Vous êtes ici :

Les avatars du "site" Lumière de Lyon - Contribution à une histoire du patrimoine industriel lyonnais

Interview de Paul GENARD

Médecin

<< Enfin, voilà, cette salle j'en rêvais, mais évidemment, personne de l'Institut Lumière n'est venu me demander le moindre avis. Or, ce n'était pas une élucubration, c'était un travail fait, avec moi, par un technicien, le technicien qu'était Jean Vivié. >>.

L’entretien s’est déroulé au domicile du docteur Paul Génard, chirurgien-dentiste. Le cabinet et le domicile du docteur Génard étaient situés avenue Jean Jaurès, dans le quartier Grandclément de Villeurbanne. Le docteur Génard avait constitué une collection d’appareils exceptionnelle, de plus de 400 pièces, dont Le cinématographe n°1 des Frères Lumière, un kinétoscope Edison de 1894, un cinématographe Joly-Normandin de 1896…
Au cours de l’entretien de nombreux documents sont présentés (photographies, plans, archives écrites) et commentés par le docteur Génard. Le lecteur ne pourra, à différents moments, qu’en subodorer le contenu. Le texte de cet entretien n’a pas été remanié : il faut que le lecteur consente à son oralité, aux méandres d’une évocation qui, en 1998, est déjà éloignée  de plus de 30 ans de son motif premier. Le lecteur se doit de réaliser, également, que 1998 est l’année où Lyon est inscrite  sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Une nouvelle époque s’ouvre dans le rapport de la ville et de ses habitants à la problématique patrimoniale.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 24/03/1998

Monsieur Paul Génard, c'est au titre de témoin d'acteur d'une histoire importante pour la ville de Lyon, mais pas simplement pour la ville de Lyon, que je vous interroge ce soir. J'ai envie de vous poser une question simple : en 1992, le 18 mai exactement, a été pris un arrêté d'inscription à l'inventaire des Monuments historiques dudit "hangar du premier film"…
Oui.

 

Or, ce hangar n'est pas un monument au sens propre, ce n'est pas un site non plus, ce n'est pas un immeuble, c'est ce que Didier Repellin, architecte en chef des monuments historiques, a appelé une “épave industrielle”
Oui ! Mais enfin, c'est quand même le témoin, un des premiers décors de cinéma et c'est à ce titre...

 

Bien sûr ce n'est pas qu'une épave industrielle et c'est bien à ce titre que l'inscription de l'inventaire des monuments historiques a pu avoir lieu en 1992, avant que le classement comme monument historique  soit prononcé. Alors, ma question est simple : comment en est-on arrivé là ?
Comment en est-on arrivé là, négativement, puisqu'il a fallu que l'usine Lumière disparaisse, que le laboratoire des Frères Lumière disparaisse, que la maison même des Frères Lumière disparaisse, pour qu'on n'ait plus, en quelque sorte, qu'à sauver un débris, qui n'est même pas le porche qui représente véritablement le décor de la sortie des films Lumière mais bien ce hangar qui est derrière le porche. Comment les choses ont-elles pu se passer, négativement, pour qu'on en arrive là, mais aussi positivement, bien sûr, pour que quelques-uns, et vous particulièrement, contribuiez à la préservation puis au classement et à la mise en valeur de ce qui reste de l'activité industrielle des Frères Lumière. Est-ce que vous pourriez m'éclairer sur cette histoire ?
Il faut d'abord commencer par le commencement. Je vais peut-être remonter un petit peu loin. Vous savez que j'avais fait une grande exposition, en 1964, au Centre de Documentation Pédagogique, rue Philippe de Lassalle. Cette exposition a été visitée par le maire de Lyon, qui était Monsieur Pradel à ce moment-là. En partant, il m'a félicité et il m'a dit "Écoutez Monsieur Génard, il faudrait que vous travaillez à la constitution du musée du cinéma de Lyon”. Et cela s'est un petit peu confirmé parce qu'il est venu chez moi voir ma collection et il a même écrit dans le Livre d'or : "Il m'est agréable de dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en visitant cette véritable rétrospective de la photographie et du cinéma. L'exposition ne pouvait pas laisser le maire de Lyon indifférent puisqu'une grande partie est consacrée à une invention purement lyonnaise, celle des Frères Lumière, le cinématographe, qui a depuis conquis l'univers... Je félicite Monsieur Génard d'avoir rassemblé tous ces éléments....” Donc voilà, premier contact... le maire de Lyon demande que l'on constitue un musée du cinéma.

 

Excusez-moi, quel est le titre que vous aviez donné à l'exposition ?
C'est le même titre que le premier livre que j'ai fait et qui accompagnait cette exposition. Il s'appelait "D'une collection à l'histoire du cinéma". Il y a eu ensuite un deuxième livre qui s'appelait "Cinéma d'où viens-tu ?" dans la collection "L'histoire du cinéma" (CRDP Lyon 1975, ndlr).
La première chose à faire, évidemment, était de rechercher un local pour cette exposition. Le maire, Louis Pradel, m'a proposé la bibliothèque de la ville, alors à St Jean, puisqu'elle venait de déménager à la Part Dieu. Je l'ai visitée avec lui et je lui ai dit "mais là il n'est pas possible de faire une cinémathèque" ; il me dit "Oh, mais si ! Venez voir, il y a un sous-sol immense". Or, dans le sous-sol de la bibliothèque, je ne sais pas si vous le connaissez, il y a des piliers de deux mètres de diamètre en quinconce, cela rendait donc une projection très difficile. Ensuite, il m'a proposé une partie du musée Guimet, puis les sous-sols de la mairie du 6e. J'ai visité ces sous-sols et voici la copie d'une lettre que j'ai envoyée au maire de Lyon, début février 1966 :

Monsieur le maire,

Monsieur Dorel, Monsieur Perrin et moi-même avons visité ces jours derniers les locaux que vous nous avez proposés, susceptibles de recevoir le musée du cinéma dans les sous-sols de la mairie du 6e arrondissement. Après une étude approfondie sur place et sur les plans remis par Monsieur Dorel, il s'avère très difficile d'effectuer, dans de bonnes conditions, l'exposition permanente telle que nous l'envisageons. Les principaux défauts résident dans la situation en sous-sol humide et l'étirement des lieux, étirement réduit à un couloir minuscule à l'angle de deux portions sous le bureau d'hygiène. L'utilisation de ce long vestibule, 50 m x 3,80 m, le long de la rue de Sèze est pratiquement impossible. La seule utilisation convenant parfaitement aurait été celle de la salle de projection cinémathèque. Je me suis permis de m'inscrire pour une audience auprès de vous le lundi 28 février à 16 h afin que nous en parlions de vive voix. Nous parlerons aussi, si vous le voulez bien, des dettes contractées par la commémoration du 25 janvier au numéro 1 de la rue de la République et de la répartition de leur règlement puisque la Société Lumière doit y participer".

