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Définir des critères d’injustice

Interview de Louis Maurin

Portrait de Louis Maurin
Directeur de l'Observatoire des Inégalités

Louis Maurin est directeur de l’Observatoire des inégalités, association loi de 1901 reconnue d’intérêt général qu’il a cofondée à Tours en 2003 avec Serge Monnin et Patrick Savidan.

Il est aussi auteur de plusieurs essais dont Comprendre les inégalités (Observatoire des inégalités, 2018).

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Date : 15/01/2020

Comment se définit la justice sociale aujourd’hui ?

On va ainsi mettre en place toute une série de critères qui vont permettre de distinguer différence et inégalité. Mais l’une des difficultés est que ces critères sont plus ou moins collectivement partagés et qu’ils évoluent dans le temps. Par exemple, le fait de ne pas avoir une télévision en 1950 était une différence révélatrice d’inégalités alors que, aujourd’hui, c’est une distinction sociale des classes aisées

Pour moi, qui ne suis ni philosophe ni économiste mais dont le souci est de mesurer les choses, le problème est effectivement celui de la justice plus que celui des inégalités. Quels sont les indicateurs à utiliser pour objectiver l’injustice ? Classiquement, on mesure et constate tout un ensemble d’inégalités, par exemple de revenus, d’emploi, etc. Mais toutes ces inégalités ne seront pas nécessairement considérées comme des injustices. Certaines seront vues comme normales et légitimes, ou comme inévitables, etc. Par exemple, il y a un consensus sur le fait qu’un jeune qui débute dans une entreprise sera moins bien rémunéré qu’un ancien qui a plus d’expérience. Donc on voit un double questionnement : Qu’est-ce qu’une inégalité ? À partir de quand devient-elle injuste ?

Concernant le premier point, il faut veiller à ne pas confondre « inégalité » et « différence ». Pour définir ce qu’est une inégalité entre deux situations, il faut se mettre d’accord sur le fait qu’il existe une échelle de valeurs entre les différences, laquelle échelle va être socialement déterminée. Par exemple, avoir les cheveux blonds ou bruns, c’est une différence, pas une inégalité. On va ainsi mettre en place toute une série de critères qui vont permettre de distinguer différence et inégalité. Mais l’une des difficultés est que ces critères sont plus ou moins collectivement partagés et qu’ils évoluent dans le temps. Par exemple, le fait de ne pas avoir une télévision en 1950 était une différence révélatrice d’inégalités alors que, aujourd’hui, c’est une distinction sociale des classes aisées.

Concernant le second point, c’est-à-dire la raison pour laquelle une inégalité sera considérée comme une injustice, je crois que, là aussi, cela tient à des définitions subjectives qui dépendent de rapports de forces sociaux et de compromis qui se redéfinissent en permanence. Quelles différences de rémunérations entre bas et hauts salaires va-t-on accepter avant de les trouver injustes ? L’exemple de la réforme des retraites montre pratiquement comment s’organise la construction d’un consensus de justice : chacun émet des hypothèses d’âge de départ, de pourcentage de rémunération, de prise en compte de la pénibilité, etc., et chacun négocie en faisant valoir ses arguments dans le débat public. Donc cette question de justice sociale se renégocie en permanence dans le débat public et pour différentes sphères de justice, comme les revenus, l’éducation, l’accès à la santé, la solidarité, etc.

La négociation permanente autour de normes de justice semble contradictoire avec le fait que cette question de justice s’enracine dans des repères très stables et établis, comme la liberté, l’égalité, le mérite, etc.

Le principe de mérite, qui est une « fiction nécessaire » comme dit François Dubet, permet de structurer la forme du débat sur ce qui est juste ou pas, mais n’en donne pas le contenu précis, qui reste à négocier.

Certes, mais en réalité, la négociation porte moins sur le principe lui-même que son application. Si on parle du mérite, par exemple, la négociation va porter sur l’évaluation de celui-ci : que mérite d’avoir la femme d’un agriculteur qui n’a pas eu de revenus au moment de sa retraite ? Donc le principe de mérite, qui est une « fiction nécessaire » comme dit François Dubet, permet de structurer la forme du débat sur ce qui est juste ou pas, mais n’en donne pas le contenu précis, qui reste à négocier.

