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Le périurbain : un milieu en perpétuelle évolution

Interview de Marc Dumont

professeur en urbanisme à l'Université de Lille

<< On continue à fonctionner par couronnes, mais la réalité n’est pas couronnée >>.

Marc Dumont est Professeur des Universités en urbanisme à l’Université de Lille. PhD en géographie urbaine, il a été chercheur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, puis huit ans enseignant-chercheur à l’Université Rennes 2. Il est co-rédacteur de la revue internationale de sciences sociales, EspacesTemps.net. Spécialiste des politiques urbaines, directeur de recherche pour le PUCA, ses travaux portent également sur le développement territorial et les périphéries urbaines. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages personnels dont, avec Emmanuelle Hellier : “Les nouvelles périphéries urbaines”, Presses universitaires de Rennes, 2010

 

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Date : 01/03/2018

Ces dernières années, la question périurbaine semble connaître un regain d’actualité dans le débat public. En tant que chercheur sur le sujet, quel regard portez-vous sur cette tendance ?

Il y a plusieurs facteurs explicatifs. En grossissant un peu les choses, on peut dire que 80% de la population vit aujourd’hui en périphérie. Il faudrait évidemment nuancer, regarder de façon plus précise ce qu’on appelle “périphérie”, mais c’est quand même un phénomène majeur : globalement, la population habite massivement en périphérie, et cela à l’échelle mondiale. Il faut désormais se faire à l’idée que l’essentiel de la vie quotidienne se passe en périphérie. D’ailleurs, il est intéressant de voir comment ce thème est récurrent dans la culture populaire, par exemple au cinéma ou dans les séries américaines.

Avec un certain nombre de chercheurs, vous proposez une autre approche du périurbain que celles habituellement usitées, notamment en termes de catégorisation des espaces. Quels sont les typologies que vous proposez ?

Le point de départ de cette réflexion, c’est que l’urbain est généralisé aujourd’hui : le monde est sous condition urbaine, pour le meilleur comme pour le pire

Je suis tout à fait conscient de l’intérêt des catégories statistiques de l’INSEE, mais je pense qu’on peut leur ajouter un autre niveau de lecture. C’est le sens de mes travaux, de montrer qu’il y a des systèmes articulatoires plus complexes. Les catégories sur lesquelles on raisonne actuellement - métropole / périurbain / périphérie -, sont certes efficaces, mais elles nécessitent d’être mises à jour. On raisonne encore trop sur une distinction ville/campagne qui n’existe presque plus aujourd’hui.

Le point de départ de cette réflexion, c’est que l’urbain est généralisé aujourd’hui : le monde est sous condition urbaine, pour le meilleur comme pour le pire. Cependant, la distribution de l’offre urbaine, n’est pas similaire partout. Elle est fortement différenciée, et l’opérateur majeur de cette différenciation, c’est la mobilité, ainsi que son accessibilité. On peut donc distinguer trois grands types de situations, conditionnées par le couplage entre la morphologie et la mobilité :

-          l’hyperurbain, c’est “la ville à portée de main”

-          le suburbain, c’est le territoire “en bord de ville” (même si c’est évidemment un petit peu plus complexe que ça). C’est un espace d’articulation, qui génère un mode de vie articulant à la fois la proximité à l’hyperurbain, mais aussi différents systèmes de mobilité. L’individu suburbain est quelqu’un d’assez réticulaire ; le cœur de l’articulation suburbaine, c’est d’avoir accès à des réseaux de transports en commun tout en se plaçant un peu en retrait.

-          enfin, le périurbain, c’est la séparation ; il y a un vrai effet de seuil, de façon subie ou choisie, parce que l’on ne peut plus se loger en ville ou parce qu’on souhaite se passer de la ville dense.

A chaque fois que je dois travailler sur les périphéries, je m’appuie sur cette différenciation-là. Elle est très opératoire. Avec d’autres chercheurs, nous avons réalisé des cartographies basées sur cette structure couplant densité et mobilité. Cela produit des cartes très différentes du schéma radioconcentrique – dont la prégnance chez les acteurs me fascine d’ailleurs toujours autant. On continue à fonctionner par “couronnes”, mais nos cartes montrent que la réalité n’est pas “couronnée” (sic), qu’elle est beaucoup plus complexe que ça. On a des personnes qui peuvent habiter à 50 kilomètres de l’hypercentre, et être plus accessibles que des personnes situées à 10 kilomètres…