[J'avais reconstitué l'entrée du cinématographe au numéro 1 de la rue de la République]
"Mais je voudrais aussi vous faire part, Monsieur le maire, d'une possibilité qui serait de loin la meilleure pour l'établissement du musée du cinéma et qui, je le pense, arrangerait tout, celle que nous offre le château Lumière, à l'angle de la place Ambroise Courtois et de la rue du Premier Film. J'ai lu, dans le bulletin municipal du 30 janvier 1966, que la ville se réservait le terrain occupé actuellement par la Société Lumière. Ne serait-il pas possible, après entente avec cette société, que la ville accepte d'acheter aussi le terrain où se situe l'usine en dents de scie attenante au hangar historique que l'on voit dans le film Lumière "Sortie d'usine" et de sauver de la démolition à la fois le Château et ce qui fut le premier décor cinéma.
[C'était donc début février 1966]
"Je connais assez le château et cet ensemble pour juger d'emblée qu'il conviendrait parfaitement à ce que nous nous proposons de faire. Le château est sain, possède une allure de fin de siècle assez majestueuse. La pelouse, située derrière le bâtiment permettrait un parc de voitures. "

[Monsieur Lefranc, gendre de Louis Lumière (le mari de sa fille) était, à ce moment-là, PDG de la Société Lumière. Je l'ai questionné pour connaître la date de la libération par la Société, il m'a parlé de deux ans, ce qui était le seul point ennuyeux. Mais ce délai permettrait de travailler à l'énorme préparation de ce que nous voudrions : faire le plus beau musée du cinéma du monde.]
"Excusez-moi Monsieur le Maire de vous importuner aussi souvent, conscient de vos occupations, mais je pense que c'est pour une bonne cause. Veuillez croire...

Voilà la première manifestation que j'ai faite pour sauver à la fois le château et le hangar. Pour le château, il a fallu attendre pas mal de temps. Un jour, j'étais dans le cabinet du Maire, Monsieur Pradel, et je lui ai dit "écoutez, Monsieur le maire, est-ce que vous avez une heure (parce qu'on parlait de ce problème), est-ce que vous avez une heure à perdre ? Je vous emmène dans ma voiture, on va visiter le château". D'ailleurs ceci a été publié dans les journaux, je pourrai vous le faire lire.

Je l'ai donc emmené au château Lumière. On est allés du haut jusqu'en bas et, en revenant, dans la voiture, il m'a dit Ce serait quand même bien dommage de démolir ce bâtiment. Alors occupez-vous, Monsieur Génard, d'en tirer un bon prix de la Société Lumière. "

 

Quelle était la date de cette visite avec Monsieur Pradel, c'était toujours en 1966 ?
Non, c'est un peu plus tard, ce doit être l'année suivante, en 1967. J'ai fait des allées et venues et le "tampon" entre la Société Lumière et la mairie de Lyon pour arriver à décrocher...  il a fallu aller loin ... en 1974, vous vous rendez compte...

 

On est déjà à 8 ans de l'idée de départ ...
A ce moment-là, il y a eu des articles "Feu vert pour le musée du cinéma, d'accord pour acheter le château Lumière au prix fixé par les Domaines : 1 600 000 francs". 

 

1974.
1974. Mais ce n'est pas tout. Nous avions, avec l'architecte V… je ne sais pas si vous l'avez connu...

 

Non.
Il faisait partie, avec moi, de la commission culturelle de Lyon qui était dirigée par le Professeur Wertheimer. Avec V... on avait affrété un avion -c'est vous dire si on est allés loin- et on avait fait des photos aériennes de la portion du château et de l'usine qui était attenante au hangar, ceci pour permettre justement à l'architecte de faire des dessins d'architecte et des plans, car la portion d'usine qui était à côté, qui était en dents de scie et dont j'ai fait des croquis [il montre des dessins]... il était prévu d'abord de reconstituer le portail et la petite porte avec le bec de gaz qu'il y avait à ce moment-là au-dessus du portail. La portion en dents de scie était comme ça, avec un petit aspect de chalet en bois découpé et c'est derrière un de ses pans qu'il y avait le laboratoire de Louis Lumière, où il a inventé le cinématographe.

 

Là on est en 1974, à peu près...
Mais cela a dû se passer avant, au moment où il était vraiment question de sauver le château... oui c'était peut-être en 1974

 

Château, usine et maison des Frères Lumière, tout était encore là.
Oui, j'étais un jour dans mon cabinet en train de travailler, j'avais beaucoup de monde, une pleine salle d'attente. J'ai reçu un coup de fil "Monsieur Génard, c'est vous, je crois, qui vous occupez de tout cela, je suis chef de chantier, on est en train de démolir l'usine, il faut me dire où il faut s'arrêter". Je dis "vous démolissez l'usine, mais qui vous a donné cet ordre ? ". Je n'ai jamais pu savoir, à la Mairie, qui avait donné cet ordre. Alors j'ai quitté mon cabinet, je suis parti là-bas. Ils avaient attaqué le hangar. J’ai dit "écoutez Monsieur, vous arrêtez, vous stoppez !” et je file à la mairie. Je suis revenu à mon cabinet, j'ai renvoyé tous mes patients. J'ai filé à la mairie et je n'ai pu rencontrer que Monsieur Béraudier. J'ai fait un "foin de tous les diables" et finalement j'ai pu obtenir que l'on stoppe la démolition. Mais l'usine était démolie. Je pense que cela devait être en 1974.

