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Les Promeneurs du Net : travailler avec le numérique sans couper les liens humains.

Interview de Isabelle Sentana et Pierre Guyomar

coordonnatrice du dispositif Promeneurs du Net et référent numérique au CRIJ Auvergne Rhône-Alpes.

<< Un peu sur le même principe que la maraude de rue, la maraude numérique relève du "aller vers", qui anime notre réseau depuis longtemps déjà >>.

Le Centre Régional d’Information Jeunesse (CRIJ) Auvergne Rhône-Alpes est un lieu ressource pour les 13-30 ans, leurs familles et les professionnels de la jeunesse. Labellisé par l’Etat et membre de l’Union Nationale Information Jeunesse, il anime, coordonne et forme une centaine de structures dans la région (MJC, Missions locales, Centres sociaux, Foyer Jeunes Travailleurs, associations diverses) qui accueillent et informent sur les questions d’emploi, de formation, de logement, santé, mobilité, loisirs, sport, culture... Le CRIJ intervient également sur l’éducation à l’information et coordonne depuis juin 2017 à l’échelle de la Ville de Lyon l’expérimentation des Promeneurs du Net, dont l’extension est prévue en 2018 à la Métropole lyonnaise.

Isabelle Sentana est coordonnatrice du dispositif Promeneurs du Net et Pierre Guyomar est référent numérique au CRIJ Auvergne Rhône-Alpes. 

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Date : 20/12/2017

Depuis quand le CRIJ s’intéresse-t-il au numérique comme moyen d’échange avec les jeunes ?

Nous sommes présents en ligne, notamment sur les médias sociaux, depuis 2009, pour proposer aux jeunes de l’information ou des contacts : c’est tout aussi important, à l’heure actuelle, que d’assurer une présence sur des lieux d’accueil physiques.

Nous sommes présents en ligne, notamment sur les médias sociaux, depuis 2009, pour proposer aux jeunes de l’information ou des contacts : c’est tout aussi important, à l’heure actuelle, que d’assurer une présence sur des lieux d’accueil physiques. Les structures du Réseau Information Jeunesse sont nées après mai 68, à la demande des jeunes, qui avaient besoin de lieux où obtenir des informations de manière gratuite et anonyme. Cette fonction d’accueil est toujours assurée, sans rendez-vous, quel que soit le statut ou l’âge des jeunes. Mais alors que nous accueillions 150 000 jeunes par an à Lyon dans les années 1990, ils ne sont plus que 30 000 à pousser les portes aujourd’hui. Les professionnels de la jeunesse ont de plus en plus de mal à les toucher, parce qu’ils sont de plus en plus dans leur chambre, devant des écrans. Par ailleurs, les demandes ont changé. Les jeunes qui viennent à nous sont déjà informés, souvent grâce aux médias sociaux. Ils ont surtout besoin d’explications ou de validation, ce qui suppose de les recevoir plus longuement.

Cela confirme-t-il l’idée que la socialisation entre pairs est plus forte qu’autrefois ?

Aujourd’hui, leurs premiers interlocuteurs sont les membres de leur génération

Absolument. Aujourd’hui, leurs premiers interlocuteurs sont les membres de leur génération. Parfois aussi, les animateurs de quartier. Alors qu’il y a 20 ou 30 ans, le rôle des parents et des pédagogues était beaucoup plus important. Les jeunes cherchent des personnes de confiance, car la défiance est très forte par rapport à l’information institutionnelle. Il nous faut donc changer de modèle, et l’accompagnement numérique fait partie des besoins à satisfaire. Le mythe des digital natives ne doit pas faire illusion, en effet. En dépit des apparences, on sait que les jeunes ne sont pas à l’aise dans l’espace numérique et que les usages en la matière ne s’improvisent pas. Sur les réseaux sociaux, nous essayons de leur dire : « Hep ! Nous sommes là, si vous avez besoin d’aide… » Un peu sur le même principe que la maraude de rue, la maraude numérique relève du « aller vers », qui anime notre réseau depuis longtemps déjà. L’idée est de faire savoir aux jeunes qu’ils peuvent se rendre dans des lieux dédiés pour être accompagnés.

Comment est né le dispositif des Promeneurs du Net à Lyon ?

