L'open data des communes sur le territoire grandlyonnais
Étude
Enquête exploratoire sur la première phase d'expérimentation d’accompagnement des communes de la Métropole de Lyon à l’ouverture des données publiques.
Interview de Stéphane Grumbach
Stéphane Grumbach, directeur de recherche à Inria, est responsable de l’équipe Dice, Données de l’Internet au Coeur de l’Economie, et directeur de l’IXXI, l’Institut Rhône-Alpin des Systèmes Complexes. Spécialiste de bases de données, ses recherches portent sur l’économie des données dans un sens large, l’impact de la révolution numérique sur l’organisation politique, et les enjeux géopolitiques du numérique.
Dans cette interview, Stéphane Grumbach décrypte le caractère « disruptif » de l’économie des plateformes. Celles-ci s’imposent en effet comme les intermédiaires incontournables entre fournisseurs et utilisateurs dans un nombre sans cesse croissant de secteurs d’activités. Il soulève également un enjeu crucial pour l’Europe, et notamment pour une métropole telle que Lyon : faire émerger de véritables challengers face aux plateformes américaines. Il en va selon lui de la capacité à ancrer la valeur en Europe et construire une régulation adaptée à l’économie des plateformes.
La révolution numérique a vu émerger ces dernières années une nouvelle catégorie d’acteurs : les plateformes. Selon vous, leur irruption constitue une révolution au plan économique…
En l’espace de quelques années, on a vu la majorité de la population mondiale se porter vers les nouveaux services numériques proposés par des entreprises technologiques qui, pour la plupart, sont nées avec l’ère numérique. Ces plateformes ont connu au cours de la dernière décennie, une croissance unique dans l’histoire économique, se hissant pour les plus grandes d’entre elles au premier rang des capitalisations mondiales : Google, Apple, Facebook, Amazon, etc. Qu’est-ce qui fonde ce succès ? A mon sens, le caractère révolutionnaire des plateformes réside dans la manière avec laquelle elles transforment l’activité d’intermédiation. En effet, les nouveaux services numériques qu’elles proposent, bien que couvrant une large diversité de domaines d’application, ont un point commun essentiel : ils assurent une intermédiation.
Qu’entendez-vous par intermédiation ?
L’intermédiation est une activité essentielle au fonctionnement de toute société. Le rôle des intermédiaires est de mettre en relation des personnes entre elles, ou avec les biens et les services dont elles ont besoin ou qui pourraient présenter un intérêt pour elles. Loin d’être nouvelle, cette activité d’intermédiation est assurée dans tous les secteurs, sous de multiples formes. Au niveau individuel, recourir à des soins, obtenir un prêt bancaire, organiser un voyage et plus généralement acheter des biens sont autant d’activités courantes qui font appel à des intermédiaires : banques, commerces, bibliothèques, agences de voyages, organes de presse, services de la poste. A une échelle plus large, les échanges internationaux, l’exploitation des matières premières ou la production de biens manufacturés sont autant de secteurs qui reposent sur un ensemble d’activités d’intermédiations.
Que changent les plateformes numériques dans l’activité d’intermédiation ?
Ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’intermédiation est fondamentalement une opération de traitement d’information. C’est l’information dont dispose l’opérateur d’intermédiation qui lui permet d’identifier les correspondances possibles entre producteurs et consommateurs. L’opérateur doit donc connaître au mieux les acteurs en présence, tant les producteurs de biens ou de services que les consommateurs. La quantité de connaissances en sa possession et la qualité du traitement analytique dont il est capable sont fondamentales pour mettre en œuvre une mise en relation pertinente et efficace. Or, le déploiement des nouvelles technologies numériques marque ici une rupture au sens où il favorise la connexion au réseau d’un nombre croissant de personnes et d’objets, la numérisation progressive du monde réel dans sa dynamique, et la progression rapide de la puissance de calcul. La conjonction de ces trois éléments a ouvert des possibilités inédites en matière d’accumulation et de traitement massifs de données sur les activités humaines, ce que l’on a désormais pris l’habitude d’appeler « big data ».