[Des documents sont présentés] Voilà le projet que nous avions fait. Il y avait quand même des transformations. Voilà le portail, le regard et voilà l'usine en dents de scie. J'avais envisagé... cela aurait été formidable... on entrait par là pour visiter le musée et on ressortait par là, on passait sous le hangar et on ressortait par ici. On avait prévu des sorties de secours et là se trouvait la loge qui, initialement, était également la loge du gardien.

[•••] la démolition, c'était un vrai désastre, parce qu'on avait prévu pour le bâtiment d'usine (qui avait une charpente en bois qui était assez belle d'ailleurs) de tout ignifuger. C'était soutenu par des piliers qui étaient fichés dans des socles de pierre, enfin c'était vraiment très sain, en parfait état. C'était la municipalité de Francisque Collomb à ce moment-là… qui a pu donner cet ordre ?

 

Donc vous n'avez jamais éclairci...
Je n'ai jamais pu savoir, de même que je n'ai jamais su, un peu plus tard, qui a donné l'ordre de démolir le mur où il y avait le portail. Il y avait à ce moment-là un très grand portail, il avait été agrandi.

 

Oui, on le voit bien sur les photos, le portail de 1950 est très grand.
Oui, ils avaient réuni la petite porte avec le hangar.

 

Sur les photos, on voit bien le portail d’origine et ensuite sa transformation. On voit bien l'élargissement avec apparemment des portes coulissantes…
Oui, il y a deux portes coulissantes.. Enfin voilà l'histoire... mais là j'aime autant vous dire que j'ai passé du temps à la mairie et cela m'a valu, vous vous rendez compte, de renvoyer tous mes patients de la salle d'attente.

 

Donc, vous dites probablement 1974, vous souvenez-vous de la saison, du mois ? Si l'on devait rechercher plus précisément dans l'année. On peut peut-être retrouver dans la presse... C'était plutôt au printemps, à l'automne ?
Mais à la Mairie, on doit pouvoir le retrouver dans les archives, quoique... Écoutez, j’estime que l’adjoint à la culture de Lyon de 1977 à 1989 a été une calamité pour la ville de Lyon...

 

C'était un dilettante ?
Il se fichait de tout. Il n'y avait que ce qu'il disait qui comptait et il se fichait royalement de tout. 
Quand Jacques Oudot lui a succédé en tant qu'adjoint à la culture dans la Municipalité de Michel Noir (de 1989 à 1995), je suis allé le voir. Il me posait des questions et je lui ai dit "Mais Monsieur Oudot, vous avez tous les dossiers". Il s'est levé de son bureau et il m'a montré les placards et m'a dit "regardez". C'était le bureau de l’ancien adjoint... il n'y avait plus rien. 

 

Tous les dossiers étaient donc partis.
Il avait tout emporté. Quand même !

 

On est alors en 1989 quand Michel Noir a été élu. Vous rencontrez donc Jacques Oudot qui est adjoint à la culture.
Il y a une lettre écrite par Pierre Cousté, PDG de la Société Lumière et datée de 1974 également :

"Cher Monsieur,
Par votre lettre du 8 mars (il s'adresse à moi), vous me faites part de l'intention de la ville de Lyon d'acquérir le château Lumière de Montplaisir pour installer le musée du cinématographe et ce pour le prix de 1 600 000 francs, ainsi que vous l'a exposé le maire lui-même lors de votre entretien le 18 février dernier. Vous y exprimez, en outre, le souhait que notre maison mère Ciba Geigy accepte officiellement et définitivement ce prix.
Je dois tout d'abord vous préciser que, quels que soient nos liens organiques avec notre maison mère ainsi que nos procédures internes, c'est au Conseil d'Administration de Lumière SA qu'il appartient de prendre position sur la proposition de la Ville de Lyon."
[Vous voyez que cela ne s'est pas fait tout seul]

"J'ai eu à maintes reprises l'occasion de vous l'expliquer de même qu'au maire de Lyon, la cession éventuelle du château, comme celle d'ailleurs de l'ensemble de nos terrains de Montplaisir, demeure liée à l'exécution de nos programmes de concentration industrielle à Saint Priest. Pour des raisons sur lesquelles il ne m'appartient pas de m'étendre ici, les décisions concernant l'exécution de ce programme ne sont pas encore prises à ce jour. Elles devraient l'être dans un avenir relativement proche et c'est alors seulement que nous serons en possession de tous les éléments nous permettant de prendre une position définitive vis-à-vis des diverses propositions que nous a faites la ville de Lyon. Ce n'est donc pas fondamentalement une question de prix qui à l'heure actuelle est en cause, sans que je prenne par là même aucune position sur le prix avancé par le maire, mais bien la définition définitive d'un projet industriel.
Croyez bien que, comme vous-même, je souhaite que le musée du cinéma de Lyon, à la création duquel vous avez si ardemment rêvé, voit enfin le jour sur les lieux de son invention. Ce sera là une manière éminente de perpétuer la mémoire de nos illustres fondateurs, tout en dotant notre ville d'un musée digne de cette invention... ".

De toutes façons, le musée n'est toujours pas fait.

 

Non !  Il n'est toujours pas fait, on va y revenir justement.
Il y a autre chose que je voulais vous faire voir. J'étais très ami avec Jean Vivié. Il était ingénieur des Mines, professeur à l'IDHEC, professeur au Collège Technique de Vaugirard et au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris. Il a été aussi l'inspecteur des salles de cinéma de France, c'est lui qui a fondé le contrôle technique du cinéma. Nous avions conçu une salle de projection qui, avec une de mes idées, devait être absolument sensationnelle. Vous savez, j'ai fait faire beaucoup de contretypes  (reproduction réalisée en re-photographiant sur film un tirage original, ndlr)  de films chez Boyer, à […] entre Nîmes et Arles.