Lorsque la Caisse Nationale des Allocations Familiales (CNAF) a décidé en 2017 de déployer le dispositif au niveau national, sur la base d’une expérience conduite dans la Manche (elle-même inspirée d’une initiative suédoise), nous étions prêts, du fait de nos pratiques antérieures. Au même moment, la Ville de Lyon entamait une démarche pour disposer d’un outil d’information en ligne (le futur site Internet Info Jeunes Lyon) et la Direction Départementale de la Cohésion Sociale du Ministère de la Jeunesse et des Sports voulait déployer un outil du même genre : La boussole des jeunes. Ces trois volontés se sont rejointes autour d’un objectif commun : investir davantage la rue numérique, pour capter l’attention des jeunes là où ils sont, et ensuite les faire venir dans des structures où ils pourront être accompagnés. Pour le CRIJ, c’était une reconnaissance du savoir-faire que nous avions développé, et cela allait bien avec note côté « ensemblier », notre capacité à mettre en lien les acteurs de la jeunesse.

Quels moyens ont été affectés au dispositif ?

Un poste a été créé au CRIJ pour la coordination, et dix Promeneurs et Promeneuses se sont portés volontaires dans les différentes structures lyonnaises

Un poste a été créé au CRIJ pour la coordination, et dix Promeneurs et Promeneuses se sont portés volontaires dans les différentes structures lyonnaises — l’expérimentation étant également en cours à l’échelle régionale, en Drôme/Ardèche et en Isère. Ces professionnels ont des profils divers (animateurs jeunesse, éducateurs spécialisés, conseiller insertion professionnelle…). Ils n’étaient pas nécessairement à l’aise avec le numérique, certains éprouvaient même de la crainte, mais tous sont animés par l’idée d’aller rencontrer les jeunes là où ils sont. Une formation en plusieurs étapes leur a été proposée : d’abord pour constituer une dynamique de groupe, à travers le partage d’une charte éthique ; ensuite pour aborder les aspects techniques (fonctionnement des médias sociaux), la question des usages du numérique par les jeunes (avec l’association Fréquence écoles), les problèmes de posture (« Si un jeune me sollicite sur Messenger, comment dois-je lui répondre ? »), ou encore d’urgence (« Que faire si je suis confronté à un jeune victime de violence, ou qui veut se suicider ? »). Depuis, chaque Promeneur a un profil à son nom, sur tel ou tel réseau social, et sa structure s’engage à lui permettre de dégager 2h par semaine pour naviguer sur le Net, ainsi que des temps de formation et d’analyse de la pratique.

Comment s’opère la rencontre entre les jeunes et les Promeneurs du Net ?

il faut que la « signature » Promeneurs du Net soit identifiée sur le territoire, qu’elle soit portée par les professionnels, de la jeunesse, visible sur les différents sites internet de nos structures, des villes, des CAF

C’est l’un des problèmes que nous avons à résoudre, sachant que nous n’allons pas compter sur le hasard des moteurs de recherche. Il y a deux cas : celui des jeunes déjà connus des professionnels, avec lesquels le travail d’accompagnement se poursuit sur l’espace numérique ; et les autres, qu’il faut parvenir à toucher. L’expérience de la Manche montre que cela peut prendre du temps. Même si les jeunes en parlent entre eux, il faut que la « signature » Promeneurs du Net soit identifiée sur le territoire, qu’elle soit portée par les professionnels, de la jeunesse, visible sur les différents sites internet de nos structures, des villes, des CAF… Nous allons aussi communiquer dans des salons et des événements. Et nous venons de recruter une volontaire en service civique, qui va faire le tour des établissements scolaires et des structures d’éducation populaire pour parler des questions d’identité numérique et présenter les Promeneurs à cette occasion, afin que les professionnels aient le réflexe d’orienter les jeunes, ou les parents, vers le dispositif.

En quoi consiste l’accompagnement proposé ?

Nous avons pour le moment distingué deux catégories d’accompagnement : l’une, légère, sur le mode « Coucou, ça va ? », qui permet de diffuser de l’information ; et une autre, plus approfondie, par exemple pour une aide à l’écriture de CV, pour l’obtention d’une aide au logement, etc

Il s’agit avant tout de répondre aux demandes et aux interrogations des jeunes ; de les accompagner vers l’autonomie et de leur apprendre à déjouer les pièges de la Toile. Nous avons pour le moment distingué deux catégories d’accompagnement : l’une, légère, sur le mode « Coucou, ça va ? », qui permet de diffuser de l’information ; et une autre, plus approfondie, par exemple pour une aide à l’écriture de CV, pour l’obtention d’une aide au logement, etc. Sachant que les sollicitations sont directement liées au métier qu’exerce le Promeneur et à la structure dans laquelle il travaille. Pour prendre l'exemple d’une éducatrice de prévention qui travaille sur le secteur de Confluence, elle est Promeneuse sur Snapchat, ce qui est assez original encore aujourd'hui pour un travailleur social. Elle se sert de cet outil pour proposer aux jeunes qu'elle suit une continuité du travail qu'elle effectue avec eux par ailleurs. C'est donc la permanence du lien qui est assurée, mais aussi pour l'éducatrice, un moyen de sentir par « instantanés » le quotidien des jeunes, et parfois de saisir un fil sur lequel elle pourra s'appuyer par la suite. La démarche est très appréciée pour l'instant par ses jeunes interlocuteurs, qui ont accepté d’être ainsi en contact avec elle parce qu'ils lui font confiance. 