L’histoire retiendra que ce sont les plateformes qui ont su le plus rapidement donner forme et exploiter le potentiel des données numériques à travers des systèmes d’intermédiation reposant tous sur la même architecture. Ils s’attaquent à des données qui sont produites à l’extérieur du système : les pages Web pour le moteur de recherche, ou les données personnelles pour les réseaux sociaux. En analysant et transformant ces données, les plateformes sont en mesure de développer des services. L’utilisation de ces services par les utilisateurs génère à son tour des données, les traces d’utilisation, qui permettent à leur tour de générer de nouveaux services, parmi lesquels des services génériques, comme les tendances sur le moteur de recherche, et des services personnalisés, qui exploitent la fine connaissance que les plateformes ont de leurs utilisateurs.
En résumé, le big data permet aux plateformes de proposer de nouveaux services d’intermédiation, comme les moteurs de recherche ou les médias sociaux, inimaginables sans le numérique. Ces services permettent de réaliser l’intermédiation d’une manière plus efficace que les acteurs traditionnels. D’une part, les plateformes disposent de données auxquelles ces derniers n’ont pas accès. D’autre part, ces données et l’exploitation qu’elles en font leur permettent d’offrir un degré de personnalisation du service jamais atteint jusqu’ici.
Le succès des plateformes réside donc avant tout dans leur maitrise des technologies du big data ?
Non ce serait réducteur. Outre la maitrise technologique, les plateformes ont su faire émerger de nouveaux modèles économiques. Il est important de comprendre que l’opération de mise en relation entre fournisseurs et consommateurs de biens ou de services est à la base de l’économie des plateformes. On parle d’économie biface, c’est-à-dire une économie associant deux groupes d’acteurs dont les activités sont rendues possibles par la mise en relation via un réseau. Contrairement à une entreprise traditionnelle qui propose des produits ou des services, les plateformes ne produisent rien. Le cœur de leur valeur ajoutée porte sur la facilitation des échanges entre utilisateurs et entreprises, en mettant leur disposition une interface commune : la plateforme.
La meilleure démonstration du basculement de nos économies vers les plateformes est sans doute donnée par l’industrie des terminaux de la mobilité, les smartphones. Nokia et Blackberry qui dominaient largement le marché ont rapidement perdu leur suprématie au profit d’Apple et des terminaux Android, non pas parce que tous deux reposent sur de meilleures technologies ou des fonctionnalités plus avancées, mais parce qu’ils reposent sur un écosystème ouvert aux développeurs extérieurs qui permet à ces outils d’évoluer en permanence.
L’économie des plateformes repose donc sur deux marchés simultanément ?
Les plateformes poursuivent effectivement deux objectifs complémentaires essentiels. D’une part, elles s’assurent d’un lien direct avec leurs utilisateurs de base afin de pouvoir recueillir des données sur leur activité. Pour les plateformes, la mainmise sur ces données est centrale car elle détermine la qualité du service offert à l’usage et leur permet de monétiser leur audience auprès d’autres entreprises. D’autre part, elles cherchent à attirer dans leur écosystème des services offerts par des entreprises tierces. L’ouverture aux applications extérieures est essentielle pour offrir une pluralité de services qui répondent aux besoins illimités des utilisateurs. En bref, tout l’enjeu pour les plateformes est d’arriver à développer les deux faces en même temps.
Or, un facteur clé de la puissance des plateformes réside précisément dans l’« effet boule de neige » qui peut s’enclencher à partir du moment où leur nombre d’utilisateurs s’accroit. Cette croissance tend à s’accélérer en raison d’un phénomène de rendements croissants : plus la plateforme compte d’utilisateurs et plus elle est à même de leur offrir un meilleur service pour le même prix, ce qui attire de nouveaux utilisateurs, et ainsi de suite. Cette boucle vertueuse est simple à comprendre : plus il y a d’utilisateurs, plus il y a de données, plus le système d’intermédiation est pertinent ; plus il y a d’utilisateurs et plus la plateforme attire des services tiers ; plus il y a des services tiers et plus la plateforme est susceptibles d’attirer des utilisateurs… C’est l’effet réseau. Ce phénomène de rendement croissant est essentiel pour comprendre la croissance vertigineuse de certaines plateformes ces dernières années, et le fait que la concentration soit désormais la règle à l’heure de l’intermédiation numérique : de fait, dans presque tous les secteurs d’activité où interviennent les plateformes numériques, une plateforme domine le secteur, avec un nombre d’utilisateurs bien supérieur à ses concurrents.