Un jour, nous étions chez Boyer pour discuter des tirages de chez Meyer et il me dit "écoutez, je viens de tirer un film tout à fait inédit de Charlie Chaplin, je vais le projeter”. Il avait une toute petite salle de projection et son écran était posé parterre. Il projetait par-dessus les têtes, comme cela, et j'avais été stupéfait de voir que, tout d'un coup, il n'y avait plus de distance, plus de séparation entre le spectacle et les spectateurs. Charlie Chaplin “était là”, surtout en gros plans, on avait l'impression qu’on allait lui serrer la main. Cela m'avait impressionné et j'en avais parlé à Jean Vivié qui était absolument de mon avis.

Voilà ce que nous avions conçu : c'était une salle circulaire, de façon à permettre un gros dégagement tout autour. En hauteur, il y avait la cabine et la régie. Ici, il y avait un podium et le piano, avec quatre sorties et quatre entrées. Pour donner l'impression que l'écran était posé par terre, le sol était incliné mais remontait légèrement, ce qui donnait au spectateur vraiment l'impression que l'écran était par terre. On avait fait les plans, tous les calculs…J'ai fait cela en me le rappelant mais tout cela avait tout été confié à André Mure et tout cela a disparu. Même les plans d'architecte pour le sauvetage du château et de l'usine ont disparu. J'aurais dû faire faire des copies. Enfin, voilà telle était la salle idéale, à notre avis.

 

200 places. Vous aviez un écran de dimensions habituelles, simplement c'était l'effet de creux...
Pourquoi y-a-t-il eu un podium ? Parce que les salles de cinéma sont installées dans des anciens théâtres. Il y avait une scène et, évidemment, on a mis l'écran au-dessus. Mais vous savez que, maintenant, plus ça va, même dans le théâtre, on essaie de supprimer le podium, de faire que les acteurs soient beaucoup plus proches des spectateurs.
Enfin, voilà, cette salle j'en rêvais... mais évidemment, personne de l'Institut Lumière n'est venu me demander le moindre avis. Or, ce n'était pas une élucubration, c'était un travail fait, avec moi, par un technicien, le technicien qu'était Jean Vivié.

 

On va justement revenir sur cette phrase que vous venez de prononcer "personne n'est venu me demander mon avis". J'ai envie de vous demander… Vous étiez, à l'invitation du maire Louis Pradel, président du comité...
De fondation du musée du cinéma, qui a changé de nom ensuite, cela s'est appelé le musée du cinéma tout court.

 

Quelles étaient les personnes qui vous épaulaient, qui assistaient votre démarche et quelles étaient au contraire celles qui lui étaient indifférentes, voire hostiles, pour que l'on en arrive à cette situation, où non seulement disparaît le patrimoine industriel Lumière et aujourd'hui...
Au moment où il était décidé que nous faisions le musée au château Lumière, j'ai eu un jour un coup de téléphone du ministre des Affaires culturelles, - celui qui était le plus sympathique (Michel Guy ?) : "Monsieur Génard, j'ai des questions à vous poser, est-ce que je peux vous envoyer mon chef de cabinet ? ". L'entrevue a eu lieu dans l'ancien Hôtel Terminus, entre deux trains, à Paris.

 

En quelle année à peu près ? Mitterrand était-il déjà élu ?
C'est avant l'installation de la Fondation de la photographie au château [1978]. Il est venu me demander "Est-ce que cela vous ennuierait d'avoir une cohabitation au château avec la Fondation de la photographie ?". J'ai dit "Non ! mais avec tout de même certaines conditions : que ce soient deux choses absolument distinctes, au point de vue administratif, au point de vue financier, que chacun soit chez soi, d’autant que la Fondation de la photographie n'avait pas besoin de beaucoup de place. Le Directeur qui a été nommé [Pierre de Fenoÿl] est venu quelque temps à Lyon, a fait un caprice et il est reparti. D'ailleurs, je lui avais dit "Mais pourquoi ne mettez-vous pas la Fondation de la photographie à Chalon ? ". C'était bien l'endroit idéal pour cela. Vous m'avez demandé ensuite qui nous épaulait. Il y a eu une Commission consultative et de surveillance du musée du cinéma.

[Procès-verbal de la réunion du 25 mars 1966, à 17 heures dans le cabinet de Monsieur le Maire : sont présents tous les membres de la Commission, à l'exception du Préfet du Rhône, excusés Monsieur Soular (?) représentant Monsieur Louis Recteur d'Académie, Monsieur Chirat représentant Monsieur Borde.
Monsieur le Maire expose les statuts (?) de la Commission qui s'occupera du Musée du cinéma, musée réalisé pour la plus grande partie par la réunion des collections de la famille Lumière par Monsieur Génard. La ville de Lyon devenant acquéreur d'un ensemble d'immeubles appartenant actuellement aux usines Lumière, il est proposé d'installer le musée du cinéma dans la villa anciennement occupée par Antoine Lumière] Parce que... quand j'avais organisé le congrès de la Fédération internationale des archives du film, en 1975, nous avions voté, avec toutes les cinémathèques du monde qui étaient là, une motion qui avait été envoyée au maire de Lyon et même au Président de la République pour sauver la villa des Frères Lumière. Je la connaissais bien, je l'avais visitée. C'est cette villa qui avait un escalier qui se divisait en deux. D'un côté il y avait l'appartement des Louis, de l'autre côté l'appartement des Auguste. Au sous-sol, il y avait cette fameuse salle de billard avec un orgue. Dans l'entrée, sous une cloche de verre, il y avait un microscope magnifique, ancien, qui était de toute beauté...  Et alors... ce qui m'a fait mal au cœur… c'est qu'ils l'ont démoli aussi.

Quand je pense qu’aux États-Unis, à la George Eastman House...  George Eastman n'était pas un inventeur, c'était un fabricant de photographie qui a réussi et Dieu sait qu'il a bien réussi ! Mais on a restauré la maison (je suis allée deux fois faire des conférences à l'Eastman House de Rochester) d'une façon magnifique. On a tout sauvegardé. Je ne sais, également, si vous êtes allé à Washington, voir la maison de Georges Washington qui a été restaurée d'une façon extraordinaire... et bien nous en France, on démolit !

