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Habitat et Humanisme et le modèle lyonnais de solidarité

Interview de Bernard DEVERT

Portrait de Bernard Dervert

<< L'idée fondatrice d'Habitat et Humanisme est de faire de l’économie un vecteur de solidarité >>.

Dans cette interview, Bernard Devert retrace l’histoire de son engagement auprès des plus démunis et précise son attachement à faire de l’économie un vecteur de solidarité : un objectif qu’il traduit en actes au quotidien à travers Habitat et Humanisme.

Attaché au catholicisme social, Bernard Devert expose son point de vue sur les nécessaires évolutions de l’économie et de la finance pour bâtir une société et une ville plus solidaires. En conclusion, il présente sa vision du « modèle lyonnais »

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Date : 29/10/2010

« L'idée fondatrice d'Habitat et Humanisme est de faire de l’économie un vecteur de solidarité. En 1985, cette approche apparaissait quelque peu utopique mais elle s'est révélée au fil des années comme une nouvelle donnée, l'épargne solidaire ayant progressé de façon spectaculaire. Le don est inscrit dans cet investissement dès lors qu'il emporte en lui-même un acte de générosité pour ne pas épargner seulement pour soi-même mais aussi pour les autres ».

 

Bernard Devert : présentation

Une histoire étonnante

Bernard Devert est né le 7 avril 1947 à Lyon. Aîné d’une famille nombreuse de classe moyenne, il grandit dans le deuxième arrondissement de Lyon. Son grand oncle, prêtre, aumônier de la Chronique Sociale aux côtés de Marius Gonin, et son père, engagé dans le STO avant d’être déporté en camp de concentration d’où il reviendra (à pied) deux ans plus tard, vont particulièrement le marquer et influencer son engagement. Il fait ses études de droit à la faculté Catholique de Lyon, puis à l’Université publique.

De 1973 à 1985 il sera promoteur immobilier. Entre 1981 et 1987, il poursuit des études de théologie.
En 1985, il fonde Habitat et Humanisme. Le 26 juin 1987, il est ordonné prêtre, il a 40 ans. Il sera prêtre à la paroisse de la Mulatière de 1987 à 1992. « J’ai toujours voulu devenir prêtre », dit-il simplement.

A partir de 1993 et jusqu’en 2005, il sera aumônier au centre anticancéreux Léon-Bérard de Lyon. Depuis, et à la demande de Monseigneur Barbarin, il intervient à la paroisse Sainte Thérèse et accompagne les jeunes toxicomanes ; il initie des lieux d’hébergement dédiés aux personnes en situation de ruptures.

 

Un prêtre promoteur à l'allure d'un cadre dynamique

Depuis 2005, ce prêtre promoteur œuvre surtout pour Habitat et Humanisme et sa dernière association, « La Pierre Angulaire », qui s’est spécialisée dans l’accueil et le logement des personnes âgées démunies. C'est en "délogeant" les familles ouvrières du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon, que cet agent immobilier a compris l'aberration de concentrer l'habitat des plus démunis dans les banlieues.

Particulièrement actif, il n’a de cesse de mobiliser ses partenaires sur de nouvelles actions pour loger les plus démunis à travers la construction, l’acquisition, et la réhabilitation d’immeubles ou d’appartements en diffus. Il invite vivement les propriétaires privés à confier leurs biens en location à Habitat et Humanisme. Il s’engage également au travers de nombreuses conférences contre le mal-logement et d’opérations de mobilisation à l’exemple de la campagne « Une clé pour les mal-logés », ou encore la campagne 2009 « Un toit pour 1000 familles », et plus récemment « Parrains solidaires ».

 

Un prêtre actif au cœur du diocèse de Lyon

Le diocèse de Lyon réunit 1,2 million de fidèles et près de 650 prêtres. Selon Monseigneur Philippe Barbarin, « l’Église catholique lyonnaise est très riche, très belle. Pleine de vitalités et de ressources, c’est une pionnière, hier comme aujourd’hui, que ce soit dans les domaines du dialogue œcuménique, des missions ou de la catéchèse ».

Attachés à la tradition lyonnaise d’un catholicisme social, le Père Bernard Devert, comme le Père Christian Delorme ou Henri Denis sont des éléments moteurs du catholicisme lyonnais, tout comme l’Université Catholique de Lyon, ou encore des lieux forts comme celui des Jésuites du Châtelard ou ceux des Dominicains : le centre de conférences ouvert aux non chrétiens, l’Agora-Tête-d’Or dans le sixième arrondissement de Lyon, et le célèbre couvent de La Tourette à l’Arbresle, un lieu de rencontre majeur entre la théologie chrétienne et la pensée contemporaine, avec son centre Thomas More.