Vous expliquez que l’activité d’intermédiation opérée par les plateformes a vocation à se diffuser dans de multiples secteurs et, ce faisant, à remettre en question la place des entreprises classiques. C’est-à-dire ?
Les plateformes d’intermédiation bouleversent profondément notre organisation économique car elles ont la capacité de « désintermédier » les acteurs traditionnels, c’est-à-dire de les dessaisir de leur lien avec leurs « clients », et par là même d’ébranler sérieusement leur modèle économique, voire même dans certains cas de faire disparaitre leur raison d’être. Cette capacité à se glisser entre les utilisateurs et les producteurs de services tient à deux choses. D’une part, les plateformes sont en mesure de proposer des services se focalisant sur la valeur d’usage pour le consommateur plus que sur le moyen permettant de la produire. Dans le secteur du transport par exemple, le service consiste en un déplacement donné à un moment donné, et non plus dans le choix d’un moyen de transport comme le train ou l’avion. D’autre part, l’une des propriétés essentielles des plateformes est de mettre au même niveau les consommateurs et les fournisseurs en offrant aux premiers de nouveaux outils : un service personnalisé permettant d’accéder à l’offre qui correspond le mieux à chacun ; une possibilité de recommandation qui permet aux utilisateurs d’exprimer leur niveau d’appréciation, ce qui se traduit par une nouvelle forme de certification de la qualité du service par la communauté des utilisateurs.
Ce pouvoir « disruptif » des plateformes sur le reste de l’économie incite à reconsidérer l’ensemble des secteurs d’activité sous l’angle de l’intermédiation afin d’identifier les acteurs pouvant être impactés. A mon sens, tous les services traditionnels qui intermédient d’une manière ou d’une autre entre des utilisateurs et des services seront affectés par les systèmes d’intermédiation numérique. Des secteurs aussi différents que l’enseignement, la presse, la santé ou encore la fiscalité, méritent une attention particulière. Ils assurent clairement une mise en relation entre élèves et professeurs, journalistes et lecteurs, soignants et patients, ou encore contribuables et citoyens, et ils sont tous à des degrés divers affectés par l’irruption des plateformes. L’exemple désormais bien connu d’Uber nous montre qu’une plateforme peut jouer un rôle d’intermédiaire directe entre les passagers et les transporteurs individuels, taxi par exemple, en s’abstrayant des sociétés qui gèrent des flottes de véhicules. Il faut souligner qu’Uber tire en partie sa force des limites mêmes du modèle économique des taxis. D’une part, la qualité de service des taxis est généralement médiocre du fait d’un phénomène de rareté organisée. D’autre part, le droit d’exercer l’activité de taxi passe par l’acquisition d’une licence onéreuse – à Lyon c’est 100 000 euros, à Paris c’est 300 000 euros et à New-York c’est 1 million de dollars – qui tend à grever le coût du service pour le client. Avec Uber, ce coût disparait.
Tout porte à croire que c’est à ce niveau, celui de la maitrise de l’intermédiation, que ce situera l’impact le plus profond de la révolution numérique, la disruption la plus radicale, celle qui fera s’effondrer le plus grand nombre d’entreprises, aussi solidement installées qu’elles soient.
Comment cela se manifeste-t-il au niveau d’un territoire tel que la métropole lyonnaise ?
Tout simplement par le basculement sur une plateforme globale d’activités autrefois assurées par des entreprises locales. Une autre manière de décrire le pouvoir disruptif des plateformes consiste en effet à adopter un raisonnement géographique. Les plateformes se distinguent par leur capacité à réaliser l’intermédiation entre deux acteurs sans avoir besoin d’être présentes physiquement dans les territoires où se localisent ces acteurs. Ainsi Uber intermédie entre chauffeurs et passagers dans des villes dans lesquelles Uber n’a pas d’autres activités que l’échange d’informations numériques. Les plateformes reposent bien sûr sur des infrastructures physiques formées par les centres de données et de calculs et les systèmes de communication, mais celles-ci sont sans connexion avec le “monde intermédié". L’intervention des plateformes se fonde sur les multiples données récoltées sur le monde physique et qui en constitue une sorte de miroir numérique. Si l’on reprend l’exemple précédent, Uber n’a pas d’interaction directe avec le monde physique mais dispose en revanche d’une représentation de la ville, des véhicules en mouvement, de l’évolution des écueils possibles, qui lui permet de satisfaire les demandes de ses utilisateurs. En bref, le cœur de la révolution disruptive des plateformes réside dans le fait qu’elle offre une intermédiation séparée de la production des biens ou services du monde physique, et présentant une efficacité supérieure à celle proposée par les intermédiaires traditionnels de terrain.