 

C'est une image impressionnante effectivement, je ne l'avais jamais vue non plus... avec cette très belle véranda...
Cela m'a fait mal au cœur... J'ai quand même réussi à sauver le château car il devait être démoli. Tout devait être démoli, c'était paru au Journal officiel de la municipalité, je vous ai dit la date d'ailleurs.

 

Non, nous n'avons pas évoqué cela. C'est un document saisissant.
Là je vous parle du château. J'ai lu dans le Bulletin Municipal du 30 janvier 1966 que la ville se réservait le terrain occupé actuellement par la Société Lumière. C'est là que j'ai dit "Ne serait-il pas possible à présent que la ville accepte d'acheter aussi le terrain où se situe l'usine en dents de scie attenante au hangar historique ?".

 

Oui, on est partis de là tout à l'heure.
C'est un peu dans le désordre tout ce que je dis mais quand je repense à tout cela...
Vous m'avez posé une deuxième question : comment cela s'est-il décidé ?
Et bien, j'avais accepté la présence de... et un beau jour, par le journal, j'ai appris que l'Institut Lumière était créé et s'installait dans le château, je l'ai appris par le journal.

 

Ceci est stupéfiant aussi ; vous avez été complètement mis à l'écart du processus de décision...
Bernard Chardère a joué un rôle épouvantable. Il était à ce moment-là  à l'Express de Lyon. L'Express de Lyon s'était sabordé et il était chômeur. Je pense que par "copinage" avec Collomb, le Maire, il a été installé là-bas. A partir de ce moment-là, on a été écartés de tout. A tel point que quand l'Institut Lumière a fait des expositions... je parle de l'Institut Lumière auquel j'ai prêté moi aussi du matériel que j'ai ici...

 

J'en ai vu, oui.
On ne m'a pas demandé de participer pour la moindre des choses à l'exposition... à tel point qu'il y a des erreurs monumentales.

 

Parlons un petit peu de ce milieu lyonnais. Tout à l'heure, je crois que vous avez cité un Monsieur Borde et le nom de Monsieur Chirat  également, il me semble. A votre avis, est-ce que Monsieur Chirat fait partie de ceux qui ont contribué à votre mise à l'écart, proche qu'il était de Bernard Chardère ?
Il était vice-président du musée du cinéma. On a fait énormément de choses ensemble.

 

Vous étiez donc fort connecté avec le réseau pédagogique lyonnais.
Oui, bien sûr.

 

Et cela prenait quelle forme ? des projections de films, des conférences ?
Attention, à ce moment-là, j'avais fait cette exposition. Mais ensuite, nous avons quand même eu une salle de cinémathèque. Nous avons fait pendant 8 ans des projections à la salle Albert Basset.

 

Je n'ai pas connu cela. Je m'intéresse à Lyon mais je suis arrivé... [en 1973]
La cabine était à nous, l'écran...

 

Salle Albert Basset donc, qui se trouvait où ?
Au Marché Gare, derrière les voûtes.

 

Qui est devenu un cinéma d'art et d'essai ensuite, non ?
Je ne sais pas, la salle était à l'intérieur du Marché Gare, non ce n'est pas cela. Pendant 8 ans, on a fait des projections de cinémathèque. J'ai beaucoup travaillé avec Langlois. On projetait des films qui venaient de différents horizons, comme dans toutes les cinémathèques. Borde, Langlois, nous en envoyaient. Langlois nous envoyait des films japonais sous-titrés en Suédois, c'était le genre de Langlois...
On faisait un gros travail... vous savez, tout en étant bénévole pour cela, aller chercher des films à la gare... moi, j'avais mon cabinet en plus... on a fait un travail inouï. Si vous voulez, je vous donnerai une photocopie où tout notre parcours est expliqué.

 

Oui, c'est intéressant cela. Donc vous étiez des militants de la cinéphilie en quelque sorte ?
Oui, je pense bien. Si vous voulez, je peux même vous laisser la photocopie de la lettre du maire parce que j'en ai plusieurs.

 

C'est une question que je vais me permettre de poser, je serais très heureux d'avoir cette photocopie, bien sûr, et si d'autres documents pouvaient être photocopiés ...
Ah, mais cela je peux vous le laisser, j'ai des photocopies. 

 

Comme la photographie que vous m'avez montrée tout à l'heure, la destruction de l'immeuble, la villa des Frères… ce sont des choses comme cela qui sont intéressantes. Merci.
Je vais vous chercher aussi le parcours de ce que nous avons fait.

 

Votre histoire, l'histoire de cette cinémathèque lyonnaise en quelque sorte.
Oui.

 

Est-ce que l'on peut revenir un peu en arrière, quand vous avez évoqué les idées que vous aviez sur la reconstitution du site, y compris avec le réverbère au-dessus du porche. J'aimerais bien aussi avoir une photo de ce projet, si vous le pouviez, cela m'intéresserait. Quelle était la conception... là, on a la conception architecturale, c'est-à-dire que vous utilisiez le bâti existant, vous proposez un parcours au visiteur qui rentre ici, qui ressort…
Oui parce que j'ai toujours pensé qu'il fallait un sens de visite dans un musée. Mon idée était d'entrer dans le musée par un endroit très sombre où on aurait reconstitué les dessins rupestres. L'idée que je donne dans mes conférences, c'est que l'homme a toujours été fasciné par la représentation graphique. Cela a commencé dès l'âge des cavernes et cette représentation graphique s'est perfectionnée au cours des âges. C'est devenu des mosaïques, des peintures, des sculptures etc. Le cinéma est un perfectionnement de la représentation graphique et la télévision est également un perfectionnement. Il y a toujours une image, il s'agissait d'abord de dessins, puis de la photographie puis de la photographie animée etc.
C'est la raison pour laquelle j'aurais voulu que l'on rentre et que l'on reproduise  -je l'aurais fait parce que j'aime beaucoup dessiner et j'ai même fait certaines représentations sur des pierres que j'ai exposées, un petit peu de ce qu'il y a à Lascaux.

