Pour moi, qui ne suis ni philosophe ni économiste mais dont le souci est de mesurer les choses, le problème est effectivement celui de la justice plus que celui des inégalités. Quels sont les indicateurs à utiliser pour objectiver l’injustice ? Classiquement, on mesure et constate tout un ensemble d’inégalités, par exemple de revenus, d’emploi, etc. Mais toutes ces inégalités ne seront pas nécessairement considérées comme des injustices. Certaines seront vues comme normales et légitimes, ou comme inévitables, etc. Par exemple, il y a un consensus sur le fait qu’un jeune qui débute dans une entreprise sera moins bien rémunéré qu’un ancien qui a plus d’expérience. Donc on voit un double questionnement : Qu’est-ce qu’une inégalité ? À partir de quand devient-elle injuste ?
Concernant le premier point, il faut veiller à ne pas confondre « inégalité » et « différence ». Pour définir ce qu’est une inégalité entre deux situations, il faut se mettre d’accord sur le fait qu’il existe une échelle de valeurs entre les différences, laquelle échelle va être socialement déterminée. Par exemple, avoir les cheveux blonds ou bruns, c’est une différence, pas une inégalité. On va ainsi mettre en place toute une série de critères qui vont permettre de distinguer différence et inégalité. Mais l’une des difficultés est que ces critères sont plus ou moins collectivement partagés et qu’ils évoluent dans le temps. Par exemple, le fait de ne pas avoir une télévision en 1950 était une différence révélatrice d’inégalités alors que, aujourd’hui, c’est une distinction sociale des classes aisées.
Concernant le second point, c’est-à-dire la raison pour laquelle une inégalité sera considérée comme une injustice, je crois que, là aussi, cela tient à des définitions subjectives qui dépendent de rapports de forces sociaux et de compromis qui se redéfinissent en permanence. Quelles différences de rémunérations entre bas et hauts salaires va-t-on accepter avant de les trouver injustes ? L’exemple de la réforme des retraites montre pratiquement comment s’organise la construction d’un consensus de justice : chacun émet des hypothèses d’âge de départ, de pourcentage de rémunération, de prise en compte de la pénibilité, etc., et chacun négocie en faisant valoir ses arguments dans le débat public. Donc cette question de justice sociale se renégocie en permanence dans le débat public et pour différentes sphères de justice, comme les revenus, l’éducation, l’accès à la santé, la solidarité, etc.