Au sein du diocèse, le Père Bernard Devert participe notamment aux conférences de Carême destinées à aider les catholiques lyonnais dans l’approfondissement de leur Foi avant Pâques.

 

Habitat et Humanisme : un mouvement d’inspiration chrétienne qui lutte contre l’exclusion et l’insalubrité dans la ville

Créé en 1985 par Bernard Devert, Habitat et Humanisme construit et réhabilite des logements afin de permettre à des familles en difficulté d’accéder à un habitat décent, à faible loyer, dans des quartiers équilibrés.

Née à Lyon, cette association a essaimé sur le plan national outre une fondation à Bruxelles. Avec 1600 adhérents dans le département du Rhône, 200 bénévoles actifs, 70 salariés et 1 400 familles logées, l’association joue un rôle de passerelle entre le monde économique et le monde social : à travers une société foncière, Habitat et Humanisme a en effet développé des placements d’épargne solidaire, ouverts à tous ceux qui souhaitent donner un sens à leur épargne et en faire un moyen de partage (label Finansol).

Outre son activité de construction, l’association assure l’accompagnement social des personnes relogées. Elle est opérateur du Plan Local d’Insertion par l’Economique (P.L.I.E.) et collabore entre autres avec le Secours Catholique et le réseau Fapil (Fédération des Associations pour l’Insertion par le Logement).

 

Engagement personnel et réseau relationnel

Vous étiez promoteur dans le secteur de l’immobilier où l’objectif est peut-être plus de gagner de l’argent que de bien loger les gens. Comment avez-vous pu concilier votre engagement religieux en exerçant ce métier ?

J’avais cette conviction que l’argent, "mauvais maître mais bon serviteur", est un moyen de créer de la solidarité. L’économisme n’est pas une fatalité. Sans doute l'activité se déploie-t-elle à travers des sociétés anonymes, mais pour autant ne sont-elles pas dirigées par des hommes et des femmes qui ne sauraient abandonner toute conviction et éthique ?


La responsabilité conduit à s’interroger sur la finalité des actes que nous sommes appelés à poser ; celui de l'économie ne peut nous laisser indifférents aux situations d'exclusion.

Le changement de société s'opère avec des craquements planétaires qui soulignent l'erreur non pas de la mondialisation commencée avec le XXème siècle, mais du fait qu'elle n'est pas accompagnée de régulations.
Aussi, sous couvert de liberté qui ne fut que laxisme, avons-nous assisté à un développement considérable de la finance au point que l'argent est devenu un bien pour lui-même et par lui-même ; un décrochage s'opère entre la masse considérable des capitaux et la production des biens réels.

Une prise de conscience se fait jour que le déficit d'éthique met inévitablement une société en état de choc. L'injustice crée des abîmes.

 

Apprendre à voir suscite l'interrogation : qu'est-ce qu'une société juste ? Là commence l'ouverture et l'aventure de la solidarité.

Inutiles, tous les discours où l’on se paie de mots. Aussi me suis-je investi sur le marché immobilier avec la création d'Innovation et Construction dans une volonté affirmée et affichée d'être un acteur de mixité sociale. Le développement de cette entreprise va nécessiter des capitaux qui m'ont conduit à m'associer à de grands groupes. Vient l'heure en 1985 où cédant mes parts, je crée l'association Habitat et Humanisme tout en poursuivant une activité de promotion immobilière via des SCI dont les résultats financiers n'ont pas d'autre finalité que de soutenir l'action caritative et sociale.

 

Au milieu des années 1980, vous fondez Habitat et Humanisme et vous êtes ordonné prêtre, c’est une révolution ou un aboutissement ?

Non, ce n’est pas une révolution, mais une évolution. Ma vocation n'est pas tardive, même si j'ai mis du temps à répondre. Ma perspective était que cet appel ne me mette pas à part, d'où ma demande auprès de l'Eglise de demeurer dans le champ de l'activité professionnelle sans éloignement des situations de responsabilité. J’ai eu la chance d’être soutenu par le Cardinal Albert Decourtray, Archevêque de Lyon, qui portait une grande attention au catholicisme social. Se préoccuper de la question sociale, c’est s’interroger sur comment nous pouvons ici et maintenant éradiquer la misère. "Croire au ciel", ne saurait dévaloriser, bien au contraire, l'urgence d'humaniser ou de ré-humaniser cette terre.