 

J'ai noté la grotte de Lascaux, c'est la métaphore qui vient tout de suite.
On aurait fait une voûte, on l'aurait peut-être faite en béton, enfin je n'en sais rien... quelque chose comme cela. Ensuite, on voyait comment cette image s'était perfectionnée au cours des âges. C'était le sens que je voulais donner à la visite.

 

De Lascaux à Monplaisir en quelque sorte... donc de l'image fixe à l'image animée.
Je pense que c'était quelque chose d'original. Je voulais qu'un visiteur du Musée soit pris dans une ambiance et qu'il suive... surtout avec les procédés que l'on a maintenant... leur faire entendre ce que rendaient les phonographes parce qu'il n'est pas question de toujours les faire marcher…[Je vais vous chercher deux ou trois documents]. La ville n'était pas prête pour conserver le patrimoine, ça commence...

 

Ça commence même très très fort.
J'ai eu au moins 20 télévisions différentes, pour mon grand malheur. Un jour, un des cinéastes me disait "mais comment se fait-il que l'on ait conservé les choses, comme vous les avez, en parfait état ?". J'ai répondu "actuellement, est-ce que vous avez conservé vos premiers tubes de télévision" "ah non " "et les premières caméras, vous les avez conservées ? " "ah non, on a démonté, on a pris des condensateurs etc. " "vous n'avez rien conservé des premières caméras de télévision". A certains moments les choses sont ringardes et c’est longtemps après que l’on regrette de n’avoir pas conservé ce que l’on a tenu pour ringard. Il faut passer ce cap.

 

Oui ! C’est tout à fait juste. Quand on travaille sur la mémoire et plus spécialement sur les phénomènes commémoratifs, on s’aperçoit qu’il faut sauter une génération pour que l’intérêt revienne pour tel ou tel moment d’histoire. Ce sont les petits enfants qui recueillent la mémoire des grands parents, et non les enfants celle des parents. Cela vaut sans doute aussi pour la technique.
Oui, je m'en rends compte dans ma famille. Mes petits-enfants sont beaucoup plus intéressés que ne l'ont été mes enfants, quoi que maintenant ils commencent à en réaliser l’intérêt. Je suis allé souvent en Allemagne avant guerre puisque j'avais fait une licence d'Allemand. J'avais visité, en 1936, à Francfort la maison de Goethe. Cette maison a été entièrement démolie par les bombardements. Ils l'ont reconstruite pierre par pierre. Je suis retourné la voir, elle est rigoureusement pareille à celle que j'avais connue en 1936, c'est formidable. Ce n'est pas en France que l'on ferait cela…

 

Il y a eu, effectivement, très peu de reconstructions à l'identique en France. C'est un thème qui m'intéresse beaucoup puisque - là, on va diverger un peu, je suis en train de travailler sur le phénomène que représente le succès du film "Le Titanic". Il y a mille entrées possibles sur une affaire pareille mais il y en a une, parmi tant d'autres, qui est la question de la reconstitution historique et de cette espèce de scrupule qui touche, presqu'à la folie à certains moments, au souci de ”l'identique" chez Cameron. On a fait refaire les moquettes par la Société qui, en 1912, avait produit...
La pendule aussi. On a retrouvé le même marbre de la cheminée.

 

C'est invraisemblable.
Cela tombe un peu dans mes cordes, on m'a toujours dit que j'étais un perfectionniste.

 

Voilà, vous faites donc partie, ce n'est pas le cas en France du moins jusqu'à peu, des passionnés de la conservation et des fervents de l'identique.
Écoutez, je frémis quand je vois les idioties que Bernard Chardère a écrites sur Louis et Auguste Lumière dans ses bouquins ! Je ne suis pas le seul d'ailleurs, il y en a qui ont frémi avant moi. Donc le souci de la vérité... mes appareils sont des appareils qui n'ont pas été trafiqués, qui sont exactement comme ils étaient.

 

C'est exactement ce que dit James Cameron au début d'un des documents de présentation de son film, documents que plusieurs télévisions ont présentés. Et ce qui m'a intéressé, c'est la proposition suivante : "quand j'ai vu l'épave" puisqu'il l'a vue de ses yeux, il est descendu en sous-marin tout près de l'épave "je me suis dit que tout le film devrait être à l'aune de cette authenticité là". Il gageait en quelque sorte sur l’objet visible, qui mérite le nom de “relique”, soit la trace d'une période de vie, d'une catastrophe, d'une expérience industrielle…
Et surtout d'une technique aussi.

 

Il y a donc cette trace qui est là, à 3 500 mètres sous les eaux. Il la voit, dans un état de conservation encore étonnant après 80 ans, et il en infère que tout le film devra respecter quelque chose qu'il appelle de l'ordre de l'authenticité.
Vous avez regardé les deux documentaires qui sont passés à la télévision ?

 

J'en ai vu un hier soir, diffusé par TF1 et j'en ai vu un autre sur Arte ou je ne sais plus...
Je les ai en cassette.

 

On m'a prêté la cassette venue de TF1 hier, j'ai pris des notes, j'ai demandé si je pouvais la conserver et on m'a dit "non, ce n'est pas sûr"...
Je l'ai prêtée à mon fils.

 

Éventuellement je vous la redemanderai, j'en ferai une copie.
C'est très bon.

 

Oui c'est intéressant.
Ce qui me fait plaisir, c'est qu'il a soigné ce travail de reconstitution avec une perfection extraordinaire mais en plus de cela, vous avez vu qu'il avait eu des oscars pour le son et pour la qualité de l'image. C'est vraiment le type du perfectionniste mais qui tombe juste.
Je viens de dire "La Bataille" de Patrick Rambaud, qui a eu le prix Goncourt, qui parle de la bataille d'Essling. J'ai été absolument déçu par ce livre, d'abord parce qu'il a commis énormément d'erreurs qui ont été relevées par un puriste : il parle de ceinturons, de godillots, de troufions... et il a fabulé. Par contre, les livres de Max Gallo sur Napoléon sont sensationnels, je suis en train de finir le 4e tome, le dernier.
Il y a quelque temps, j'ai vu un film à la télévision qui était censé se passer en 1900. On voyait des C4 Citroën. Les C4 Citroën sont sorties pendant les années 1930. Pour moi, le réalisateur se fiche du monde, de son public. Moi, je ne peux pas supporter de telles choses dans un film.
Il paraît que je ne suis pas calé au point de vue armes... c'est comme dans le livre "La Bataille", il dit que les cuirassiers ont sorti leurs épées, or à ce moment-là, ils avaient des sabres courts. Ce livre m'a insupporté et il a eu le prix Goncourt... Je pense qu'il doit y avoir des petites magouilles là aussi...