D’une certaine manière, les plateformes soulèvent le risque de voir le territoire se vider de sa substance économique ?
Pour répondre à votre question, il faut avoir en tête deux éléments. Comme je l’évoquais précédemment, on mesure l’étendue de la révolution des plateformes lorsque l’on considère le nombre de secteurs qui relèvent d’un marché biface, avec producteurs et consommateurs de services, soit toutes les associations du type médecins et patients, enseignants et étudiants, administrateurs et administrés, etc. Second point, l’autre spécificité géographique de l’économie des plateformes est qu’elles exercent leur activité globale à partir d’une poignée de centre de décisions dans le monde. Peu de pays ont su faire émerger de grandes plateformes, et la majeure partie d’entre elles sont aujourd’hui américaines, et se concentrent pour la plupart dans la baie de San Francisco. Dans ce contexte, le risque est grand en effet de voir les plateformes capter une part croissance de l’activité et des marges des entreprises locales, sans compter le recul de la fiscalité locale pouvant découler de cette captation et des stratégies d’optimisation fiscale des plateformes.
Comment un territoire peut-il faire face à cette menace ?
Il faut avoir conscience que la montée en puissance des plateformes constitue à bien des égards une mutation irréversible. La principale raison est qu’elles apportent des services d’une performance et d’une profondeur inégalées, et souvent à un prix moindre que celui des services traditionnels. Force est de reconnaître que le succès des plateformes auprès du grand public tient d’abord et avant tout à ce facteur qualité. Ce point me parait important à souligner au moment où certains sont tentés de ne voir dans les plateformes dominantes qu’un nouveau fléau économique et social. L’enjeu n’est pas de dresser des digues face au développement des plateformes mais de prendre conscience du fait qu’elles tendent à bouleverser la création de valeur dans l’économie en proposant des modalités d’intermédiation centrée sur la qualité de service. La question majeure c’est que la France et, plus largement, l’Europe se sont avérées incapables à ce jour de faire émerger des concurrents de poids face à Google et consorts. On a du mal à réaliser que l’Europe est un continent sous-développé du point de vue de l’économie numérique. Nous sommes dépendants de technologies et de services numériques que l’on ne maîtrise pas. Il est particulièrement frappant de constater l’écart de culture numérique entre les grandes entreprises de télécom européennes et les plateformes américaines. Là où les secondes placent le service à l’utilisateur au centre de leur modèle économique, les premières semblent d’abord préoccupées par la manière avec laquelle elles peuvent maintenir captifs leurs clients.
De ce point de vue, je pense que la première réponse à apporter face aux inquiétudes soulevées par la domination des plateformes américaines est de se donner les moyens de faire émerger des plateformes européennes en capacité de les challenger. Cet enjeu me parait doublement crucial. D’une part, disposer d’opérateurs européens d’envergure permettrait de faire en sorte qu’une plus grande part de la valeur et des emplois créés par l’économie des plateformes s’ancre sur le sol européen. D’autre part, la question de la régulation de l’activité des plateformes battant pavillon européen se poserait d’une manière fort différente. Ce second point me parait essentiel car les enjeux de régulation des plateformes vont bien au-delà des questions économiques.
Vous expliquez en effet que la montée des plateformes constitue également une révolution politique. Qu’entendez-vous par là ?
