la position dans le cycle de vie et dans la trajectoire résidentielle des ménages. Les effets du statut résidentiel sur la socialisation politique (et plus largement sur l’image que l’on a de sa place dans l’espace social) ne sont pas aussi forts quand on a cinquante ans que lorsqu’on accède tôt à la propriété. Or, la bipolarisation du marché immobilier, liée au creusement des inégalités économiques depuis le début des années 2000, s’accompagne d’un recul de l’âge au premier achat des ménages modestes, au contraire des tendances observées dans les milieux aisés. La propriété n’a donc pas un effet mécanique en soi !