Prospective du travail : entre exigences et besoin d'harmonie
Quelles tendances et questionnements dans les avenirs du travail ?
Interview de Hélène Monier
Enseignante chercheuse en gestion des ressources humaines, Hélène Monier oriente ses recherches sur la gestion des incidents et du facteur émotionnel face à des incidents sur le lieu de travail dans des métiers à risque (policiers, urgentistes, métiers avec un primo contact avec un public parfois difficile, etc.).
Elle est l’auteure d’une thèse sur « Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels enjeux pour la GRH ? » (Université Jean Moulin - Lyon 3, 2017). Elle a donné une dimension collective puis organisationnelle au concept de régulation émotionnelle dans les collectifs de travail, largement pensé en termes individuels.
Ses travaux ont inscrit dans la littérature les concepts de Régulation émotionnelle collective (REC) et Régulation Émotionnelle Organisationnelle (REO).
Les différentes enquêtes sur les violences auxquelles sont confrontés de nombreux professionnels des services publics dans leur relation aux usagers montrent la difficulté des organisations à mettre en place une politique de prévention centrée sur l’amont et qui sorte d’une vision réductrice de l’incident, restreinte à une interaction entre un usager et un professionnel. Le collectif, tant au sens de collectif de travail que d’organisation et de conditions de travail, semble avoir peu de place. Manque-t-on d’outils conceptuels pour penser le rôle du collectif en matière de prévention des incidents, que ce soit à l’amont, en situation ou post-situation ?
Les incidents survenant dans la rencontre avec le public que ce soit sur la voie publique, à un guichet, dans une école..., par le travail émotionnel qu’ils génèrent, sont un des facteurs de risques psycho-sociaux posés par le rapport Gollac Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser.
Cette approche, qui fait référence en France depuis 2011, retient six grands facteurs de risques psychosociaux : l’intensité et le temps de travail, les exigences émotionnelles, l’autonomie et les marges de manœuvre, les rapports sociaux et la reconnaissance au travail, les conflits de valeurs et enfin l’insécurité de la situation de travail.
Ces exigences émotionnelles recouvrent tout ce qui touche au rapport avec le public : les difficultés relationnelles, la confrontation à des situations de souffrance ou de détresse sociale, la peur dans des contextes violents... Mais telle qu’elle est définie, la notion d’exigences émotionnelles présente deux faiblesses : d’une part, elle ne concerne que l’externe, c’est-à-dire l’interaction avec le public, alors qu’effectivement le travail émotionnel peut être lié à des dysfonctionnements internes qui empêchent le travailleur de faire son travail dans de bonnes conditions. Ces facteurs internes peuvent générer une souffrance éthique plus forte que les aléas de la relation aux usagers, y compris d’une agression en tant que telle.
D’autre part, la régulation des émotions est envisagée essentiellement sous l’angle clinique et individuel. La régulation émotionnelle individuelle a été théorisée, par les chercheurs en psychologie James Gross et Oliver John, comme l’ensemble des processus émotionnels individuels qui amènent la personne qui éprouve une émotion, face à une situation, à modifier, changer, supprimer ou retravailler cette émotion et la manière dont elle l’exprime. C’est un travail à la fois sur la dimension intéroceptive, c’est-à-dire ce qui est ressenti dans le corps, ce qui est pensé, sur les représentations du métier, les attendus de rôle, mais aussi sur ce qui est exprimé ou non.
Je me suis attaché à rapatrier ce concept dans le domaine des ressources humaines et en psychologie du travail pour en faire une définition qui va toucher le collectif car ce dernier est essentiel pour réguler les émotions générées par le travail.
Comment le collectif permet-il cette régulation des émotions ?
En repartant de la définition de Gross et John, j’ai développé le concept de Régulation Émotionnelle collective (REC) comme l’ensemble des processus émotionnels qui amènent les collectifs à changer, modifier, supprimer, requalifier et exprimer une émotion. Cela a permis de mettre en avant le rôle du collectif dans la reconstruction de la signification d’un évènement à incident dans le collectif de travail. Il existait bien en sociologie des organisations des tentatives de ce côté-là mais elles occultaient le volet des outils mobilisés et celui des pratiques de management et du collectif.
La sociologue Aurélie Jeantet a travaillé sur la régulation émotionnelle aux guichets de la Poste. Pour repérer le travail émotionnel, ce n’est pas l’interaction avec le public qu’il a fallu observer mais plutôt ce qu’il se passait à l’arrière, dans la zone des colis fermée au public. C’est là que les professionnels se croisent, expriment et requalifient une situation, une émotion, se donnaient du courage. C’est ce qu’ils vivent dans cet espace informel qui leur permet ensuite d’adopter leur posture professionnelle face au client. L’ ergonomie, le design de ces coulisses de l’activité sont donc centraux pour les métiers en contact avec le public en définissant ces zones où il est possible de tomber le masque.
