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Bibliothèques et sans-abrisme 1/3

Interview de Johanna Vogel

Portrait de Johanna Vogel
Directrice de la Médiathèque du Bachut (8ème arrondissement de Lyon)

<< Nos deux usages les plus importants, quels que soient les types de publics, sont l’informatique et les films. Les personnes à la rue ont les mêmes usages >>.

La médiathèque du Bachut fait partie des 16 bibliothèques municipales de la ville de Lyon. Elle propose différents espaces et services autour du livre et de l’image et inscrit également son action dans des quartiers en politique de la ville.

Johanna Vogel, sa directrice, nous indique de quelle manière la médiathèque accueille des personnes sans abri et l’adaptation que cet accueil nécessite.

Réalisée par :

Date : 24/07/2019

Les bibliothèques sont généralement repérées comme des lieux d’accueil des personnes sans-abri. Est-ce que vous rencontrez des personnes sans-abri et comment les accueillez-vous au sein de la médiathèque ?

Je pense que nous avons également des personnes « invisibles », c’est-à-dire qui sont dans la rue, mais qui ne le portent pas sur eux

Je ne dirai pas que l’on accueille énormément de personnes qui sont dans la rue : c’est même plutôt l’inverse, on en accueille très peu. La place du Bachut, juste devant la bibliothèque, regroupe habituellement un certain nombre de personnes indigentes dont certaines squattent la place. Nous ne savons pas si tous sont des sans-abri, mais certains ont des bagages ou font la manche, ce qui est un indice. Ce sont ces personnes que l’on va retrouver dans la médiathèque. Ce sont plutôt des hommes seuls, mais on rencontre aussi des femmes et des familles. En observant cette fréquentation, je dirais que nous observons deux types de personnes.

Tout d’abord, celles qui viennent régulièrement, même quotidiennement. Ce sont des personnes que nous finissons par connaître. Ces personnes font un usage des documents. Elles ne sont pas là simplement pour utiliser les fauteuils et se reposer. Ce sont des personnes qui viennent regarder des films chez nous. Elles utilisent également les ordinateurs. On est l’un des seuls lieux qui propose un accès à des ordinateurs de manière libre et gratuite. Elles viennent aussi pour cela et pour recharger leurs téléphones. Parfois, elles nous demandent même de garder leur téléphone 30 minutes et elles retournent dehors. Nous avons des familles avec des groupes d’enfants qui viennent et qui utilisent la bibliothèque pendant que les parents sont dans la rue en train de mendier. Les enfants viennent en fratrie et passent énormément de temps devant les ordinateurs et les films. Ils arrivent à obtenir des cartes qui leur permettent d’emprunter des documents. Ils ne viennent jamais avec les parents. Ils sollicitent les bibliothécaires et se comportent comme les autres enfants de leur âge, parfois avec respect, parfois avec défiance.

La seconde catégorie de personnes est composée de personnes qui viennent irrégulièrement, qui sont souvent des personnes alcoolisées. Ces personnes viennent d’abord pour utiliser les toilettes. Je précise que, généralement, elles n’y font pas leur toilette car elles ne restent pas longtemps. Ce ne sont pas des personnes qui essaient d’obtenir des cartes de bibliothèques et d’emprunter des documents, ce sont ceux qu’on appelle des « séjourneurs ». Ces personnes sont souvent alcoolisées et viennent parfois dans la médiathèque avec leurs canettes de bière ou leurs bouteilles. Toute personne qui n’est pas alcoolisée ou qui ne transporte pas d’alcool peut entrer librement dans la bibliothèque. Il n’y a aucune forme de rejet d’une personne qui serait dans la rue et qui voudrait venir dans la bibliothèque. Toutefois, nous n’acceptons pas les personnes alcoolisées. Nous avons deux personnes au rez-de-chaussée de la bibliothèque qui sont des agents d’accueil et de sécurité. S’ils voient une personne entrer avec une boisson, ils demandent à la personne de ressortir, de même si la personne titube.