Quelles compétences nécessite cette nouvelle activité, pour les professionnels mobilisés?

Nous comptons sur nos Promeneurs et Promeneuses pour montrer à leurs collègues encore méfiants que l’on peut travailler avec le numérique sans couper les liens humains, et même que l’on peut se servir du numérique pour toucher des jeunes qui étaient « sortis des radars

Le défi, pour chacun, est de réinventer son métier en ligne, en quelque sorte. Nous leur disons qu’en ligne ou dans la rue, c’est la même chose, à ceci près que dans un premier temps, ils ne peuvent pas s’appuyer sur la communication non verbale, sur tous les éléments qui peuvent être déchiffrés dans le face-à-face physique. En fait, nombre d’animateurs ou d’éducateurs s’aventuraient déjà sur ce terrain-là, en réponse aux demandes des jeunes. Pour la CNAF, la démarche vise à la fois à sécuriser des pratiques existantes et à faire évoluer des structures qui n’ont pas encore investi dans ces outils. Sachant que cela soulève diverses questions. Comment ne pas tomber dans le « flicage » des jeunes, par exemple ? Dans la rue, un jeune qui n’a pas envie de parler s’en va. Mais sur le Net, les frontières sont plus floues et la question de l’attitude à adopter de la part des professionnels n’est pas évidente. On sait aussi que dans le monde du travail social, la technophobie existe : le numérique s’opposerait au lien humain et contribuerait à enfoncer davantage les gens en difficulté. Pour notre part, nous estimons qu’une structure qui travaille avec les jeunes ne peut pas assumer une telle posture. Les jeunes grandissent de toute façon avec ces technologies : à nous de les aider à les maîtriser. Nous comptons sur nos Promeneurs et Promeneuses pour montrer à leurs collègues encore méfiants que l’on peut travailler avec le numérique sans couper les liens humains, et même que l’on peut se servir du numérique pour toucher des jeunes qui étaient « sortis des radars ».

Les usages des médias sociaux par les jeunes s’apparentent-ils pour vous à ceux de l’espace public ?

Quand ils disent « Je t’aime » à leur copine ou qu’ils se font insulter en ligne, ce n’est pas virtuel ! Ce sont de véritables relations qui se nouent

Les jeunes ne font plus la différence entre espace public physique et virtuel. Quand ils disent « Je t’aime » à leur copine ou qu’ils se font insulter en ligne, ce n’est pas virtuel ! Ce sont de véritables relations qui se nouent. En ce sens, les médias sociaux constituent de réels espaces de socialisation. Par ailleurs, la majorité des jeunes décryptent assez vite les codes en usage sur les différentes plateformes. Ils plébiscitent Snapchat par exemple, parce que ce réseau est encore vierge de la présence des institutions, des profs, des parents…, et qu’il offre la promesse de contenus éphémères : un texte ou une photo publiés n’y restent que quelques secondes. Les jeunes peuvent y déconner, s’y divertir, échanger grimaces et insultes sans se prendre au sérieux. Ils y retrouvent un esprit « potache », de liberté, qui était présent à l’origine sur Facebook, mais qui a complètement disparu. Facebook est désormais perçu comme beaucoup plus institutionnel, voire dictatorial. Tout comme Instagram, où ils savent qu’il faut être très attentif à l’image que l’on renvoie. Ces deux réseaux fonctionnent plus comme des vitrines de la personne que l’on veut être, alors que les usages de Snapchat sont beaucoup plus spontanés, légers…, et appréciés pour cette raison.

Votre présence sur ces médias ne risque-t-elle pas de les rendre moins attrayants pour les jeunes ?