Avant de parler du monde de l’après, dont on ne sait rien ou peu, parlons et préoccupons-nous du monde que l’on habite aujourd’hui. L'incarnation n'est pas l'évasion. Le miracle n'est pas tant de demander que de se demander comment agir autrement. Il est de ces riens comme ces 5 pains et 3 poissons de l'Evangile qui, partagés, font découvrir que la création des vraies richesses procède du partage.

Maurice Zundel, un grand mystique et poète du XXème siècle, dit dans une formule fulgurante : « le vrai problème n'est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant la mort ». Cette mort d'humanité, mon père en a parlé à ses enfants pour avoir rejoint les camps de concentration. Parti avec le STO, il a participé à la résistance avec des actes de sabotage, cause de sa déportation. Il nous a laissé une question : si j’avais été allemand, aurais-je pu rejoindre le camp des nazis ? En d'autres termes aurais-je été suffisamment libre pour m'opposer à la barbarie ?

Il sut s'opposer tout en refusant les amalgames ; les actes doivent être dénoncés et jugés tout en laissant à ceux qui les ont vécus les possibilités d'une nouvelle histoire, conscient qu'il n'y a pas d’avenir sans justice mais aussi sans pardon, tel est le testament qu'il nous a laissé. Les soirs d’été, mon père nous emmenait marcher sur les chemins de Saint-Germain sur l’Arbresle, où nous parlions pendant des heures. Ces moments forts et intenses que mon père a laissés à ses enfants en héritage ne sont sans doute pas indifférents à la création d’Habitat et Humanisme qui entend réconcilier l'économique et le social, l'humain et l'urbain. Ma vocation de prêtre n'est sans doute pas non plus étrangère à ces partages. Sans doute un peu difficile à vivre, mon père, qui avait le sens de l’humour, pensait qu’en devenant prêtre, je rendrais au moins une femme heureuse, celle que je n’épouserais pas !

Cette attention à la justice et à l’ouverture à celui qui est démuni proviennent probablement également de ce que j’ai ressenti : une certaine mise à l’écart, en grandissant à Ainay, non pas dans une famille bourgeoise. Certaines fins de mois, je vis ma mère compter les pièces qui lui restaient ; nous n'étions pas dans la précarité, mais quelque peu décalés par rapport au milieu social dominant de ce quartier; ainsi nous n’étions pas invités aux rallyes par exemple. Dans une relecture, je pense que cette situation m’a donné une sorte d’empathie par rapport à ceux qui sont discriminés, relégués. Les rencontres avec les habitants des « cités sensibles », avec des gens des quartiers de Vénissieux ou de Vaulx-en-Velin, m’ont conforté dans la prise de conscience de penser autrement la ville.

 

Qui vous a accompagné dans votre démarche ?

Le Père Jean Latreille, Hugues Puel, d'Economie et Humanisme, ont été pour moi des maîtres dans des sphères différentes ; ils m’ont aidé à découvrir ce "passage" que je subodorais mais que je n'arrivais pas à trouver. Hugues m'a invité à participer à de nombreux séminaires auxquels étaient invités des chercheurs et des acteurs d'entreprises dans cette perspective de donner forme et consistance à des alternatives. Sans nul doute, ces échanges et réflexions trouvent une trace au sein d'Habitat et Humanisme qui regroupe désormais plus de 20 000 personnes bien décidées à donner corps au "vivre ensemble". C'est ce réseau qui fait de l'association un des berceaux de l'économie sociale et solidaire.

 

Habitat et Humanisme

Sans le père Devert,  Habitat et Humaniste peut-elle exister ?

Habitat et Humaniste peut évidemment exister sans son fondateur. Lorsque j’ai créé, il y a 10 ans, la Pierre Angulaire, d'aucuns ont pensé que j’allais me retirer d’H&H. Non, mais une certaine distance a aussi permis à d'autres de mieux trouver leur place. Il est nécessaire de préparer la relève comme de se méfier des phénomènes de personnalisation, fussent-ils encouragés par le jeu des médias, conscient que ma posture de prêtre et de promoteur ne fut pas indifférente à l'intérêt qu'elle suscita. J'espère ne pas avoir trahi la confiance témoignée dans ce jeu "d'équilibriste".

L’avenir d’Habitat et Humanisme est lié à sa capacité d'évoluer pour répondre aux situations de précarité qui figent ceux qui les vivent, obligeant ainsi à trouver de nouvelles propositions pour leur permettre de quitter un ghetto, fut-il intérieur, c'est-à-dire littéralement un lieu dont on ne sort pas.