Je pense que nous avons également des personnes « invisibles », c’est-à-dire qui sont dans la rue, mais qui ne le portent pas sur eux. Nous les repérons, car souvent elles ont leurs affaires avec elles, comme par exemple des sacs ou des sacs à dos. Quand nous voyons que la personne semble transporter toutes ses affaires avec elle, c’est pour nous un indice sur le fait qu’elle est peut-être dans la rue. En outre, dans la salle informatique, nous avons énormément de personnes qui sont des habitués qui viennent quotidiennement. Nous n’avons pas fait d’enquête spécifique sur ces personnes et leurs usages. Il peut s’agir, par exemple, de personnes qui n’ont pas d’emploi.

Connaissez-vous les usages de ces personnes au sein de la médiathèque ? Adaptez-vous vos modalités dans l’utilisation de vos services pour ces personnes ?

Nous avons autour de nous 4 quartiers prioritaires de la ville sur lesquels nous intervenons régulièrement. Nous faisons partie de la charte de coopération culturelle justement pour essayer de démocratiser la culture auprès des publics qui seraient en précarité sociale et financière

Nos deux usages les plus importants, quels que soient les types de publics, sont l’informatique et les films. Les personnes à la rue ont les mêmes usages. Ils lisent également un peu de BD qui peuvent être lues sur place, alors qu’un roman, généralement, il faut plusieurs jours.

Concernant l’informatique, chaque usager peut utiliser librement l’espace informatique durant une heure. Pour poursuivre sur une seconde heure, il faut une carte de connexion. Elle ne nécessite qu’une pièce d’identité pour s’inscrire, mais c’est parfois déjà trop. Une carte de bibliothèque peut être demandée également, mais le problème de celle-ci est qu’il faut une adresse, y compris une adresse de domiciliation au CCAS [Centre Communal d’Action Sociale]. Parfois les personnes se passent leur carte de connexion. De la même façon, pour visionner un DVD il faut un casque. Pour l’obtenir, il faut normalement présenter une carte d’identité. Nous n’acceptons pas de prêter un casque sans pièce d’identité, mais il nous est arrivé de faire une exception pour une personne de la rue que nous voyons très souvent.

Nous avons autour de nous 4 quartiers prioritaires de la ville sur lesquels nous intervenons régulièrement. Nous faisons partie de la charte de coopération culturelle justement pour essayer de démocratiser la culture auprès des publics qui seraient en précarité sociale et financière. Ce sont des actions que l’on fait hors de nos murs comme des lectures dans les centres sociaux, ou en bas des immeubles. Il s’agit essentiellement d’actions auprès des enfants. Le problème c’est vraiment de faire déplacer les gens. Quand les personnes n’ont pas l’habitude de la bibliothèque, ils ne viennent pas d’eux-mêmes, et quand ils sont loin de la bibliothèque, ils ne se déplacent pas. Et les personnes à la rue fréquentent très peu nos animations. Elles sont ouvertes à tous, mais quand c’est quelque chose qui nécessite d’être dans une foule, même dans l’auditorium pour s’assoir et regarder un film, il est moins fréquent que nous ayons ce genre de public qui se mette avec le groupe.

Comment se passe l’utilisation des services par les personnes sans-abri et la cohabitation entre les différents usagers de la médiathèque ?

c’est marquant de voir que, généralement, ce sont les autres usagers qui ne comprennent pas que nous laissions certaines personnes entrer dans la bibliothèque. Ils ne comprennent pas que, par exemple, si une personne somnole, nous la laissions dormir. Les usagers nous le reprochent. Pour eux ce n’est pas tolérable d’avoir ce comportement-là dans un lieu public

Tout d’abord, nous avons le cas de la personne qui dort dans la bibliothèque. Cette situation n’est pas spécifique aux personnes à la rue mais les concernent régulièrement. Le règlement intérieur précise bien que nous ne sommes pas un espace pour le sommeil. Donc, le règlement dit quelque chose : mais comment nous pouvons l’appliquer ? Dans les faits, nous sommes en vigilance sur la durée de la somnolence et si nous voyons une personne somnoler plus de 10 minutes, nous intervenons.

