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La transition énergétique prise dans la complexité urbaine

Interview de Laurence Rocher

Illustration représentant une ville et l'énergie nécessaire à son fonctionnement symbolisée par un énorme rond rouge la surplombant.

<< On ne peut pas penser la “transition énergétique” uniquement par rapport à une vision prospective, au regard de scénarios que l’on a établi. Il faut regarder cette réalité dans toute sa complexité >>.

Lentement mais sûrement, par le truchement de considérations tantôt économiques, tantôt écologiques, les enjeux énergétiques se sont insérés dans le discours urbanistique. Une évolution non sans conséquences, qui oblige notamment à repenser la grammaire de l’urbain, comme nous l’explique Laurence Rocher dans cet entretien.

Maître de conférences en urbanisme-aménagement à l’Institut d’urbanisme de l’université Lyon 2, et membre du Laboratoire d’Excellence Intelligence des Mondes Urbains (IMU), Laurence Rocher travaille plus spécifiquement sur les politiques publiques liées aux objets environnementaux tels que les déchets, la transition énergétique ou les gouvernances de l’énergie. Ses recherches l’amènent ainsi à questionner ces enjeux à travers différentes échelles d’investigation spatiale et temporelle.

Plus spécifiquement, on comprend au fil de ces lignes l’importance d’un aller-retour cognitif entre passé, présent et futur dans la mise en place de politiques publiques sur les objets environnementaux. Comment en effet intégrer tous les paramètres de l’existant pour penser la transition énergétique tout en échappant à la « dépendance au sentier » du passé ?

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Date : 13/04/2016

On perçoit aujourd’hui, dans les institutions urbaines, une véritable ébullition à la fois intellectuelle et opérationnelle à l’égard de la question énergétique. En tant que chercheuse, comment l’analysez-vous ?

Il y a une réelle prise de conscience de tout ce qui a trait à l’énergie, à tous les niveaux : collectivités, acteurs privés, associations, habitants et usagers. On est à la fin d’une période où on avait une énergie assez abondante, relativement peu chère, gérée par quelques opérateurs nationaux… On a vraiment changé de cap dans la manière d’envisager les choses, ce qui ne veut pas dire que dans la réalité, les choses vont forcément dans le bon sens ou même qu’il y a toujours des effets tangibles. Mais il me semble qu’en peu de temps, la donne a changé sur la manière dont on pense la question énergétique. Les acteurs le disent eux mêmes : l’énergie est un domaine essentiel pour les villes, mais paradoxalement personne ne s’en occupait vraiment jusqu’à il y a peu. 

Certains chercheurs, auxquels vous vous référez , parlent justement des infrastructures énergétiques comme un “impensé” de l’urbanisme contemporain. Comment l’expliquez-vous ?

On ne peut pas penser ce que l’on désigne comme la “transition énergétique” uniquement par rapport à une vision prospective

Le terme “impensé” est peut-être un peu fort. Néanmoins, il faut reconnaître que la question des infrastructures –celles de l’énergie en particulier- n’est pas forcément “pensée”, ou du moins n’est pas centrale dans la littérature urbanistique. C’est d’autant plus significatif dans la littérature liée à la transition énergétique, qui ignore en partie les aspects matériels des systèmes énergétiques, et la manière dont ils fonctionnent et s’organisent. Il y a cependant des chercheurs qui leur accordent de l’importance, et disent qu’il est aussi nécessaire de regarder les choses telles qu’elles fonctionnent au présent, en considérant ensemble ce qui relève de la technique, de l’aspect matériel, et aussi économique, politique et social… On ne peut pas penser ce que l’on désigne comme la “transition énergétique” uniquement par rapport à une vision prospective, à ce qui adviendra, au regard de scénarios que l’on a établi. Il faut regarder cette réalité dans toute sa complexité, car la distribution et la consommation d’énergie passe par des systèmes particulièrement complexes dans leur fonctionnement, qui soulèvent de nombreuses logiques d’enjeux, de coûts, de normes, de questions juridiques… 

Plus concrètement, que signifie la prise en compte de ces aspects dans les réflexions des collectivités ? Qu’est-ce que cela implique en termes d’organisation, de métiers, de méthodes, etc. ?