L’essor des plateformes soulève des enjeux de politiques de premier ordre pour au moins deux raisons. Tout d’abord, les plateformes participent d’un mouvement d’horizontalisation de la société qui se fait au détriment des organisations fonctionnant sur un mode vertical, telles que l’État. Cette logique d’horizontalité ne découle pas seulement des possibilités de connexion et d’interaction qu’offrent les réseaux numériques aux individus. Elle renvoie également au fait que l’activité des plateformes se déploie selon un mode opératoire qui diffère radicalement des grandes multinationales de biens ou de services dans les secteurs économiques traditionnels. En effet, ces dernières pénètrent les territoires par le haut, elles doivent se mettre en conformité avec un cadre contraignant et, en cas de conflit, négocier avec les autorités du pays. À l’inverse, les plateformes pénètrent les territoires par le bas, c’est-à-dire en touchant directement les citoyens qui adoptent leur services sans restriction. Ce mode de relation directe aux utilisateurs locaux permis par l’intermédiation à distance a pour conséquence que les contradictions pouvant apparaitre entre les autorités et les plateformes se posent a posteriori, une fois que les plateformes ont déjà une présence importante sur le territoire et peuvent se prévaloir d’une adhésion, voire du plébiscite, d’une part non négligeable de la population. Dans ce contexte, il peut paraître quelque peu risqué politiquement pour une collectivité de s’opposer de façon frontale aux activités des plateformes sur son territoire.
Et l’autre raison ?
Le second élément qui a une résonance éminemment politique à mes yeux est que les plateformes ont désormais la mainmise sur une quantité de données toujours plus considérable sur les activités humaines. Or, maitriser les données c’est maitriser l’information, et maitriser l’information c’est détenir un levier de pouvoir considérable. Les données récoltées par les opérateurs de l’intermédiation sont d’une incroyable richesse. Elles mettent leurs détenteurs en capacité de développer une connaissance en temps réel de toutes les interactions entre acteurs à travers le monde. On se dirige vers une situation pour le moins paradoxale où les plateformes, bien qu’intervenant à distance, tendent à accumuler des informations sur les activités et la population des territoires plus étoffées que celles dont disposent les collectivités locales. Android ou iOS ne disposent-ils pas de capteurs de géolocalisation plus nombreux et de traitements de données plus rapides que n’importe quelle administration pour prévoir les déplacements ou le trafic ? Les plateformes de vente en ligne ne sont-elles pas en mesure de produire des statistiques économiques en temps réel ? Autrement, il est clair que la part relative de données produites par les plateformes augmente au détriment de celle des acteurs publics, dont les sources de données sont à la fois lentes et couteuses.
A mon sens, cette évolution tend à remettre en question la légitimé à agir et à réguler que la puissance publique détenait historiquement sur son territoire. En effet, il y a fort à parier que les plateformes seront rapidement en capacité d’offrir des services aujourd’hui assurés par les administrations, mais d’une manière beaucoup plus efficace, du simple fait de leur maitrise des données afférentes au service et de leur capacité à enrôler des communautés d’utilisateurs locaux dans la gestion de la ville. C’est ce que suggère une nouvelle fois l’exemple d’Uber, dont la capacité n’est pas la gestion des taxis mais celle plus globale de la ville. De même, l’usage des données est vraisemblablement appelé à jouer un rôle croissant dans les choix de société, en particulier dans un contexte où l’optimisation de l’usage des ressources va devenir un impératif environnemental de plus en plus incontournable. Quoi de mieux par exemple qu’une plateforme pour gérer le marché de l’électricité en assurant l’intermédiation entre de multiples producteurs décentralisés et la masse des consommateurs ? On le pressent, le pouvoir normatif des plateformes ne peut que se renforcer à l’avenir.
Mais les plateformes ne sont pas des services publics ?
Par certains côtés les plateformes présentent des caractéristiques similaires aux services publics. Elles offrent des services essentiels à la vie quotidienne d’une large partie de la population, aussi fondamentaux que le sont l’énergie, les télécommunications ou les transports par exemple. Ces services paraissent respecter les grands principes du service public que sont la continuité de service, l’égalité dans l’accès et la non-discrimination des usagers, ainsi que l’évolution et l’adaptabilité. Bien évidemment, une différence de taille entre ces nouveaux services et les services publics réside dans le fait qu’ils sont déployés par des plateformes se plaçant dans une perspective essentiellement commerciale. Cette configuration impliquera nécessairement une redéfinition des droits et devoirs respectifs de la puissance publique et des entreprises.
Les collectivités disposent-elles encore de certains moyens de pression pour négocier avec les plateformes les modalités de leur activité sur le territoire ?
