D’un point de vue purement fonctionnel, elles ne sont pas nuisibles. C’est une délégation de tache. Les joueurs me l’ont dit : si on enlève les farmers de Dofus, le jeu ne fonctionne plus. On a délégué à ces personnes les taches de production monétaire dans le jeu, et si on leur enlève, il n’y a plus de création monétaire suffisante pour que l’économie fonctionne correctement. Donc c’est devenu un rouage indispensable au fonctionnement du jeu. D’autant que les joueurs occidentaux ou riches n’accepteraient plus, pour une part d’entre eux, de faire cette basse besogne…
C‘est assez fascinant, parce que si on observe ça d’un point de vue d’informaticien, on se dit que les concepteurs ont la maîtrise totale du jeu, de l’environnement. Ils ont l’algorithme, le programme, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Mais en fait, la complexité sociale, la part de l’activité informelle, deviennent telles qu’à un moment donné, ce n’est plus eux qui peuvent réguler la situation. Ils peuvent intervenir à la marge, résoudre quelques problèmes critiques pour le fonctionnement du jeu. Ils vont faire en sorte que tel objet réapparaisse plus vite à l’intérieur du jeu, pour qu’il soit moins rare et que les prix diminuent. Mais ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent, et ils ne savent pas faire ce qu’ils veulent. Ils sont en interdépendance totale avec toutes les sortes de joueurs : ceux qui paient leurs abonnements, ceux qui passent leur temps à collecter de l’argent pour le revendre aux autres, ceux qui veulent jouer sans passer par les premières étapes…
On pourrait supprimer ces premières étapes, ces tâches répétitives, mais l’ironie de la chose, c’est que les farmers paient aussi des abonnements, et qu’on n’a pas envie de les voir partir ! Les Game designer me l’ont dit : on peut potentiellement tout faire, tout changer, mais c’est une alchimie sociale et économique tellement complexe qu’on préfère ne pas y toucher. Ils ont peur de déstabiliser un système qui fonctionne « grosso modo », par un alliage d’économie formelle et informelle. Ils préfèrent ne pas prendre le risque de tout perdre, de voir les joueurs partir. Donc surtout, « même si on ne comprend pas grand-chose, ça fonctionne, et on intervient donc le moins possible ».
C’est un gros problème pour ces entreprises vidéo ludiques, car cela implique qu’elles aient dans leurs équipes des personnes qui soient à la fois compétentes en programmation, mais qui aient également des notions d’économie, et une idée assez précise sur ce qui peut être ludique en terme de dynamique économique. Si l’économie d’un jeu devient trop compliquée, trop fluctuante, les joueurs s’en vont. Ils doivent aussi savoir quels mécanismes économiques vont fonctionner de façon pérenne.
Le seul moyen d’en sortir, c’est ce que font les jeux Facebook : c’est de ne pas y rentrer! C’est à dire de créer des jeux qui ne permettent pas les échanges entre les joueurs. Et dans lesquels on dit : si vous voulez acheter des compétences, ou des objets, il faut les acheter en euros, directement au concepteur du jeu. Mais même comme ça, les joueurs arrivent à détourner le système pour s’échanger des choses entre eux, notamment en utilisant les options permettant de se faire des cadeaux. Mais ça ne permet pas de développer une économie aussi complexe que celle d’un jeu comme DOFUS.