Dans une situation d’incident, il faut donc aller au-delà de la simple observation de l’incident pour regarder ce qui importe : les soutiens managérial, organisationnel, social des collègues, qu’ils soient en amont de l’incident ou après un incident. Est-ce qu’il y a du temps pour des debriefs informels et formels ? Quels sont les espaces de mise en discussion de l’activité organisés par le manager, avec ou sans lui ? Y a-t-il des espaces pour des réunions thématiques ? Le cas échéant, qui les choisit et les anime ? Comment sont-ils restitués ?
De facto, cette régulation se développe spontanément au sein des collectifs. L’organisation doit-elle formaliser davantage ce processus ?
L’informel ne suffit pas. La REC existera toujours de manière informelle mais sans moyens stratégiques dédiés, elle se fera dans des espaces et des temps inadaptés. J’ai enquêté auprès de soignants hospitaliers qui vivaient des agressions physiques et verbales de la part des patients et/ou de leur famille.
Ces agressions entraient en conflit avec leur vision du métier qui est de soigner, d’écouter, de soulager. Elles étaient source d’une forte souffrance éthique. Le collectif n’avait pas de lieu pour réguler ces émotions autrement que dans les vestiaires, en restant davantage au travail ou en se retrouvant en dehors du temps de travail. Ces situations peuvent contribuer à faire exploser l’équilibre vie personnelle et professionnelle ou provoquer des dysrégulations collectives des émotions dans lesquelles le collectif s’auto-alimente dans son malaise ou se scinde en groupes antagonistes... C’est pourquoi j’ai théorisé le concept de Régulation Émotionnelle Organisationnelle (REO).
La REO désigne l’ensemble des outils, pratiques et processus émotionnels qui vont permettre aux professionnels, via le design du management, de retravailler la représentation mentale d’ un évènement, tel que sa gravité, son sens, s’il fait partie du travail ou non... et des réactions eues ou à avoir (montrer, cacher, suivre des normes définies collectivement, etc.). Développer la REO, c’est indiquer aux professionnels que l’institution connait le travail réel et ses exigences émotionnelles, et reconnait la nécessité de la REC en lui donnant un cadre, en facilitant sa mise en œuvre. Il appartient donc au management et aux ressources humaines de réfléchir à ce qui est proposé. Ensuite, le collectif peut être en autonomie. Le management n’a pas besoin d’être systématiquement présent.
Comment configurer ces espaces ? Doivent-ils émerger de la pratique ?
Il n’est pas possible de donner une préconisation généralisée car tout dépend des besoins des professionnels. Il faut toujours partir du contexte, c’est ce qui rend complexe la mise en place de dispositifs de Qualité de vie et des Conditions de Travail (QVCT) ou de prévention des risques psycho-sociaux. Il faut se mettre dans les chaussures des professionnels et exploiter ce qui existe déjà. Le sociologue du travail canadien Angelo Soares a ainsi travaillé sur le rôle des toilettes comme espace d’expression des émotions. C’est là que l’observation et l’immersion sur le terrain prennent tout leur intérêt : quels sont les espaces de discussions existants ? À la machine à café ? Sur le parvis lors de la pause cigarette ? De quoi discutent les professionnels ? Quels types d’émotions sont exprimés ? Comment ces espaces répondent-ils à leurs besoins ?
J’ai vécu une expérience instructive dans le centre d’appel d’une grande entreprise. Les téléconseillers travaillaient assis toute la journée dans un open space. Dans le cadre de sa politique de QVCT, l’entreprise avait investi dans des salles de pauses à l’ambiance zen, des espaces de relaxation avec des poufs, de la musique, des lumières d’ambiance... Les managers ont beaucoup communiqué sur ces dispositifs et pourtant personne ne s’en servait. La direction était déstabilisée : les professionnels se plaignaient de la faible qualité de vie au travail, les risques psycho-sociaux explosaient et ils n’utilisaient pas les dispositifs mis en place !
L’observation des pratiques des professionnels a montré que ces salles ne répondaient pas à leurs besoins. Au moment des pauses, ils avaient besoin d’aller dehors, quel que soit le temps, d’être en mouvement, debout, de parler avec des collègues, de vérifier dans leur regard qu’ils avaient fait la bonne manipulation...
L’objectif de la REO est de faciliter la REC au niveau ergonomique, temporel, organisationnel, social, psychologique... En fonction de l’analyse de l’existant et des besoins, il est possible de décider collectivement d’investir ces espaces d’une fonction plus formalisée. Plus les collaborateurs sont impliqués, plus les espaces seront investis, même si cela dépend toujours des rituels, des valeurs, de l’histoire du service, des turn-over...