Si l’on part du principe que la définition d’une régulation adaptée à l’économie des plateformes se joue pour l’essentiel à une échelle nationale et européenne, l’enjeu crucial au niveau d’un territoire comme la métropole lyonnaise reste celui que j’évoquais précédemment, à savoir une politique économique volontariste pour faire émerger de réels concurrents face aux plateformes américaines qui dominent aujourd’hui. C’est la clé, comme le montre par exemple Séoul qui a su bloquer l’arrivée d’Uber de façon à faire émerger un concurrent local. J’insiste, il ne s’agit pas d’empêcher l’activité d’une plateforme de type Uber mais de faire en sorte que la plateforme qui l’exerce localement provienne du territoire.
Comment faire ?
Certaines raisons de l’incapacité de la France et de l’Europe à faire émerger des champions européens du numérique sont bien connues. On pense en particulier au chaînon manquant du capital risque pour répondre au besoin de croissance accélérée des start-up numériques et éviter le scénario classique du rachat par une firme américaine. Il y a également toute la question de la législation afférente à l’économie numérique qui prend des contours complexes au niveau européen et qui freine ainsi le déploiement d’acteurs européens sur l’ensemble du marché continental. J’insisterais pour ma part sur trois aspects.
Le premier est d’ordre culturel. La majeure partie de nos élites politiques et économiques sont encore loin d’avoir pris la mesure des enjeux économiques, sociaux ou politiques de l’économie numérique telle qu’elle se déploie ces dernières années. On reste sur des combats d’arrière-garde où l’on cherche à préserver un intenable statu quo pour les entreprises en place qui, qu’on le veuille ou non, sont vouées à se transformer ou disparaître. L’énergie de nos décideurs devrait être consacrée à la conquête des opportunités économiques que soulève la généralisation de l’intermédiation numérique. Car si Google et consorts dominent aujourd’hui certains secteurs, bien d’autres marchés restent à explorer, dans la santé, l’éducation, l’énergie, etc. Si l’on ne prend pas la main sur l’intermédiation qui est en train de se construire dans ces secteurs, nous perdrons la capacité à ancrer et partager la valeur économique créée sur ces marchés. Notons que cette question se pose directement pour les entreprises classiques qui dominent historiquement ces secteurs : comment garder la primauté sur les données liées aux marchés sur lesquels elles interviennent et comment faire de l’exploitation de ces données un levier permettant de répondre aux exigences de qualité de service qu’imposent le modèle des plateformes ?
Ce qui m’amène au second aspect. Il faut non seulement des décideurs éclairés et volontaristes, mais plus largement un acteur public en pointe sur ces enjeux. Or que voit-on aujourd’hui ? Une confrontation pour le moins inégale entre des plateformes qui ont la capacité de lever des milliards et recruter l’intelligence mondiale, là où l’État et les collectivités sont contraints de réduire leurs dépenses, ce qui se fait au détriment de leur capacité à se saisir de nouveaux enjeux. De fait, la compréhension qu’ont les collectivités des marchés, des modèles économiques et des technologies de l’économie numérique demeure des plus limitée. Un autre décalage important entre plateformes et collectivités publiques concerne le rapport au cadre réglementaire. Là où les plateformes s’affranchissent parfois délibérément des règles en vigueur car elles sont convaincues que celles-ci changeront en leur faveur tôt ou tard, les organisations publiques dépensent une énergie considérable à vérifier que leur action est bien dans les clous au plan juridique, ce qui là aussi se fait au détriment de leur agilité. En clair, si la Métropole de Lyon entend favoriser le développement d’un écosystème local propice à l’éclosion des plateformes de demain, il est crucial pour elle de se donner les moyens organisationnels, humains et financiers pour le faire.
Le troisième point concerne l’ouverture des données publiques. On assiste aujourd’hui à une sorte de consensus sur les bienfaits de l’ouverture des données. Mais quel impact économique cela aura sur l’économique locale si ces données sont avant tout exploitées par une plateforme américaine ? Pourquoi ne relie-t-on pas plus directement l’open data au soutien à l’émergence de plateformes issues du territoire ? Par exemple, en Chine les pouvoirs publics organisent des concours pour pouvoir accéder aux données. Cela leur permet de garder la main sur les modes de valorisation économique des données publiques, et de mieux maitriser le partage des rôles entre organismes publics et entreprises pour gérer la ville.
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