C’est la raison pour laquelle nous avançons un peu à tâtons avec l’expérimentation des Promeneurs du Net. Nous avons laissé aux professionnels volontaires le choix du réseau social qu’ils souhaitaient investir, selon leur métier

La question divise les professionnels et les chercheurs. Devons nous interférer dans ces espaces de socialisation ? Lorsque nous étions jeunes nous-mêmes, nous aurions détesté que les parents ou les profs viennent au Parc, là où nous nous retrouvions en groupe à la sortie du collège ! C’est la raison pour laquelle nous avançons un peu à tâtons avec l’expérimentation des Promeneurs du Net. Nous avons laissé aux professionnels volontaires le choix du réseau social qu’ils souhaitaient investir, selon leur métier. En Ardèche, tout le monde est sur Facebook, mais à Lyon, certains ont choisi Snapchat, en réponse aux demandes de jeunes avec lesquels ils entretiennent une relation de confiance.

Quelle est votre position par rapport aux risques encourus par les jeunes dans l’espace numérique ?

Les professionnels et les parents développent beaucoup de fantasmes à ce sujet. À propos du harcèlement entre jeunes par exemple, ou de la figure du « pédo-nazi ». Internet serait peuplé de prédateurs qui attendraient les jeunes au détour des pages. En fait, le harcèlement a toujours existé, il ne fait que se prolonger sur l’espace numérique.

Les professionnels et les parents développent beaucoup de fantasmes à ce sujet. À propos du harcèlement entre jeunes par exemple, ou de la figure du « pédo-nazi ». Internet serait peuplé de prédateurs qui attendraient les jeunes au détour des pages. En fait, le harcèlement a toujours existé, il ne fait que se prolonger sur l’espace numérique. Et l’on sait que la pédophilie est majoritairement le fait de l’entourage des enfants. La mauvaise rencontre sur Internet existe, bien sûr, mais le principal problème des jeunes, c’est celui des compétences qui leur manquent : « Je ne sais pas me servir de tel logiciel, utiliser un mail, envoyer une réponse en ligne à une offre d’emploi »… Beaucoup de jeunes ont en fait sauté l’étape du mail et de l’ordinateur : ils ne savent se servir que de leur téléphone portable — alors que l’adresse mail est devenue une signature indispensable pour effectuer toute démarche administrative. Il y a aussi la question des fake news : « Comment ne pas me faire avoir par certaines fausses informations ? » Un problème qui concerne également les professionnels : « Comment relayer les bonnes infos auprès des jeunes ? Et si je repère parmi mes "amis" jeunes certains qui diffusent des informations relevant de théories du complot, comment en parler avec eux et les orienter vers des sources fiables ? » L’expérience des Promeneurs du Net nous force à aller plus loin dans l’éducation aux médias. Elle nous permet aussi d’aborder la question de l’identité numérique, à propos des traces laissées sur le Net, par exemple. « Est-ce positif ou non, pour ma recherche d’emploi ? », se demandent les jeunes. En la matière, nous luttons contre certains discours très négatifs, notamment de la part des parents, qui ont tendance à leur dire systématiquement : « Cache-toi. » Dans le monde de l’éducation populaire, nous militons pour une utilisation éclairée de ces outils, qui ne se résume pas à de la pure consommation. Nous leur disons que l’essentiel est de maîtriser leur présence en ligne — ce que personne ne leur apprend actuellement. L’enjeu est de bien les entourer, de les aider à faire des choix, d’encourager leur esprit critique. En ce sens, l’activité des Promeneurs du Net relève tout à fait d’un travail d’éducation numérique.

L’expérimentation est-elle appelée à se développer dans la métropole lyonnaise ?

D’ores et déjà, l’élargissement du dispositif est envisagé dans l’agglomération lyonnaise, avec le soutien de la Métropole.

Un premier bilan sur le territoire lyonnais est prévu en janvier 2018, et nous souhaitons à cette occasion travailler sur des indicateurs d’évaluation non seulement quantitatifs (Combien de jeunes touchés ?), mais aussi qualitatifs : Quelle est la nature des sollicitations des jeunes ? Constate-t-on des récurrences ? Quel type de dialogue se noue avec les Promeneurs et Promeneuses ? En quoi cette expérience peut-elle faire évoluer les pratiques des professionnels et des structures jeunesse, ainsi que le regard des jeunes sur ces structures ? D’ores et déjà, l’élargissement du dispositif est envisagé dans l’agglomération lyonnaise, avec le soutien de la Métropole. Nous devons aussi améliorer les échanges d’expériences de pair à pair, à l’échelle régionale et nationale, entre les Promeneurs : cela nous éclairerait beaucoup de pouvoir bénéficier des analyses et réflexions de ceux qui sont engagés sur ce dispositif depuis plusieurs années.