Est-ce important de parler des incidents au-delà du cercle de ceux qui l’ont vécu ? Certains professionnels rencontrés ont ainsi parlé d’un effet de contamination de la peur ressentie sur un évènement aux professionnels qui ne l’avaient pas vécu. Certains récits ne peuvent-ils pas contribuer à diffuser ce sentiment d’insécurité ?
La manière dont un collectif vit après une situation et dont l’organisation s’en saisit pour en faire un retour d’expérience permet d’inscrire cet évènement dans l’histoire du service. Plus que d’effrayer ceux qui ne l’ont pas vécu, cette dimension mémorielle protège les professionnels en leur transmettant des valeurs et des codes professionnels, en posant une doctrine de fait sur le comportement à adopter face à une situation similaire ou proche. La mise en récit permet in fine de créer une identité commune.
Cette dynamique est d’autant plus importante que le turn-over est fort car le récit transcende les départs et arrivées. Les jeunes professionnels peuvent ainsi vous raconter avec fierté l’histoire d’incidents qu’ils n’ont pas vécus. Mais pour jouer ce rôle, l’histoire doit avoir été travaillée au même titre que les rituels. Mise en récit et rituels sont de vrais leviers sur lesquels un manager peut s’appuyer pour permettre au collectif d’avoir un sas de décompression et une identité collective face à l’agressivité ou aux situations à incidents.
Qu’en est-il de la place du manager dans ce travail émotionnel, notamment dans la régulation de ses propres émotions ?
Rendre visible le travail du manager me semble un enjeu primordial avant de parler du travail des émotions. Les managers sont pris en tenaille entre la direction et le terrain. Selon leurs motivations et vocations intrinsèques, différentes postures émergent. Ceux qui se réfugient dans les outils et machines de gestion se transforment en managers éloignés du terrain, inatteignables, peu reconnus par leur équipe car, à juste titre, peu crédibles.
Ceux qui ont une connaissance du cœur de métier, une carrière dans laquelle ils sont passés du professionnel de terrain au statut de manager bénéficient de davantage de légitimité, s’engagent davantage près des équipes. Cette proximité et cette empathie peuvent être source de souffrance.
Le malaise du manager n’est pas tant de parler des émotions que de connaitre vraiment la place que le top management et ses équipes attendent de lui. Les équipes se plaignent souvent davantage de son absence que d’une omniprésence et d’un surcontrôle. De leur côté, les managers se plaignent de manquer de temps auprès de leur équipe, happés par des réunions hiérarchiques, des ateliers, des machines de gestion, du reporting... Autant d’éléments qui les empêchent de comprendre le travail réel mené sur le terrain. Ce qui devrait être le cœur du métier devient alors périphérique et accessoire alors que c’est ce qui donne tout son sens au management.
En situation de conflit ou d’agression, les attentes sur les managers sont fortes pour apaiser la situation, cadrer un usager, soutenir l’équipe... Les enquêtes montrent aussi qu’il existe souvent un décalage de perception sur le rôle du manager dans ces situations, par exemple sur ce qu’implique le fait pour un manager d’être d’astreinte. Ce décalage peut se retrouver aussi sur d’autres professionnels comme les agents de sécurité, entrainant de la confusion dans la gestion d’une situation, le sentiment de ne pas être soutenu, et in fine du ressentiment. Est-ce important de poser précisément les attendus et jusqu’à quel point faut-il clarifier les rôles ?
Une situation de crise pose deux questions centrales : celle de la posture managériale et celle opérationnelle du « qui fait quoi » et « qui parle à qui » . C’est une opportunité pour définir les rôles et notamment celui du manager. Dans la police, il existe le commandant des opérations sur le terrain (COP). Le COP est sur le terrain mais à distance de la scène principale. Il a des relais d’information mais ne doit surtout pas avoir de contact direct avec la situation parce qu’il est là pour recueillir les informations, garder la tête froide et prendre les décisions.
Le sujet du courage managérial me tient à cœur. C’est facile de parler de responsabilité sociale des organisations mais dans une situation, qui a les mains dans le cambouis ? Qui éteint le feu ? Il est important de définir ce qu’une organisation entend par « courage managérial » et ce que cela implique. Dans tous les cas, ce rôle doit être connu de tous et clairement défini. Prenons l’astreinte. Il est nécessaire de clarifier ses objectifs avant tout : est-ce apporter du soutien socio-émotionnel ? Technique ? Opérationnel, par exemple, être présent pour des questions de crédibilité à l’instant T ? Ou bien être capable de prendre des décisions rationnelles nécessitant une prise de distance ? Est-ce que ce rôle d’astreinte a une fonction centrale ou secondaire ?