on s’attache à réutiliser, voire à développer le réseau existant, mais en changeant la ressource

Les espaces urbains sont pour l’essentiel marqués par des infrastructures qui sont là, et avec lesquelles il faut nécessairement composer lors de la conception des projets, du développement ou de la régénération de certains quartiers, et lors de tous les choix d’urbanisme...  Ce n’est pas uniquement un marquage physique : ce sont aussi des modes de fonctionnement, des règles et des habitudes, qui sont très forts. Les analystes des politiques publiques parlent de “dépendance au sentier” pour signifier qu’on est en partie conditionnés à rester dans les rails qu’on a tracés par le passé. Cela concerne les choix techniques et technologiques, mais aussi les relations organisationnelles et institutionnelles qui se sont tissées sur le long terme, par exemple entre les communes, les structures intercommunales, les syndicats de distribution d’énergie... Ce n’est pas que l’infrastructure qui pèse : c’est aussi toute cette organisation-là.

 

Parmi les sujets émergents ces dernières années, il y a notamment l’idée qu’on réutilise les réseaux existants… mais en essayant d’infléchir la nature des flux qui y circulent. Le regain d’intérêt porté au chauffage urbain2, par exemple, est lié à l’opportunité d’introduire un mix énergétique en favorisant les énergies renouvelables, concrètement en remplaçant des chaudières au fuel ou gaz par des chaudières alimentées en bois. En d’autres termes on s’attache à réutiliser, voire à développer le réseau existant, mais en changeant la ressource. Cela implique aussi d’interconnecter le réseau, c’est-à-dire de faire se rejoindre des petits réseaux qui existaient de manière indépendante. Or, dans le cas du chauffage urbain, on est dans une situation où le réseau possède une emprise physique très lourde : ce sont des décisions qui engagent sur le long terme... et qui par ailleurs impliquent fortement d’autres domaines de la gestion urbaine. Par exemple, Dijon a profité des travaux de mise en place du tramway pour développer le réseau de chauffage urbain. Les choix d’une collectivité en termes d’énergie et d’offre de chauffage collectif concernent souvent ceux relatifs à la gestion des déchets, et vice-versa, dans la mesure où une part importante de la chaleur urbaine est produite par l’incinération des déchets... dont on cherche par ailleurs à réduire la production.

 

Quelle est la place de l’usager final dans la prise en compte de ces problématiques, très marquées par les enjeux techniques ou politiques ?

La question des usagers est aujourd’hui très présente dans les préoccupations des acteurs publics, mais elle est surtout envisagée du point de vue des possibilités de changement de comportement, avec une vision assez “utilitaire” de l’usager. Il en découle un fort besoin de  connaissance, dans l’idée que plus on aura une connaissance précise des consommations, des usages et des pratiques, plus on pourra impulser des changements de comportements “vertueux”. Le développement de la connaissance –  à la fois quantitative et qualitative- est nécessaire, avec toutefois le risque d’une « course en avant » aux données, dans un contexte où beaucoup d’attentes sont placées dans des dispositifs interactifs pour une meilleure régulation des consommations. Il me semble que « le public » de l’énergie ne se limite pas à la prise en compte de l’usager et du consommateur.

A l’exception des moments de renouvellement ou d’implantation d’infrastructures –renouvelables ou non-, on ne peut pas dire que l’énergie en tant que telle est un sujet majeur de débat au niveau local. Pour autant, on voit émerger de nombreuses initiatives citoyennes qui cherchent à inventer et à mettre en œuvre des modes alternatifs de production d’énergie. Par exemple, des initiatives tels que les « Centrales villageoises » qui se multiplient en Rhône-Alpes, ou l’association lyonnaise Toits en transition consistent à développer la production d’énergie renouvelable (essentiellement solaire photovoltaïque) grâce à un « actionnariat de proximité », composé d’habitants, d’entreprises ou de collectivités locales. Ces collectifs revendiquent une « réappropriation de l’énergie » qui est tout à fait intéressante. 