Habitat et Humanisme a un rôle d'éveil des consciences, mais aussi de réveil des talents.
Un exemple, la dépendance qui accompagne le 5ème âge nécessite des réponses spécifiques en veillant précisément à ce que les personnes ne soient pas mises en retrait pour ne point aggraver l'observation si juste de Maurice Zundel : « l'humanité est un musé de cire au point que nous tenons des rôles, mais il n'y a personne : une terrible absence ». Quelle vie vivons-nous si elle n'est pas la vraie vie, c'est-à-dire celle faite de relations. Que de murs à faire tomber.

L'association reste encore un laboratoire. Trouvera-t-elle les ressources humaines et financières pour changer d'échelle, pour être davantage là où elle est attendue ? Tel est le défi auquel elle est confrontée. Notre modèle économique doit aussi évoluer si nous voulons non seulement construire des logements pour ceux qui en sont exclus, mais mieux bâtir la mixité sociale. A cet égard l'opération de promotion sur le site des rues Tronchet/Tête d'Or jette vraisemblablement les prémices de l'activité de promotion qui, au lieu d'être portée par moi-même, le sera demain par le Mouvement.

 

De façon discrète certes, mais néanmoins profonde, certaines personnalités politiques partagent votre approche et vos valeurs. Comment concrètement vous ont-elles aidé ? Ces personnalités sont aujourd’hui en retrait de la vie politique, à l’exemple d’Anne Marie Comparini ou de Jacques Moulinier, de nouvelles ont-elles pris le relai ? Et, trouvez-vous dans leurs soutiens, l’expression d’une véritable générosité ?

Différents élus qui ont en commun un sens aigu de l'humanisme nous ont effectivement témoigné leur sincère appui. Il n'est pas innocent de rappeler que Lyon est le berceau de l'Abbé Pierre et celui de Gabriel Rosset, fondateur de Notre-Dame des Sans-abri, une grande sœur qui apporta son soutien pour notre première opération qui concernait l’immeuble 13/15 rue de Marignan dans le troisième arrondissement de Lyon, dénommée la "SCI 1515". Une plaque à la mémoire du Père Claude Bonjean rappelle son engagement et celui de la communauté chrétienne qui, dans la tradition du catholicisme social, se mobilisa pour H&H.

1515, fut notre première bataille ! Elle fut assez rapidement suivie par l’opération de réhabilitation de la Cour des Voraces. Ce lieu exceptionnel du premier arrondissement bénéficie d'une architecture originale classée pour son escalier monumental en façade de l'immeuble. La "Cour" fut appelée "la Maison de la République" pour avoir servi de refuge aux ouvriers canuts qui s'illustrèrent par leurs insurrections républicaines en février 1848 et juin 1849. Cette opération symbolise l'action de résistance d'Habitat et Humanisme pour dire non à un logement qui focalise les situations de détresse - et par là même les durcit - et non à cet urbanisme qui sépare pour refuser le "vivre ensemble". La générosité est fille de la discrétion. Et, Jacques Moulinier, alors Adjoint chargé de l'urbanisme à la Mairie de Lyon, un homme qui était plutôt sur la réserve, d’une discrétion à la lyonnaise, nous a notamment aidé alors que d'importantes entreprises marquaient leur intérêt pour la reprise de cette opération. Je tiens à citer aussi Henri Guitelmacher, Président de la Fédération Nationale des Promoteurs-Constructeurs, qui s'associa à l'association dès l'origine, et la présida, développant auprès de ses pairs la nécessité de faire avancer la cause de la mixité sociale, et Alix Guibert qui très rapidement rejoignit l'association en lui offrant son impétuosité et sa créativité qui ont fait d'Habitat et Humanisme un pionnier de l'épargne solidaire.

Alain Mérieux nous a également beaucoup soutenu. Il a apporté sa conviction pour que le « prendre soin de la vie » soit une priorité qui ne souffre aucune faille. Lorsque François Grateau, alors directeur Général des Hospices Civils de Lyon, nous a alerté sur l'absence d’accueil de jeunes mamans qui, rentrées à l'hôpital pour accoucher, n'avaient pas de logement à la sortie, nous avons décidé de créer une maison pour les accueillir. Et ce fut pour moi une grande joie que cette maison porte le nom de son fils, Christophe Mérieux, parti dans sa jeunesse.