En France, on parle beaucoup des inégalités moins de la justice sociale. Pourquoi ?

Je crois que cela tient simplement à une ambiguïté qui fait qu’en France, le terme « inégalité » signifie implicitement « injustice ». En toute rigueur, nous aurions dû nous appeler l’« Observatoire des inégalités injustes ». Mais notre rôle, à l’Observatoire, ce n’est pas de définir la justice mais de mesurer les inégalités. Par exemple, on va documenter l’éventail des salaires, à charge à chacun, ensuite, de se faire son avis sur ce qui est juste ou pas. Il peut d’ailleurs y avoir des données sur lesquelles il est complexe de statuer. Par exemple, l’écart moyen de rémunération entre femmes et hommes est de 25,7%. Une partie de cet écart s’explique par le fait que les femmes sont à temps partiel, or il y existe du temps partiel choisi. Cela fait que la part de l’inégalité qui constitue une injustice n’est pas tout à fait 27,5%. Si on calcule cette inégalité « toutes choses égales par ailleurs » [1] l’écart de salaire tombe à 10,5%.

Cet exemple illustre comme il est compliqué de définir ce qui est une inégalité injuste parce qu’il s’agit de normes sociales qui varient selon les personnes, les époques, les lieux, etc. De notre côté, en tant qu’Observatoire, nous devons être vigilants car nous contribuons inévitablement à produire de la norme, et tout le monde ne sera pas d’accord avec ce qui pour nous peut relever ou pas des inégalités injustes – y compris au sein de l’Observatoire.

[1] Le calcul « toutes choses égales par ailleurs » permet de connaître l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes en égalisant l’ensemble des critères comme l’âge, le métier, temps de travail, etc.

Ces normes de justice, qui sont toujours en débat, ont-elles tendance à s’individualiser ?

D’un côté, oui. L’élévation globale du niveau de diplômes renforce l’autonomie des individus, leur donne davantage de sens critique et les émancipent d’une série d’organisations religieuses, politiques, syndicales, etc. Donc, il y a une forme d’individualisation. Mais en pratique, il faut être plus nuancé. D’une part, on constate que les inégalités sont en fait très dépendantes du niveau social, ce qui autorise une lecture par collectifs ou groupes sociaux. D’autre part, les collectifs dont on avait annoncé la disparition se recomposent très vite, en haut comme en bas d’ailleurs. Les plus aisés s’organisent très bien pour défendre leurs intérêts. Et, de la même façon, les gilets jaunes montrent que la réagrégation se fait – sur d’autres base qu’avant mais elle se fait –, pour répondre aux sentiments d’injustice.

Dans les études que vous faites, voyez-vous un consensus sur ce qu’est une société juste ?

Il n’y a pas de consensus sur ce qu’est une société juste et heureusement ! Le débat sur la justice et l’opposition des groupes sociaux fait partie de la démocratie. Il y aura donc toujours des personnes pour exprimer un sentiment d’injustice. Ce qui peut alerter, c’est le niveau de ce ressenti. Or, en 2017, 77% des personnes interrogées trouvent que la société française est plutôt injuste [1].

[1] Baromètre d’opinion DRESS 2017, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2018.

Comment expliquez-vous l’importance de ce chiffre par rapport à l’état des inégalités qui, chez nous, sont plus réduites que dans beaucoup de pays de l’OCDE ?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, ce qui compte, ce n’est pas forcément le niveau des écarts entre les personnes mais l’idée qu’on se fait de ce niveau, de sa progression, etc. Par exemple si les écarts sont importants mais qu’ils ont tendance à se réduire, on pourra s’en remettre à une dynamique positive et juger les choses moins injustes. Or, aujourd’hui ou les écarts entre les plus riches et les plus pauvres se creusent, la dynamique inquiète plus qu’elle ne rassure. Cela se traduit dans le sentiment d’injustice des personnes qui, au début des années 2000, n’était que de 68%. On voit ainsi que les gens jugent la société de plus en plus inégalitaire ce qui correspond bien à cette dynamique qui va dans le sens d’un accroissement des inégalités, mais qui peut tout aussi bien traduire une hausse de la sensibilité des personnes aux inégalités…

Une deuxième raison tient aux inégalités de diplômes et à ce que ceux-ci permettent ou pas comme ascension sociale. Si la République nous dit qu’en faisant des études on peut améliorer sa condition, alors le critère de mérite pourra aider à justifier les écarts. Or, il y a une forte inégalité qui vient de l’accès à l’enseignement et du niveau de diplôme. En France, on fait porter la précarité du travail sur une minorité de jeunes, notamment des milieux populaires puisque 3 ans après leur sortie de l’école 49% de ces jeunes sans diplôme sont au chômage [1]. Donc il y a des champs d’inégalité très forts qui permettent de comprendre le nombre élevé de personnes qui ont le sentiment que la société française est injuste.