Il existe enfin un intérêt assez fort sur la question des conditions socio-économiques des ménages par rapport à l’énergie, à travers ce qu’on appelle la précarité énergétique. Cela devient  une préoccupation majeure pour les collectivités locales, et, à Lyon comme ailleurs, on voit se développer une expertise poussée, intégrant non seulement les enjeux d’habitat mais aussi de déplacement. Il s’agit de repérer les situations de précarité, de les localiser dans l’espace, en somme de caractériser le territoire métropolitain par rapport à ces multiples « vulnérabilités énergétiques ». 

Justement, vous suivez depuis quelques années la mise en place du Plan Climat par le Grand Lyon. Quels enseignements en tirez-vous ?

Je m’intéresse au Plan Climat quasiment depuis le début de son élaboration. Je l’ai vu se développer et « faire sa place » dans l’action urbaine et les politiques publiques métropolitaines. Un des aspects intéressants dans le cas de Lyon est l’articulation entre climat et énergie : en quelque sorte l’énergie a « fait son nid » dans le climat. La très récente montée en compétence sur l’énergie trouve son origine dans la démarche de développement durable héritée des années 90, puis dans le Plan Climat initié au milieu des années 2000. C’est ce qui a permis d’asseoir cette prise de compétences sur l’énergie, qui est aujourd’hui devenu le sujet le plus saillant. C’est quelque chose qui m’intéresse aussi du point de vue théorique : comprendre les trajectoires singulières de sujets, d’objets qui deviennent des problèmes spécifiques puis des politiques publiques.

 

En revanche, pour reprendre ce que l’on disait au début : sur le plan de l’action publique réelle, les infrastructures ne sont pas forcément un “impensé”, en tout cas de ce que j’en ai vu sur l’agglomération. En l’occurrence, les réseaux de chaleur ont très vite été perçus par la collectivité comme un vecteur à mobiliser dans une perspective énergétique et climatique. C'est un service sur lequel il y avait une capacité de penser et de prendre les choses en main au niveau local, ce qui n’est pas vrai par exemple pour la distribution d’électricité, ou d’autres réseaux d’offres énergétiques pour lesquelles on est sur une régulation par des opérateurs essentiellement nationaux. Autrement dit, la question du chauffage n’était pas impensée, au contraire : elle était un élément moteur, une opportunité de saisir et de concrétiser l’action publique énergétique à l’échelle métropolitaine.

 

Enfin, le développement de technologies « intelligentes » est une dimension importante qui se traduit par des projets d’envergure tels que Smart Electric Lyon. Il y a un investissement significatif des opérateurs fournisseurs d’énergie et d’autres services, des collectivités publiques, et de multiples acteurs qui se retrouvent dans l'intérêt commun à inventer et à expérimenter un certain nombre de dispositifs innovants. Intérêt commun parce que cela représente un marché fondamental pour des investisseurs qui ont besoin de tester in situ leurs futurs produits et services : c’est le principe de la “ville-laboratoire”, en somme. Cela  trouve écho dans la volonté politique de renforcer l’attractivité de l’agglomération, son rayonnement et son développement économique. En tant que chercheur, ce qui m’intéresse c’est de resituer ces dispositifs, qui attirent beaucoup d’attention, dans leur environnement plus large, et de comprendre dans quelle mesure les processus dits de « transition énergétique » se jouent en lien avec l’innovation… mais aussi en dehors.

Comment la naissance de la Métropole a-t-elle influencé cette dynamique locale ?

Le passage à la Métropole est assez révolutionnaire dans ce domaine : il permet une maîtrise élargie de la distribution d’électricité et de gaz, et des réseaux de chaleur et de froid

Effectivement, le changement de statut de Communauté urbaine à Métropole a représenté une opportunité de se doter d’une capacité d’action véritablement forte sur les problématiques énergétiques. La volonté était amorcée, mais les marges de manœuvre assez limitées : depuis 2012, la compétence Énergie du Grand Lyon, c’était le soutien à la maîtrise de la demande et le développement des énergies renouvelables. Cela permettait de faire des campagnes d’information pour économiser de l’énergie et de promouvoir l’énergie renouvelable. Le passage à la Métropole est assez révolutionnaire dans ce domaine : il permet une maîtrise élargie de la distribution d’électricité et de gaz, et des réseaux de chaleur et de froid. Cela illustre combien certaines « opportunités » sont déterminantes dans la conduite de l’action publique : ici, c’est la réforme territoriale qui a eu un effet d’accélérateur. 