Aujourd’hui d’autres hommes politiques, avec qui nous entretenons d’autres relations, mais qui sont aussi fidèles dans leur soutien, s’engagent dans nos opérations à l’exemple du Professeur Thierry Philip, aujourd’hui Maire du troisième arrondissement. Il nous a particulièrement aidé pour l'opération de Béthanie qui donne l'hospitalité à des personnes malades qui au sortir de l'hôpital ne peuvent pas bénéficier de soins à domicile en raison de leur solitude.
Certes, la cité ne se fait pas sans le politique. Cependant, d’une manière générale, nous ne cherchons pas à intervenir auprès des élus. Nous sommes très respectueux du monde politique, et les considérons comme nos partenaires à qui nous présentons nos projets d’opérations. Nous ne voulons pas être instrumentalisés et en contre partie, nous respectons leur choix. Il reste évident que nous sommes plus proches de ceux qui ont une sensibilité aux autres, aux fragiles.

La générosité s'ouvre toujours sur des inattendus qui font apparaître deux types d'hommes, ceux qui créent des abîmes et ceux qui jettent des passerelles à l’exemple du Préfet Michel Besse. La générosité ne procède pas de mots, mais d'actes pour prendre à bras le corps, et avec cœur, l'urgence de ces questions qui sont formulées non sans attente et espérance. Les nombreux soutiens dont nous avons bénéficié pour la réalisation de ces projets marquent effectivement l’expression d’une véritable générosité.

 

Quelles sont vos relations avec la franc-maçonnerie ?

A l’exception de quelques anticléricaux intégristes, excellentes !

 

Le réseau qui permet à H&H d’exister a évolué et va encore évoluer à l’avenir. Comment caractérisez-vous ces évolutions ?

Le premier réseau d’H&H est celui de croyants qui entendent acter la parole qui les habite. Je crois en Dieu, c'est croire en l'homme. Un grand spirituel m'a beaucoup marqué, le Père Bernard Bro, Dominicain, notamment son ouvrage « Dieu seul est humain ».

Des liens se sont créés avec des frères de confession musulmane qui trouvent pleinement leur place au sein de l'association comme salariés ou bénévoles. Il convient d'observer qu’H&H est porté par des croyants, mais peu par l'Institution ecclésiale réservée, non pas sur les finalités, mais sur les moyens pour y parvenir, malgré le réel soutien de l'Archevêque de Lyon, Albert Decourtray, comme celui du Cardinal Philippe Barbarin.

L'argent fait peur sauf à le recevoir dans une gratuité : un don. Habitat et Humanisme, si elle a besoin du don de l'autre, l'invite dans une recherche de responsabilité à accompagner dans le temps son engagement, pour être l’associé d'un projet alternatif encore un peu utopique – c'est-à-dire un lieu à faire naître - mais désormais bien crédible.

Depuis quelques années, le réseau d’H&H s’est élargi à des personnes que je qualifierais de "défricheurs d’humanité". Elles ne sont pas nécessairement dans les églises, mais elles sont aussi dans cette approche du croire qui est de donner sa confiance en offrant à l'autre une hospitalité dans son espace culturel et social. La générosité fait céder l'indifférence "Ce n'est pas la proximité qui suscite l'amour, c'est l'amour qui crée la proximité." - Paul Ricoeur (Parcours de la reconnaissance).

La fraternité apparaît comme une valeur d'avenir qui fonde celui d'H&H. Régis Debray dit « qu'en France la fraternité est une vieille cousine qui s'est fondue dans le décor, mais elle fait tapisserie ; personne ne l'invite à danser. » Il semble que désormais elle le soit. D'aucuns découvrent que la faire danser c'est ré-enchanter la vie. H&H n'est pas étrangère à ce désir.

 

Economie sociale et finance solidaires au cœur de l’action d’H&H d’aujourd’hui et de demain

Que proposez-vous à ce réseau en développement pour progresser ?

Cette progression est liée, nous l'avons évoqué, avec cette nécessité de changer d'échelle, mais aussi en raison de la précarité qui s'installe alors que nous assistons à un déficit abyssal des finances publiques, tant de l’Etat que des Collectivités Locales. Pris dans un effet ciseau, il nous faut faire plus avec moins. Cette progression revêt nécessairement un caractère qualitatif.