 

C’est une question tout à fait passionnante que ce besoin de l’humain de recomposer, de refaire “à l’identique”, comme si cela était possible, parce que c’est toujours une fiction. La maison de Goethe n’est pas à l’identique... Les puristes comme vous, les perfectionnistes, disent qu'il a eu tort. Parce que Violet Leduc imaginait un gothique qui n'est pas le gothique de l'époque.
Mais est-ce qu'il y avait des documents dont il aurait pu se servir ? C'est ça le problème.

 

Je ne peux pas répondre à la question, j'en suis incapable, savoir s'il trahissait volontairement en disant qu'il redonnait un esprit ou s'il manquait de documents pour pouvoir refaire “à l'identique”
C'est comme le Château du Haut-Kœnigsbourg qui a été reconstitué mais... enfin, il est là quand même et c'est quand même assez beau, c'est impressionnant, surtout quand on est en bas dans la plaine...

 

Le site est impressionnant.
Vous vous rendez compte si cela devait impressionner les gens de voir cette puissance qui était là-haut.

 

Les questions que l'on est en train d'évoquer sur le scrupule dans la restitution historique des données techniques me ramènent à la question du musée et de ses supports. Donc, ce que vous pensiez présenter dans le musée, c'était des matériels, ce n'était pas des projections…
Bien sûr que si ! Puisque j'avais même prévu de reconstituer une salle Lumière, avec des chaises de jardin, où avec un cinématographe l'on aurait, à certaines heures de la journée, pu faire des projections de films. J'avais aussi prévu de reconstituer une salle des années 30 mais en petit, une petite salle avec une dizaine, une quinzaine de fauteuils, vous savez ceux que l'on appelle les "tapettes"...

 

Les fauteuils à bascule.
Et projeter, avec le projecteur d'époque,des films, des copies de films évidemment, pas des originaux mais des copies de films de l'époque. On pouvait rentrer par une "chicane" pour ne pas faire entrer la lumière, on pouvait rentrer indifféremment dans ces salles où l'on projetait des films exactement comme dans les années 3O, grande période du muet, période extrêmement importante. Il y a eu des films muets d'une qualité exceptionnelle, qualité d'image, des virages. Il n'y avait pas encore la couleur mais il y avait des films excellents.

 

Le travail de la lumière était très très important.
J'ai le livre de Pathé où il y a des morceaux de films incorporés avec tous les virages, c'est impressionnant de voir la qualité de l'image !

 

Ce que vous appelez le "virage", en langage technique, c'est...
Le film était teinté. Il était trempé dans des bains colorants qui coloraient l'émulsion.

 

Cela se faisait au moment du développement ? 
Après le développement. Par exemple si des passages avaient lieu dans la forêt, il y avait un virage vert pour créer une ambiance verte. Quand il y avait un incendie, le virage était rouge... La plupart des films étaient virés à ce moment-là. Vous n'en n'avez jamais vus ?

 

Non, jamais.
Si vous avez une seconde, je peux vous faire voir le livre de Pathé. Dites-moi si vous avez d'autres questions.

 

Non, je pense que l'essentiel a été envisagé. Éventuellement, je vous re-questionnerai parce qu'il faut que je laisse reposer un peu tout cela.
En conclusion Monsieur, je vais vous dire une chose : ce n'est pas par orgueil que je dis cela mais on est passés à côté de quelque chose qui aurait pu être formidable. Je n'envisageais pas du tout des appareils posés sur des tréteaux avec une étiquette.  Ce n'était pas du tout ce que je voulais, je voulais un musée vivant, qui soit une attraction pour le visiteur. On a loupé le coche.

 

Complètement.
Bertrand Tavernier voulait tourner un film avec le cinématographe mais à partir d'un hélicoptère sur la ville de Lyon. Il tournait un film en Hongrie à ce moment-là, c'est le fils qui est venu et il était tellement mauvais que Tavernier a dit "non, on ne le met pas".
J'allais au cinéma et il y avait des grands films avec Douglas Fairbanks qui jouait. Tous ces films, toute cette période du cinéma, m'avaient marqué. En plus de cela, mon père, à ce moment-là, était directeur d'école et c'était le début du cinéma éducateur. J'allais avec mon père chercher à Lyon, au dépôt, le jeudi après-midi et quand il y avait des projections, j'avais l'autorisation d'aller dans la cabine. J'étais fasciné par la cabine et de voir le rectangle violemment éclairé et qui se reproduisait sur l'écran.

 

Donc vous avez hérité, en quelque sorte, de cette passion du cinema et c'est votre père qui vous a communiqué le virus.
Mon père faisait partie de ces enseignants extraordinaires du début de l'enseignement primaire. Il était directeur d'école à St Fons. Quand il a été à la retraite à 55 ans, il était en tête de tous les classements de promotions de la région. Il a été "capté" par la Direction d'EDF. Il a été appelé à Paris, on lui a dit "Monsieur Génard, nous connaissons vos qualités d'enseignant, nous créons deux écoles d'ingénieurs pour EDF, une à Gressy le Chatel à côté de Paris et une à La Pérollière, au-dessus de Saint Bel. Il faut créer cette école. EDF venait d'acheter le château Mangini à La Pérollière (Mangini était l'architecte du théâtre des Célestins, il y avait un château là-bas). C'est ce château qui a servi d'abord et ensuite La Pérollière est devenue une ville. Il y a eu des ateliers, de l'électronique...
Et alors, mon père, au début, dans sa 4CV, est parti dans tous les endroits où il y avait des barrages, à Tignes, par exemple, ou ailleurs, et il demandait aux ingénieurs ce qu’il fallait enseigner aux futurs ingénieurs. Il leur demandait de mettre cela noir sur blanc. Il a fait des reliures de copies au début puis ensuite... il a fait un travail invraisemblable mon père. A 80 ans, mon père faisait encore passer, au Siège d'EDF place Jules Ferry, des examens aux futurs ingénieurs... tout en étant grand blessé de guerre, en n'ayant qu'un poumon depuis 1918 !