Il y a donc des situations périphériques multiples, mais qui sont essentiellement déterminées par l’accès aux réseaux de transport en commun. On l’a notamment montré dans nos travaux de recherche sur la mobilité alternative à Rennes et dans d’autres territoires de l’Ouest. Par ailleurs, quand on travaille avec les entreprises, on s’aperçoit qu’elles ont complètement intégré cette catégorisation. J’avais par exemple rencontré un distributeur de matériel informatique, dans le cas d’une enquête auprès des acteurs économiques du territoire rennais, et j’avais été frappé de découvrir qu’après s’être d’abord localisé en hypercentre, il allait à présent relocaliser ses points de retrait dans le suburbain. Le suburbain est donc une catégorie qui résonne pour les acteurs économiques, même s’ils ne l’appellent pas exactement ainsi.

Au-delà de l’articulation avec les systèmes de mobilité, quels sont les autres opérateurs qui peuvent intervenir dans la différenciation des territoires périurbains ?

Ce ne sont pas du tout les mêmes thématiques, et l’approche radioconcentrique ne permet pas forcément d’observer ça finement, tout comme l’englobement sur “ le” périurbain.

Il faut aussi prendre en considération que les dynamiques démographiques des communes, qui peuvent être très différentes d’un espace à l’autre et qu’on oublie souvent dans les débats très généraux sur les territoires. Il y a des territoires qui sont dans des dynamiques de croissance, et d’autres clairement de décroissance. C’est un mot avec lequel les élus locaux ont beaucoup de mal, en particulier dans le périurbain. Je préfère le terme de “recomposition”, avec d’un côté une périurbain de croissance (dans l’Ouest), de l’autre un périurbain de recomposition. Dans les agglomérations de Dunkerque ou de Saint-Etienne par exemple, une partie des habitants partent des centre-villes, et vont habiter en périphérie mais en valeur absolue perdent des habitants. A l’échelle du territoire dans son ensemble, ce sont donc des territoires en décroissance, qui perdent des habitants chaque année ; mais à l’échelle de certaines communes en périphérie, on observe des territoires en recomposition. Ce ne sont pas du tout les mêmes thématiques, et l’approche radioconcentrique ne permet pas forcément d’observer ça finement, tout comme l’englobement sur “ le” périurbain. Elle permet certes d’unifier les solutions, mais on ne peut pas raisonner sur tous les territoires avec un modèle de croissance similaire. On ne peut pas  avoir le même logiciel pour aborder la question des périphéries. Et ça ce n’est pas évident : il y a un vrai travail à faire au niveau des représentations.

Intégrer la décroissance est un sujet difficile ! Il y a une superbe démarche qui a été faite par un architecte-urbaniste à Tokyo, qui visait à restructurer l’urbanisation le long des voies de transports densifiées, en raisonnant sur des modèles complètement différents que le modèle radioconcentrique. L’une des propositions était qu’à chaque fois qu’il y avait un décès dans une maison du périurbain isolé, on fermait la maison et on re-localisait les personnes du foyer à proximité des voies de transports. C’était volontairement très prospectif, évidemment, mais cela décrit une tendance générale. A l’échelle du globe, on n’est pas dans la croissance partout. Il y a des “shrinking cities”, des villes qui rétrécissent. La Métropole de Lyon est aujourd’hui dans une dynamique de croissance, pour certaines parties. Mais il y a d’autres parties qui sont aussi en déshérence. On ne peut pas aborder ces territoires de façon homogène. Or, c’est précisément le logiciel sur lequel la DATAR a raisonné durant des décennies dites d’égalité des territoires. En sortir demande de construire des représentations positives de la recomposition.

Vous évoquez la question des représentations. Le tissu périurbain semble pâtir de représentations relativement dépréciées, notamment dans certains débats récents, par exemple sur la question des commerces de périphéries. Comment percevez-vous ces questions ?

le rapport aux petites surfaces de périphéries en train de s’inverser. On n’est plus du tout dans l’idée que ce sont des concurrents des centres-bourgs.

Il faut différencier les représentations, qui sont très fortement véhiculées médiatiquement, et les “réalités du terrain”, même si je n’apprécie pas trop ce terme. On observe en effet un décalage, avec une certaine inertie des débats, par exemple sur l’idée que les centres commerciaux capteraient tout le commerce de centre-ville. Mais la réalité est plus nuancée. J’ai eu la chance de participer à une démarche, portée par la DGALN, “L’atelier des territoires”, pour laquelle on a comparé six sites dans l’élaboration de leur projet de territoire, durant un an et demi. Et on est frappés, globalement, de voir comment les choses se révèlent au final très différentes des représentations habituellement véhiculées.