2009, dans le prolongement de la crise financière commencée fin 2007, laissait quelques espoirs qu’une nouvelle économie se dessinerait. A la faveur d’une amnistie qui ne dit pas son nom et d’une amnésie des acteurs de la finance ceux-ci retrouvent quelque arrogance après avoir fait appel, benoitement, aux Etats dont souvent ils se moquaient. Des bénéfices records pour nombre d’établissements financiers ou encore des bonus jusque-là jamais atteints comme pour les salaires distribués à Wall Street - plus de 140 % par rapport à 2008 - alors que, dans le même temps, nos économies s’installent dans une crise de l’emploi avec des déficits budgétaires si abyssaux que les marges de manœuvre des Etats sont singulièrement réduites. La finance entend échapper aux contraintes pour vouloir caracoler vers des cimes qui laissent un grand nombre dans des abîmes. Jacques Attali, dans son ouvrage « survivre aux crises », n’exclut pas « un Weimar planétaire ».

La finance solidaire est l’un des moyens crédibles qui, sans nier l’utopie, offre les chances « d’un autrement » que confusément d’aucuns recherchent. Un rêve, diront certains, mais David a fait tomber Goliath et la mémoire de bien des acteurs de solidarité ont fait surgir de nouveaux possibles. L’économie sociale et solidaire représente déjà près de 12% de l’activité. Les finances solidaires en France, alors qu’on s’attendait en 2008 à leur effondrement, se sont au contraire développées pour atteindre un encours de 1,6 milliard d’euros comme le rappelle Michel Camdessus.

H&H qui a suscité cette économie alternative, en reçoit désormais bien des fruits. Que d’épargnants se laissent désormais interroger à la faveur de la crise par la question du sens à donner à leur épargne. Or, il n’y a de sens que là où le long terme l’emporte sur le court terme et l’attention à la fragilité sur la puissance. Le propos, loin d’être moralisateur, ne met pas en cause l’économie de marché, mais s’inscrit comme une résistance au capitalisme financier qui n’a d’autres perspectives que le tout et le tout de suite entraînant des spéculations qui s’affranchissent du principe de réalité.

L’heure, dans ce temps de crise, doit conduire à faire des choix qui, guidés par l’intérêt général, offriraient à l’économie solidaire les moyens de susciter une ouverture à l’égard de ce mur invisible ; la finance n’est pas sans créer des cécités, mais les aveuglements sont aussi partagés.

Le microcrédit n’est pas resté au Bangladesh, il s’est aussi proposé judicieusement à New-York. Sur les terres du libéralisme, l’épargne solidaire introduit dans le modèle économique la trace d’une responsabilité qui emporte la question suivante : faudra-t-il attendre que de graves désordres mettent en cause la survie pour enfin penser autrement l’économie ? Benoît XVI dans son encyclique Caritas in Veritate, demande que l’on donne "forme et organisation aux activités économiques qui entendent aller au-delà de la logique de l'échange et du profit comme but en soi".

L’approche de l’épargne solidaire conduit à ne pas déplorer la crise pour se mettre dès maintenant dans une posture de faire et d’agir afin de susciter une nouvelle réalité qui n’exclut pas, rappelle Benoît XVI, le profit, mais le considère comme un instrument pour réaliser des objectifs humains et sociaux.
 

L’encyclique Caritas in Veritate ne donnerait-elle pas ici la définition même de l’épargne solidaire ? Comment l’épargne solidaire peut-elle être la plus efficace sur la question du logement ?

Sur le sujet du logement, il serait judicieux d’investir l’épargne là où les besoins cruciaux se font sentir. Comment ne pas observer un appareil de production qui fonctionne, mais qui tourne « à vide ». Etait-il raisonnable de construire autant de logements sociaux dans les Ardennes qu’à Paris ?

Cette notation souligne une économie qui n’est sociale que dans les apparences. Les droits à construire inabordables dans les territoires de croissance, la tentation est d’édifier dans un ailleurs ces logements qui ne trouvent pas toujours preneurs, alors que dans le même temps des familles attendent depuis près de dix ans un logement décent dans les métropoles.

L’épargne solidaire ne trouverait-elle pas ici un terrain pour s’investir avec acuité. Privilégiant l’intérêt général à la seule rentabilité, sans pour autant la nier, elle autorise des opérations trop souvent refusées pour être insuffisamment lucratives. Benoît XVI souligne dans son encyclique Caritas in Veritate que la dignité de la personne et les exigences de la justice demandent, aujourd’hui surtout, que les choix économiques ne fassent pas augmenter de façon excessive et moralement inacceptable les écarts de richesse. Tout bien considéré, c’est ce que la « raison économique » exige aussi.

L’investissement, dans le cas d’espèce qui nous occupe, devrait être accompagné de mesures pour que soient revisités les Plans Locaux d’Urbanisme (P.L.U.), afin que soient augmentés les droits à construire de 25 % à 30 % dans les quartiers les plus sensibles, c’est-à-dire là où les besoins sont les plus cruciaux.