 

C'est une belle fin de ... on n'hésite même à dire fin de carrière parce qu'il a fait presque autant avec EDF qu'en tant de directeur d'école.
Remarquez cela m'a fait plaisir parce qu'à ce moment il pouvait cumuler ses salaires de directeur d'école retraité avec ceux d'EDF et il a fait partie de la caisse des cadres. Mes parents avaient un peu "tiré" toute leur vie, vous savez, les instituteurs ne gagnaient pas énormément à ce moment-là...

 

Bien sûr, c'est une belle histoire.
Je vous raconte ça, cela n'a rien avoir avec...

 

Cela a beaucoup à voir avec le cinéma. Donc, c'est le moment du cinéma éducateur et pour vous, cela fait penser à quel film, à Paradiso ? L’enfant qui est dans la cabine de projection. Vous êtes dans la cabine et vous prenez le virus
Oui, c'est exactement cela. Écoutez, j'ai l'impression que cette image sur l'écran - il y avait quand même un certain mystère puisqu'il n'y avait pas de son, impressionnait plus que les images de maintenant. C'est tellement vulgarisé maintenant avec la télévision et tout. D'ailleurs, c'est ce que je dis au début de mes conférences : il faut faire abstraction de ce que l'on voit actuellement, l'audiovisuel qui nous a blasés, et se mettre dans la peau des gens qui, au début du cinématographe, connaissaient la photographie et encore... on allait chez le photographe comme chez le médecin, en grandes pompes, pour se faire tirer le portrait comme on disait.

 

Pour les mariages…
Ces gens-là pour qui tout d'un coup une photographie s'est mise à bouger. On ne réalise plus maintenant mais cela a été fantastique.

 

J'ai travaillé à la préparation de l'exposition de préfiguration du centenaire du cinéma, de 1992. Quand on lit la presse de l'époque et les écrivains qui en parlent, c'est le saisissement total, c'est la frayeur...
La Gerbe d'or de Henri Béraud...

 

C'est magnifique... magnifiques les passages de Béraud sur le début du cinématographe.
Avec Jean Vivié, qui était un ami, il est venu souvent ici à la maison, on se comprenait à demi mots. J'ai passé des vacances à Cavalaire avec lui, il est mort deux mois après, il souffrait.  On disait qu'il avait un point pleurétique, en réalité, il avait un infarctus pulmonaire et les médecins ne n'en sont pas rendu compte. C'était un grand type, un type formidable Jean Vivié. Il a été le professeur de Pierre Tchernia qui était au collège technique de Vaugirard, ce Pierre Tcherniakowski.

 

Tcherniakowski avec  qui Sonia Bove a gardé, m'a-t-elle dit, de bons contacts. Sonia Bove pâtit terriblement de la disparition de la Fondation de la photographie, bien sûr, puisqu'elle s'est retrouvée au chômage et surtout écartée... L'arrivée de Chardère et l'impérialisme du groupe Chardère a fait que la coexistence, que vous aviez dû négocier en d'autres temps mais qui avait été possible à un moment entre photographie d'un côté et cinéma de l'autre, est devenue impossible.
J'avais accepté, moi, à condition que ce soit compartimenté. D'autant plus que le château, normalement, ne devait pas servir à faire des expositions. Ce n'était pas possible, il aurait fallu faire, pour la commission de sécurité, des escaliers extérieurs, comme on en voit aux États-Unis. C'est la raison pour laquelle on conservait l'usine. On aurait reconstitué, puisqu'on avait des photos, le laboratoire des Frères Lumière et c'était formidable...

 

J'avais été sollicité en 1991-1992, pour préparer ce travail, qui à l'époque ne concernait, modestement, que la contextualisation, soit ce qui se passait à Lyon, politiquement, socialement, au moment où les Frères Lumière travaillaient à leur invention. Quand j'ai vu les Frères Lumière sur écran, la qualité de leurs films, la beauté du bâtiment, je me suis dit que c'était invraisemblable, ce que l'on avait là... Et tout se passait comme si cette “grotte de Lourdes” n'avait jamais été mise en valeur…
Les meilleurs films Lumière, ce sont ceux que j'ai montés sur la Palestine, l'Égypte, vous ne les avez jamais vus ?

 

Dans la grande cérémonie qui a eu lieu en 1995 justement, sur grand écran, au Palais des Congrès,  vous y étiez ?
Oui, j'y étais.

 

Les films sur la Palestine, avec le mouvement du train, il y a un train de Jaffa à Jérusalem, j'ai bien vu ça.
Vous en avez peut-être un ou deux mais j'ai tout un montage qui dure trois quarts d'heure, j'ai la cassette là.

 

Ça je ne l'ai pas vu, je n’en ai vu que deux ou trois éléments.
Ce sont des films que j'ai présentés. Je viens de faire dix villes allemandes et j'étais à Vienne, en Autriche, l'hiver dernier, je suis resté une semaine chez mon ami Kurt Weissner ( ? ) qui est directeur de la cinémathèque d'Autriche. J'ai passé ce film et beaucoup d'autres. Mais en voyant ces films sur l'Égypte et la Palestine, les gens sont sidérés.

 

J'imagine. J'ai un ami qui est vice-directeur de l'École biblique de Jérusalem. Son grand souci, c'est de préserver les plaques photographiques qui y sont déposées. Ils ont des milliers de plaques photographiques qui ont été prises par les Pères dominicains à partir des années 188O-1890, au moment où l'École biblique prenait son essor. Il serait absolument captivé par ces documents.