Par exemple, le rapport aux petites surfaces de périphéries en train de s’inverser. On n’est plus du tout dans l’idée que ce sont des concurrents des centres-bourgs. On est au contraire dans un discours où l’on cherche à capter de la ressource économique, de la taxe professionnelle, en les attirant sur le territoire, tout en maintenant de façon complémentaire le commerce de centre-bourg. C’est aussi un paradoxe des politiques locales. La complémentarité se pose dans certains territoires, entre moyennes et grandes surfaces de périphéries, et petits commerces de centre-bourg. Aujourd’hui, la défense des commerces de centre-ville, masque souvent la défense d’un type de commerce qui a vécu ; c’est un commerce qui fonctionnait sur un modèle des années 70-80, mais pas adapté aux modes de vie contemporains.

Vous avez par ailleurs travaillé sur la question des mobilités alternatives, et notamment leur développement potentiel dans le milieu périurbain. Quels enseignements en tirez-vous ?

les collectivités sont sensibles à ces approches. Pas toujours familiarisées - ça dépend des élus, des générations, etc. -, mais elles y sont sensibles

Clairement, dans le périurbain, la mobilité alternative n’est pas une mobilité de substitution, mais une mobilité de complément. Certes, on utilise les pédibus et le covoiturage, mais rarement davantage pour les déplacements de proximité.  En revanche, cette réflexion sur les alternatives à l’automobile nécessite systématiquement d’être couplée à une réflexion sur les services, les nouvelles polarités périphériques qui peuvent émerger et qui ne sont pas nécessairement celles de la ville-centre. Ce qu’on a observé, c’est que les institutions ont tout intérêt à ne pas travailler dans leur coin, et qu’il faut qu’elles s’associent quasi-systématiquement avec des acteurs économiques. Les principaux sites de covoiturage sont rarement des sites institutionnels, d’ailleurs… 

Il y en a qui ont bien compris cela : je pense en particulier aux propriétaires de petites et moyennes surfaces en périphérie (Intermarché, Super U, etc.). Leurs parkings sont des “zones d’accroche” dans lesquelles les mobilités alternatives prennent plutôt bien. Ce sont des lieux où les espaces covoiturage se posent, et dans le même temps il y a une vie autour. Cela soulève un paradoxe : le parking n’est pas forcément un espace très apprécié par les élus des communes périurbaines, et pourtant il y a un vrai potentiel là-dessus. On le voit à chaque fois dans nos travaux : les lieux les plus performants en termes de mobilité alternative ne sont pas ceux qui ont été pensés uniquement pour le covoiturage, mais ceux qui ont été pensés dans une logique hybride, accueillant des commerces, des offres de services, etc. Cela commence à se développer dans certaines métropoles. Il y a beaucoup d’attentes pour des services de type crèches ou autres, ou de services de coworking qui permettent le report modal, par exemple. La structuration des mobilités alternatives ne peut se faire de façon décisive qu’à partir du moment où il y a cette stratégie.

Le deuxième point, c’est la manière dont ces questions sont abordées au sein même de ces entreprises, notamment vis-à-vis de leurs employés. Ces entreprises ont de plus en plus besoin de zones d’activités qui ne soient pas des “zones”, justement ; des espaces qui soient de vrais “territoires d’urbanités”, avec l’implantation de crèches, de lieux pour se distraire, pour déjeuner, etc. Le bien-être des employés, pour ces entreprises situées dans les zones d’activité, passe nécessairement par une diversification. Jusqu’à récemment, le modèle de ces entreprises était de s’installer sur un territoire accessible, pour capter les flux de manière “efficace”. Aujourd’hui, l’objectif est aussi de proposer des aménités, un environnement, parce qu’il y a des exigences croissantes de la part des employés. Et cela a un sens pour l’entreprise : par exemple, de ne voir les salariés partir à 17h parce qu’ils ont des enfants à aller chercher, ou qu’ils puissent se retrouver en dehors de l’entreprise parce que ça dope la productivité, etc. Le modèle de l’entreprise a profondément évolué.

Et on le voit, les collectivités sont sensibles à ces approches. Pas toujours familiarisées - ça dépend des élus, des générations, etc. -, mais elles y sont sensibles. D’abord, elles ne raisonnent plus forcément sur une concurrence frontale entre centre-bourg et zone commerciale de périphérie. Et surtout, la zone n’est plus une “zone” : elle tend à se diversifier, à se renouveler. Et on observe chez les élus une vraie attente pour faire émerger des réflexions sur ces sujets, à l’échelle à la fois inter- et intra-territoriale.