Ces nouveaux droits à construire, affectés d’une charge foncière quasiment nulle ou n’excédant pas 15 % à 20 % de celle supportée par le maître d’ouvrage, seraient ainsi éligibles aux financements très sociaux. Ces deux dispositifs conjoints associant épargne solidaire et volonté politique, offriraient des logements enfin abordables dans la perspective de ce logement d’abord qu’entend mettre en œuvre M. Benoist Apparu, Secrétaire d’Etat au Logement.

A cette mission, qui devrait bénéficier du label de grande cause nationale, l’épargne solidaire déjà soutenue par des dispositions fiscales attractives ferait gravir des marches décisives pour s’orienter résolument vers une ville plus ouverte à la différence. L’enjeu procède d’une éthique renouvelée et d’une volonté de ne pas voir ébrécher davantage la cohésion sociale. Ne sommes-nous pas au cœur de la réflexion sur l’identité nationale dont le débat devrait aussi porter sur le voile des pratiques financières qui voilent bien des injustices.

 

Les institutions religieuses sont-elles aujourd’hui en capacité de participer à ce mouvement ?

L’approche économique ou entrepreneuriale reste difficile à entendre par les institutions religieuses. H&H est parfois critiquée pour mélanger le business et la charité. La tentation des institutions est de bien séparer. Or, la tentation du Christ dans le désert fut de s'entendre dire : sois plus Dieu et moins homme. Nous connaissons sa réponse, au diable les fossoyeurs de l'incarnation !

 

Les divisions entre les différents courants de l’Eglise sont-elles en train de se renforcer ?

Votre observation n'est malheureusement pas inexacte. Difficile de nier qu’il existe au sein de l’Eglise un courant qui se rigidifie avec des conséquences sur le plan politique pour privilégier l’extrême droite. L'Evangile n'est-il pas alors bafoué ? Cette réalité doit nous stimuler, plus encore, nous mobiliser. Ma chance fut d’être aumônier au Centre Léon Bérard. J'ai rencontré des gens en fin de vie qui s’interrogeaient et laissaient tomber les masques. Que d'ouvertures tout à fait étonnantes. Nous faut-il attendre la rencontre de nos fragilités pour devenir humains. ? Sans doute nous faut-il les reconnaître pour naître vraiment et faire naître.

 

Votre engagement pour faire de l’économie un vecteur de solidarité, comme l’innovation que vous proposez en renouvelant l’approche du don par l’investissement solidaire, sont-ils un avatar de la pensée d’économie sociale qu’ont pu développer François Perroux ou le père Lebret qui a fondé Economie et Humanisme ?

François Perroux et le Père Lebret sont des fondateurs de cette économie sociale et solidaire. L'heure souligne l'urgence d'agir pour maintenir la cohésion sociale. La parole est largement décrédibilisée et ne retrouve souffle et pertinence que là où elle est actée.

Les réalisations d'Habitat et Humanisme sont à cet égard parole d'un autrement possible et dans cette dynamique, en lien avec l'Université catholique de Lyon, Michel Quesnel, Recteur, Henri d'Yvoire, Vice-recteur, directeur de l'ESDES, nous travaillons sur un laboratoire de l'économie sociale et solidaire qui s'articulerait autour des 3 enjeux suivants :
•    la régulation éthique des finances pour que ne se creusent pas davantage les abîmes au risque désormais d’emporter, voire d’enflammer, le tissu social,
•    les modes de financements solidaires pour plus de responsabilité afin d’éviter la déchirure de la solidarité déjà bien engagée.
•    les actions transversales aux fins de s’éloigner du palliatif ou du correctif, les difficultés ne pouvant être traversées que si nous parvenons, fût-ce modestement, à susciter un autre modèle économique.

 

Modèle lyonnais

Sans le définir vraiment, on a souvent tendance à faire référence au « modèle lyonnais », comment le qualifiez-vous ?

Lyon la discrète ! Une discrétion qui permet justement l'écoute des différences, offrant les chances non pas seulement d'un compromis, mais d'une reconnaissance de l'autre. Cette ville abrite une forme de bourgeoisie éclairée qui s’inscrit dans cette grande tradition lyonnaise : résister à ce qui abîme ou crée des abîmes.