Partant de là, il est possible de définir le rôle du manager d’astreinte, de décliner des actions, d’intégrer cette dimension dans la fiche de poste, de penser formation pour donner de la crédibilité. Appellerait-on un pompier qui ne sait pas se servir d’une lance à incendie ?
La question de la formation est centrale. Or, si de nombreux managers témoignent avoir eu une formation à la gestion de la violence, beaucoup déplorent qu’elle soit surtout focalisée sur la connaissance des procédures comme les procédures de signalement, et les devoirs face aux agents et pas tellement sur les capacités à adopter des comportements et une communication adaptée en situation. Cette approche plutôt gestionnaire du rôle du manager n’occulte-t-elle pas l’importance que recouvre son intervention lors d’un conflit ?
En situation, l’approbation des équipes de terrain face à leur chef dépend surtout de la connaissance de ce dernier du terrain. C’est vraiment une question de crédibilité. Pour être respecté, le terrain attend que le manager soit irréprochable. Quand le manager arrive et résout une situation de crise, c’est un moment très important pour le collectif de travail. Le manager est scruté : prend-il ses décisions seul ou avec des collègues, comment gère-t-il les émotions du collectif, les siennes... Cela détermine le soutien managérial perçu qui est lui-même un facteur d’engagement ou de désengagement.
Si le manager est sur le terrain, il peut y avoir un double travail émotionnel à faire en situation : gérer le primo contact avec le public, les auteurs du trouble, mais aussi avec les équipes pour ne pas montrer ses peurs, ses déceptions, ses échecs, ses colères. En tout cas, pas sur le moment.
Un commandant qui officiait aussi comme négociateur du Raid disait : « Vous devez être un masque de fer sur les deux situations même si au fond votre cœur bat fort. Il faut être un socle inébranlable pour que les équipes ne voient pas au fond de nos yeux nos doutes et nos peurs surtout dans les situations critiques ».
L’exemplarité, la crédibilité, le courage managérial, tout cela peut s’aborder d’un point de vue philosophique mais peut aussi être travaillé de manière très concrète avec des mises en situation, des scénarii, en utilisant les espaces d’analyse de la pratique...
Sur le volet opérationnel, comment poser des procédures précises sachant que chaque situation est particulière ?
J’ai été marquée, lors d’une intervention sur la gestion de crise, par une phrase de l’ancien numéro 2 du RAID Eric Heip. Pour lui, « si vous pouvez répondre à qui fait quoi et qui parle à qui, vous pouvez gérer n’importe quelle crise ». Les fiches réflexes sont ces outils opérationnels permettant d’indiquer aux professionnels ce qu’il faut faire en situation, le qui fait quoi et qui parle à qui. C’est un plan d’action qui donne aux professionnels le choix de l’appliquer ou non en fonction du contexte.
Bien évidemment, la réalité ne rentre jamais dans le plan car le contexte gagne toujours sur les standards et les procédures, mais un plan donne une sécurité psychologique aux agents. Connu et partagé, il ouvre un espace de pensée à la personne confrontée à une situation de crise. C’est décisif pour éviter ou lutter contre la sidération. Sans plan, la liberté d’action est trop grande alors que le plan donne un petit ordre, un procédé sur lequel se reposer.
Lors des attentats du Bataclan en 2015, il semblerait qu’un des premiers ordres donnés pour sortir le collectif de l’effet de sidération a été celui d’aller chercher de l’eau. L’objectif est de débloquer l’action, peu importe si vous suivez le plan. Ce n’est pas une procédure pour une procédure.
Les professionnels déplorent souvent manquer d’espace d’élaboration pour travailler les situations alors qu’ils bénéficient en général de temps d’analyse de la pratique. Il semble régner une confusion entre une analyse de la pratique centrée sur les émotions ressenties dans une situation et une analyse de la pratique centrée sur le travail...
La sémantique est importante. Travailler les émotions individuelles suite à un évènement nourrit la prévention primaire mais cela n’est pas de l’analyse de la pratique. Le débrief émotionnel a pour clé d’entrée les émotions alors que l’analyse de la pratique part du travail. Ce dernier est neutre alors que l’émotion ne l’est pas, elle a besoin d’être expulsée avant d’être requalifiée. Ce n’est pas du tout la même approche.
Je plaide pour des temps en équipe dont le point de départ est le contenu du travail, ce qui reste assez rare. La plupart des politiques de QVCT ratent leur objectif. Les agents n’attendent pas des babyfoots et des corbeilles de fruits, mais de parler du contenu du travail, de le mettre en lumière, qu’il soit dirty work ou censé être noble. Ces espaces permettent de faire converger différentes visions d’une situation de travail pour la requalifier. Cela s’appelle la réévaluation cognitive ou requalification mentale d’une situation.
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