[1] Rapport sur les inégalités en France, Observatoire des inégalités, 2019, p. 99.

Dans les champs d’inégalité on trouve les revenus, l’école ou encore la santé. Sur ce dernier point il y a un paradoxe puisque le système de santé est universel mais peine pourtant à résorber les inégalités sociales de santé. Comment l’expliquez-vous ?

Tout simplement parce que les inégalités de santé ne tiennent pas qu’au système de santé mais aux inégalités sociales, aux inégalités au travail des salariés. Et le système de santé ne permet pas de corriger ces inégalités.

Quels sont les mécanismes qui produisent ces sentiments d’injustice ? On a parlé de la comparaison à l’autre, il y en a d’autres ?

Oui, et notamment le débat public. Le débat public travaille en permanence cette question de justice puisqu’il est le lieu de la confrontation des avis pour l’établissement des normes définissant ce qui est acceptable ou pas en termes d’inégalités. Par exemple, définir l’âge de naissance à partir duquel les gens se verront appliquer la réforme des retraites, c’est installer un point d’inégalité entre les générations et, suivant l’opinion qu’on se fait des réformes, les personnes vont y trouver ou pas de l’injustice.

Un deuxième facteur, dont j’ai parlé tout à l’heure, ce sont les effets de dynamique de la société et donc des perspectives qui s’offrent aux personnes. Or, depuis une quinzaine d’années, les niveaux de vie stagnent pour toute une partie de la population et, notamment pour les personnes de la classe moyenne, la dynamique est rompue. Il y a toujours des formes ascendantes de mobilités sociales, mais moins nombreuses ou moins rapides.

Le sentiment d’injustice est-il plus fort dans la classe moyenne ?

Le bas de la classe moyenne – et non le haut qui en réalité constitue déjà la classe supérieure – est dans une situation paradoxale. Il voit d’un côté la suppression d’impôts pour les plus riches et, de l’autre, le développement des politiques publiques à destination des plus pauvres. Donc il y a un double effet de comparaison défavorable, vers le haut comme le bas

Le bas de la classe moyenne – et non le haut qui en réalité constitue déjà la classe supérieure – est dans une situation paradoxale. Il voit d’un côté la suppression d’impôts pour les plus riches et, de l’autre, le développement des politiques publiques à destination des plus pauvres. Donc il y a un double effet de comparaison défavorable, vers le haut comme le bas. Le sentiment d’injustice est très fort dès lors qu’on a le sentiment de se faire avoir, même si ce n’est que symbolique puisque les classes moyennes vivent relativement bien par rapport aux classes populaires. Mais elles ont le sentiment de payer pour ces dernières et de devoir faire des efforts qu’on ne demande qu’à elles.

Les classes populaires seraient donc dans une situation de plus grande inégalité tout en en ressentant moins d’injustice ? Il y a une forme de fatalisme ?

Quand on n’a jamais été classé et qu’on reste en bas, il n’y a pas de sentiment de perte. Mais il n’y a pas de fatalisme, non. L’élévation du niveau de formation touche aussi les couches populaires qui voient bien les écarts qui existent. Mais la rancœur est plus forte chez ceux qui ont un rêve brisé, c’est-à-dire ceux des classes moyennes qui voient leurs aspirations réduites.

Quelle place tient la spécificité des territoires dans la formation du sentiment d’injustice ?