Existe-t-il une échelle d’action “idéale” pour penser la transition énergétique ? Doit-on la considérer comme un sujet fondamentalement métropolitain, ou au contraire adaptée à d’autres échelles territoriales ?

Non, je ne crois pas que cela soit réservé aux grandes métropoles, qui n’ont pas nécessairement un rôle de précurseur par rapport à de nouveaux enjeux ou de nouveaux modes d’action. Par exemple, Besançon a été une des premières villes françaises active au sein du réseau Energy Cities. Certes, il y a dans les grandes agglomérations davantage d’expertise, de moyens et de partenaires que dans les petites… mais en contrepartie ce sont de grosses machines, très lourdes à faire bouger, elles sont par ailleurs impliquées dans toute une série d’organisations et d’institutions à différentes échelles. Parfois, il y a davantage de souplesse et de facilité à monter des projets dans des territoires que l’on pourrait considérer comme plus en retrait, moins dotés en argent, en réseaux, en expertise, moins attendus aussi. Je pense que c’est particulièrement vrai actuellement pour l’énergie qui n’est pas l’apanage des grandes métropoles et des territoires urbains. Regardez les initiatives et les mobilisations dans les villes moyennes, dans les territoires ruraux….

Et puis, indépendamment des questions de taille et du caractère urbain, il y a pour certains territoires une volonté de tirer parti de certaines difficultés, économiques et sociales notamment, en construisant une vision énergétique qui réponde à ces enjeux en même temps qu’à des considérations environnementales. Cela se traduit par des opérations de rénovation thermique des logements par exemples, mais aussi par des démarches territoriales plus larges. A Loos-en-Gohelle3, à Dunkerque, dans le Nord-Pas-de-Calais à travers le travail prospectif confié à J Rifkin4, on trouve des tentatives de prendre de front un certain nombre de difficultés, notamment sociales, liées à une déprise industrielle, et à partir de là de penser ces enjeux énergétiques et environnementaux.

Vous avez aussi travaillé sur la Tunisie, encore une autre échelle d’intervention. Pouvez-vous nous en toucher mot ?

Effectivement, on était dans un contexte complètement différent, avec une « transition énergétique » qui se met en place dans un contexte de transition politique fort. Notre analyse portait sur le développement des énergies renouvelables. Elles représentent une part minime de la production d’énergie et de la consommation –qui est en forte augmentation-, malgré un fort « potentiel » autour du solaire. Toutefois, on voit sur les toits tunisiens des chauffe-eaux solaires individuels, qui se multiplient grâce à un dispositif d’accompagnement qui a rencontré un grand succès. Il repose sur un système de financement qui permet aux ménages de rembourser le coût de l’investissement par le biais de leurs factures l’électricité. Ça a bien marché, parce que cette solution n’était pas pensée uniquement par rapport à ses considérations techniques, mais bien en résonnance avec son environnement social, économique, géographique… Du point de vue de l’analyse, cela suggère de penser ces dispositifs « socio-technique » dans tout ce qu’ils impliquent : la façon dont on s’en sert, mais aussi qui les décide, dans quel objectif, quels instruments financiers les accompagnent, etc... 

[1] Par exemple : “La distribution de chaleur (et de froid) questionne plus largement le lien entre urbanisme et énergie, les considérations énergétiques étant parfois considérées comme un impensé de la planification urbaine (Pierce, 1995; Souami, 2007)”, in Le chauffage urbain dans la transition énergétique : des reconfigurations entre flux et réseau, par Laurence Rocher, in Flux 2013/2 (n°92) http://www.cairn.info/load_pdf.php?download=1&ID_ARTICLE=FLUX_092_0023

[2] Le chauffage urbain dans la transition énergétique : des reconfigurations entre flux et réseau, par Laurence Rocher, in Flux 2013/2 (n°92) http://www.cairn.info/load_pdf.php?download=1&ID_ARTICLE=FLUX_092_0023

[3] Pour en savoir plus : “A Loos-en-Gohelle, la transition verte au pays des gueules noires”, Le Monde, 2015.

[4] Le projet Rev3, pour “Troisième révolution industrielle en Nord-Pas-de-Calais”.