De même, vous avez travaillé sur la question de l’alimentation, et des circuits alimentaires en milieu périurbain. Il s’agit d’un sujet très prospectif : quelles sont les tendances que vous avez identifiées ?

L’approche par le métabolisme territorial est décisive : elle nécessite de tenir ensemble dans un système plusieurs questions : la question économique, la question agricole, la question du commerce, la question de l’alimentation, et la question de la mobilité

Historiquement, on a beaucoup raisonné de façon sectorielle dans les périphéries : agriculture / monde agricole / surface des exploitations / relocalisation des exploitations / etc. Les travaux montrent qu’il faut sortir de la dimension strictement productive de l’agriculture, et reporter cela dans un schéma plus général autour de l’alimentation, de relation au territoire ; bref, d’avoir une approche en termes de “métabolisme territorial”. Ce sont des approches qui sont très pertinentes et fécondes aujourd’hui. L’approche par le métabolisme territorial est décisive : elle nécessite de tenir ensemble dans un système plusieurs questions : la question économique, la question agricole, la question du commerce, la question de l’alimentation, et la question de la mobilité. Dans certains territoires, comme en Loire Atlantique, où un des premiers contrats de réciprocité devrait être mis en place autour de l’alimentation, on voit émerger une volonté de reconnaître la part contributive du périurbain à l’alimentation urbaine, en explorant des voies de réintroduction d’une certaine forme d’économie circulaire à l’échelle métropolitaine.

 

On a un programme de recherche dans les Hauts de France, où l’on pose la question sous l’angle des systèmes urbains alimentaires durables, avec une entrée par les filières, qui vise à comprendre comment construire la durabilité urbaine à l’échelle métropolitaine. Il y a des gens très intéressants qui travaillent là dessus, comme Catherine Darrot ( maîtresse de conférence en sociologie rurale), qui a fait des schémas prospectifs d’autonomie alimentaire sur le bassin rennais, avec des étudiants. Mais c’est encore émergent, et la recherche n’est pas encore totalement solide sur ces questions.

 

 

 

 

Autre enjeu fort pour les territoires périurbains, la question de l’habitat et de la transition énergétique des ménages se pose de plus en plus. Quels sont les signaux prospectifs que vous avez observés ?

Plus largement, on observe dans un certain nombre de territoires périphériques un réinvestissement de nouveaux types de ressources, qui s’éloignent de la manière dont on concevait jusqu’alors le périurbain

Il y a une vraie réflexion qui est menée aujourd’hui sur la mutualisation des équipements, mais aussi le recyclage (“l’upcycling”). Ce sont les deux maître-mots qui peuvent avoir du sens dans le périurbain. Le périurbain a atteint une certaine forme de maturité, mais dans le même temps se renouvelle. On voit une tendance avec ce qu’on appelle le “landscape urbanism”, qui postule l’idée qu’il y a des ressources latentes sur le territoire, désactivées par le cycle industriel du capitalisme et qu’il faut activer ces ressources-là plutôt que d’aller chercher à implanter des choses nouvelles ; autrement dit, qu’il faut maximiser le potentiel existant déjà sur place. C’est une vraie tendance, sur le plan prospectif. On l’observe, par exemple à Nozay (Essonne), qui a lancé une consultation “Réinventer Nozay”, pour laquelle ils sont allés chercher les potentiels fonciers disponibles dans les communes de périphéries, afin de développer des projets d’habitat intelligent et adaptés aux modes de vies périurbains. Il y a vraiment un vecteur de production de valeur autour de l’habitat, à travers l’upcycling et la mutualisation d’équipements - une question importante aussi dans le cadre de la coopération inter-communale.

Plus largement, on observe dans un certain nombre de territoires périphériques un réinvestissement de nouveaux types de ressources, qui s’éloignent de la manière dont on concevait jusqu’alors le périurbain - c’est-à-dire principalement autour d’une vocation résidentielle, et donc d’une économie essentiellement présentielle. L’idée sous-jacente, c’est que le périurbain pourrait être aussi contributeur, en matière d’énergie par exemple. Il y a des forêts, qui peuvent constituer des puits de carbone pour les métropoles voisines, avec l’idée de potentiellement monétiser la capacité de certaines périphéries à jouer un rôle en termes d’énergies renouvelables, de dépollution, etc. De même pour la question de l’eau, aussi ! Attention toutefois, on est là sur des considérations purement prospectives, mais c’est un signal à prendre en compte.