Toute une partie de la littérature consacrée aux inégalités territoriales traite, en réalité, d’inégalités de classes sociales. Si vous prenez les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur comme un exemple d’inégalités territoriales vous vous trompez : il s’agit d’inégalités sociales

Je ne sais pas. Pour répondre, il faudrait une connaissance particulièrement fine de l’ensemble des territoires. Mais il y a sur cette question une ambiguïté : on parle d’inégalités territoriales comme si on savait bien de quoi il s’agit alors que c’est loin d’être le cas ! Ce sont des inégalités de quoi ? Entre quoi ? Entre les territoires ? Les gens qui y vivent ? Toute une partie de la littérature consacrée aux inégalités territoriales traite, en réalité, d’inégalités de classes sociales. Si vous prenez les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur comme un exemple d’inégalités territoriales vous vous trompez : il s’agit d’inégalités sociales. De la même façon, une grande partie des inégalités supposément territoriales de santé sont en réalité des inégalités liées au travail et non au fait d’habiter tel ou tel territoire. Donc j’ai tendance à penser qu’on en a beaucoup fait avec ces typologies de territoires, même si l’histoire des territoires peut avoir un impact sur leur situation actuelle. Par exemple l’influence du catholicisme social et l’absence de grosses industries dans l’Ouest de la France peut expliquer qu’on y trouve moins d’inégalités. Mais à l’origine, ce sont des facteurs sociaux et quand on a enlevé ces facteurs sociaux, il ne reste plus beaucoup de facteurs territoriaux à discuter.

Pour vous, la lecture par classe sociale reste la plus pertinente pour comprendre les injustices ?

Je pense qu’il faut faire attention de ne pas retomber dans le travers des années 70 où tout était vu à travers la lutte des classes. Mais c’est une manière de comprendre le monde qu’on oublie à tort, et ce n’est sans doute pas anodin qu’on l’oublie. Le fait de rejeter cette catégorie d’analyse est, pour moi, une manière de ne pas vouloir entendre la conflictualité qui oppose les groupes sociaux. À mon sens, il faut conserver cette entrée, même si ce n’est pas le seul prisme de compréhension des situations sociales. Il y a, par exemple, la question des origines migratoires. Mais toute une partie de l’incompréhension de la société vient de l’abandon du cadre d’analyse par les classes sociales au profit de cette idée qu’il n’y aurait plus que des individus reliés entre eux par des réseaux. Il me semble également que, dans le débat public contemporain, on instrumentalise certaines formes d’inégalités qui ne gênent pas le système pour masquer celles des inégalités qui le gênent le plus. Un exemple. On va souligner l’importance des inégalités entre les femmes et les hommes dans les entreprises (salaires, responsabilités, etc.) et s’attacher à les réduire. Certes ces inégalités sont bien réelles, mais elles ne gênent pas fondamentalement le système économique ou redistributif qui peut continuer à fonctionner avec des femmes et des hommes également considérés. En revanche, on ne va pas remettre en cause l’importance des inégalités de salaires entre les moins payés et les plus payés, et maintenir une forme de précarité salariale. Les champs d’inégalités sont des champs socialement et politiquement construits et le débat public y contribue. C’est une des raisons pour laquelle nous avons créé l’Observatoire des inégalités ; pour apporter une contribution réflexive à ce débat en donnant des chiffres, mais aussi en réfléchissant sur la façon de les construire.

Comment concevoir des politiques publiques justes ?

Potentiellement, toute politique publique met toujours en concurrence des groupes entre eux, avec des principes de justification qui ne sont pas les mêmes pour chacun

Les politiques publiques mettent inévitablement en jeu des mécanismes de justice sociale. Quand vous concevez une réforme fiscale, vous transformez des équilibres de justice à l’intérieur d’un champ d’inégalités et donc vous produisez du sentiment de justice et / ou d’injustice. Si, dans une société qui ne va pas pour le mieux et où les revenus ne progressent pas, vous augmentez la fiscalité écologique (sans vraiment flécher ces moyens supplémentaires vers des actions écologiques) et que dans le même temps vous réduisez l’imposition des classes aisées… vous modifiez mécaniquement les arbitrages existants. Nécessairement, cela entraîne des discussions sur la question de savoir si ce changement est juste ou pas, par comparaison avec la situation précédente ou le sort d’autres catégories. Si vous créez des logements sociaux pour les plus précaires, les classes moyennes peuvent s’interroger pour savoir ce que vous faites pour elles. De même ces classes moyennes peuvent trouver injuste qu’on ne réduise la taille des classes que dans certaines écoles des territoires les plus pauvres quand leurs enfants continuent d’être à 35 par classe... Etc. Potentiellement, toute politique publique met toujours en concurrence des groupes entre eux, avec des principes de justification qui ne sont pas les mêmes pour chacun.