Ensuite, il faut dire que c’est souvent lorsqu’il y a un problème que nous repérons une personne sans abri. Pour nous, il s’agit d’un usager normal, comme tous les autres. Et, d’une manière générale, nous avons deux situations problématiques : les troubles psychologiques et l’hygiène. Premièrement, le comportement de la personne relève de la psychiatrie : elle crie, s’en prend aux autres – personnel ou autre usager, génère des conflits. Dans ces cas-là nous intervenons. Si les agents d’accueil et de sécurité sont là, ce sont eux qui sont en premières lignes pour faire sortir ces personnes. Sinon, cela peut être tout membre du personnel mais nous ne sommes pas formés à cela. Nous avons une formation de base d’accueil, mais pas pour les accueils un peu plus difficiles. Si c’est une personne qui hurle ou qui insulte les autres usagers, nous allons essayer de faire baisser la tension.

Le deuxième cas de figure est celui où d’autres usagers se sentent inconfortables ou embêtés par la présence d’une personne en rapport avec son manque d’hygiène. Cela nous est arrivé à plusieurs reprises et il concerne l’ensemble des bibliothèques de façon récurrente. Une forte odeur corporelle est inconfortable pour les autres usagers. Cela nous met nous bien sûr en difficulté de devoir faire sortir ou de devoir interpeller une personne parce qu’elle est dans cette situation-là et on se dit bien qu’elle ne l’est pas par choix. Au sein d’un espace comme le nôtre, une personne est censée, comme tous les usagers, avoir une hygiène correcte. Elle ne peut pas importuner les autres par son odeur. Ce n’est pas un choix personnel, c’est dans notre règlement. Nous essayons de prendre la personne à part afin que cela ne soit pas dit ni vu par d’autres publics afin de la mettre le moins possible dans une situation inconfortable. Sur des situations d’hygiène nous partons du principe qu’à partir du moment où il y a inconfort de quelqu’un d’autre nous devons agir. Mais c’est marquant de voir que, généralement, ce sont les autres usagers qui ne comprennent pas que nous laissions certaines personnes entrer dans la bibliothèque. Ils ne comprennent pas que, par exemple, si une personne somnole, nous la laissions dormir. Les usagers nous le reprochent. Pour eux ce n’est pas tolérable d’avoir ce comportement-là dans un lieu public.  Je ne sais pas s’ils trouvent cela plus normal sur un banc dehors. Mais les usagers ne veulent pas voir cela dans notre médiathèque.

Pour terminer, quelles sont les perspectives et besoins de votre médiathèque en ce qui concerne l’accueil des personnes sans-abri ?

La réflexion sur la place des personnes à la rue au sein de la bibliothèque est centrale chez nous. Elle concerne l’ensemble du réseau des bibliothèques de Lyon au niveau du service des publics qui est chargé de réfléchir à l’accueil.  Ce service est garant du règlement intérieur et de son évolution. Au sein de la médiathèque du Bachut, nous faisons remonter des situations. Nous nous rendons compte que ce sont les mêmes situations partout, ce qui rend pertinent d’avoir un règlement commun qui nous aide à répondre aux besoins de ces personnes.

Nous rencontrons une difficulté à trouver des relais pertinents pour agir auprès de ces personnes. Nous ne savons pas qui appeler, comment signaler, comment faire et qu’est-ce que l’on doit faire ? Est-ce que c’est parce que nous avons un sans-abri que nous devons appeler quelqu’un ? Est-ce que l’on doit attendre qu’il nous pose une question relative à ce qu’il peut faire : où se laver, où dormir et appeler à ce moment-là ? Si nous avons un problème avec quelqu’un, est-ce que l’on doit appeler la police ou est-ce qu’il y aurait quelqu’un d’autre que l’on pourrait appeler en priorité ? Nous n’avons pas de liens avec des associations d’aides aux sans-abri, ce qui serait vraiment utile pour aider les gens qui sont dans la rue.