Or rentrer en résistance c'est refuser ces replis identitaires qui ne sont que des replis d'amertume d'une société inquiète de son avenir pour avoir perdu le sens qui doit être entendu comme l'expression d'une orientation et par là même d'une ouverture : Lyon, capitale de la résistance. Lyon, la réservée, est celle qui suscite en son sein bien des confidences ouvrant sur la confiance dont l'acte d'entreprendre est à la fois signe et atout.

 

Pensez-vous que Lyon soit une ville « humaniste », ouverte à l’autre et au monde et si oui, pourquoi ?

Si être humaniste est synonyme d’être créatif sur le plan social, alors Lyon est vraiment humaniste pour savoir entreprendre, consciente que son esprit de résistance est la chance même de son avenir. L'intérêt suscité par Habitat et Humanisme souligne combien des hommes et des femmes entendent s'engager pour une économie humanisée, humanisante.

Si en 25 ans nous avons progressé ce n'est pas seulement en raison de notre propre action, mais bien par cette prise de conscience largement partagée qu'il y a trop de vaincus en raison de guerres qui se jouent sur le front de l'économie, ou plus précisément sur celui de la finance, trop de champs de bataille invisibles, mais qui n'en sont pas moins réels. Alors vient ce temps du refus de ces assauts menés par des acteurs de "rencontre" qui, pour n'avoir aucune vision de l'intérêt général, multiplient les opérations de spéculation facilitant la volatilité des cours pour des gains qui rappellent, de triste mémoire, de noirs marchés et de sombres desseins. Refusant une économie sulfureuse et débridée bien des acteurs à Lyon rappellent la nécessité d'une régulation financière qui doit aussi trouver sa place dans l'urbanisme si nous voulons éviter que bien des villes deviennent l'espace des interdits pour les plus fragilisés.

Saisir la nécessité de faire tomber les écailles de nos yeux s'impose pour en finir avec ce drame du mal logement. Plus d’un million d’enfants sont des victimes en France, quinze millions en Europe. Cet appel à résister est l'honneur de la ville, nous essayerons de ne pas le déserter.

 

Ce « modèle lyonnais » serait profondément marqué par l’influence de l’Eglise et plus particulièrement du catholicisme social, comment qualifiez-vous cette influence ?

Politiquement, Lyon est une ville radicale. Elle existe à travers une complicité intellectuelle autour de la notion d’ouverture. Lyon est une ville ouverte sur le monde. Et n’oublions pas que de grands évêques comme Saint Pothin ou Saint Irénée étaient d’une modernité extraordinaire dans ce domaine. De plus, Lyon est le berceau du catholicisme social. On ne peut pas nier l’influence de la chronique sociale et des chercheurs de l’Université Catholique. François Varillon qui a eu une influence réelle sur le plan intellectuel et dont la devise était « Une main sur la beauté du monde. Une main sur la souffrance des hommes. Et les deux pieds dans le devoir du moment présent. » osait parlER de l’humilité ou de la souffrance de Dieu, et affirmer que « Dieu ne peut diviniser que ce qui est humanisé ».

Et plus récemment, avec des hommes comme, Gilbert Blardonne, et à travers le centre et la revue « Croissance des Jeunes Nations », Lyon a non seulement su montrer son attachement à l’humanisme, mais aussi su le faire rayonner à travers le monde. Nombre de communautés religieuses sont parties s’implanter à l’étranger et notamment en Afrique et de nombreuses coopérations ont vu le jour. Les gens disent souvent qu’il est difficile de se faire des amis à Lyon, mais qu’une fois que l’on a tissé une relation, elle est forte. C’est tout simplement l’éloge de la fidélité. Dans cet éloge de la fidélité, les gens s’aperçoivent que lorsque l’on tient un sillon, on rend possible les rencontres et les avancées. Et, quand ceux animés par leur Foi rejoignent l’Homme, comment voulez-vous qu’il n’y ait pas d’entente ? Marius Gonin nous offre cette interrogation : est-on catholiques parce que sociaux, ou sociaux parce que catholiques ?

 

Pensez-vous que cette caractéristique va résister au double phénomène de métropolisation et de mondialisation ?

Il est évident que la ville change, que Lyon la discrète se transforme et devient une métropole. Mais, fondamentalement elle reste encore marquée par son « modèle lyonnais ». Elle est bousculée, fait plus de place que par le passé à la vie ludique. Le Maire de Lyon conduit un important travail, commencé sous le mandat de Michel Noir, pour améliorer son image de ville agréable à vivre et la faire connaître. Mais, et le chantier du quartier de la Confluence en est un bel exemple, la volonté politique de mixité sociale est bien réelle. Et, cette approche novatrice fera probablement date.