Donc on ne peut pas sortir de ce sentiment d’injustice, toute politique publique produit cela ?

C’est le principe des politiques publiques de poser un arbitrage, arbitrage fondé sur les valeurs politiques qui appartiennent à ceux qui produisent ces politiques. Et c’est une bonne chose

Oui, c’est le principe des politiques publiques de poser un arbitrage, arbitrage fondé sur les valeurs politiques qui appartiennent à ceux qui produisent ces politiques. Et c’est une bonne chose ! D’autant que les politiques publiques ne sont pas inféodées aux lobbies ou à la loi du plus fort. Aujourd’hui, on a un sentiment d’injustice assez fort qui s’exprime contre les politiques publiques, mais la France reste un pays redistributif où la moitié de la richesse produite est prélevée chaque année. On est loin d’un modèle néo-libéral. Donc, effectivement, toute politique publique s’inscrit dans un existant qu’elle vient transformer mais cette transformation – qui est toujours questionnée sur le mode du juste / injuste – peut aussi produire un sentiment de justice. Par exemple, de meilleurs remboursements de soins dentaires et d’optique, qui sont favorables à un grand nombre de personnes, produisent certainement un sentiment de justice. Cette conflictualité est inévitable et il y a une forme de naïveté à vouloir refuser le conflit social pour miser sur du « gagnant / gagnant ». Non, je crois que chaque groupe social assume ses valeurs et qu’on avance par un travail de confrontation d’idées dans l’espace public.

Mais comment prendre en compte ce sentiment d’inégalité pour faire des politiques publiques les plus justes possibles ?

Que se référer exclusivement à l’expression d’un sentiment d’injustice, c’est prendre le risque de n’écouter, comme souvent, que ceux qui parlent le plus fort ou qui ont structurellement voix au chapitre. La difficulté est d’écouter le sentiment d’inégalité de ceux qui ont peu accès à la parole

Je ne sais pas, je ne suis pas législateur. Mais il me semble qu’il y a un décalage entre les élus et la diversité du corps social. Ce n’est pas une question de positionnement gauche / droite mais davantage un problème de proximité puisque c’est surtout vrai des élus nationaux, les élus locaux ayant une meilleure connaissance de leur territoire. Globalement, les élus ont une compréhension du monde social qui est insuffisamment documentée. C’est pour répondre à cela qu’en 2011, j’ai fondé avec le soutien du bureau d’études Compas le Centre d’observation de la société. Son rôle est d’apporter des éléments factuels sur l’état de la société afin de fonder des diagnostics. Au niveau local, il existe déjà des outils, comme l’analyse des besoins sociaux (ABS) [1]. Les villes effectuent un gros travail pour connaître leur territoire à partir d’indicateurs solides, ce qui donnent des éléments objectifs pour étayer ou relativiser la lecture plus informelle que les élus peuvent avoir du terrain à partir des échanges avec les habitants. Car si écouter les gens permet d’accéder au sentiment d’injustice, il faut que ce qui est dit soit mis en relation avec un état plus objectif des inégalités. D’abord parce que tout sentiment d’injustice ne signifie pas qu’il y a réellement une injustice à sa source. Ensuite, parce que se référer exclusivement à l’expression d’un sentiment d’injustice, c’est prendre le risque de n’écouter, comme souvent, que ceux qui parlent le plus fort ou qui ont structurellement voix au chapitre. La difficulté est d’écouter le sentiment d’inégalité de ceux qui ont peu accès à la parole.

[1] Depuis 1995, les communes ont l’obligation de réaliser chaque année une « analyse des besoins sociaux » (ABS) par l’intermédiaire de leur Centre communal d’action social (CCAS). Il permet de décrire « l’état des besoins sociaux de l'ensemble de la population qui relève d'eux, et notamment de ceux des familles, des jeunes, des personnes âgées, des personnes handicapées et des personnes en difficulté. », Article R.123-1 du Code de l'action sociale et des familles (CASF)