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Le Design Thinking, une approche managériale de l’innovation

Interview de Jean-Patrick Peche

Portrait de Jean-Pierre Péché, Design Thinking du Msc in IDEA
Designer industriel senior

<< Les fablab sont des laboratoires sociaux qui peuvent contribuer à révéler de nouveaux profils d'individus capables d'inventer et d'innover >>.

Jean-Patrick Péché est designer industriel, consultant, formateur, responsable Design Thinking du Msc in IDEA, cofondateur des entreprises de design Dia Design et Design Utility, et d’une entreprise d’innovation Anonymate.

L'objectif du Msc IDEA est de former des managers de l'innovation capables de répondre aux enjeux économiques et sociétaux de notre époque. Formant les étudiants au « Design Thinking », IDEA est le fruit d’une alliance entre l’Ecole de Management et l’Ecole Centrale de Lyon. En tant que nouvelle approche managériale de l’innovation, le Design Thinking se présente à la fois comme une posture et une méthodepour innover dans une organisation (entreprise, collectivité territoriale, association). Par son approche centrée sur l’humain et sur les usages, par sa capacité à intégrer la pluridisciplinarité (sociologie, anthropologie, art, philosophie, sciences de l’ingénieur et de gestion, etc.) dans un espace projet, le Design Thinking invite au décentrement au sein des organisations pour tenter de produire de l’innovation.

L’interview de Jean-Patrick Péché permet d’interpeller les organisations, et en particulier les collectivités locales, comme le Grand Lyon, à la fois sur l’importance de la compétence design sur un territoire en lien avec une dynamique d’innovation, ainsi que sur leur propre modèle d’innovation.

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Date : 21/07/2014

D’où vient la notion de « Design Thinking » ?

La notion de Design Thinking a été popularisée par la publication du livre de Tim Brown qui s’appelle « Design Thinking » en 2007. Cet ouvrage avait simplement pour but de préciser ce qu’est la pensée « design ». Il y a une espèce de fascination pour cette approche qui fait que tout le monde veut en faire ou prétend en faire, alors que cela repose sur un corpus d’études particulier et une pratique professionnelle. Par ailleurs, il existe un paradoxe en France autour du design : nous avons de très bonnes formations de design, nos étudiants en design s’exportent extrêmement bien, mais les médias véhiculent une vision très restrictive de ce qu’est le design. En France, le design relève de l’art, de l’œuvre, de la mode, on parle de « design de créateur » alors que ce type de design ne représente que 0,5% du CA du secteur du design, mais 99% de la communication. Or le design est, et a toujours été,un processus de projet complexe, et le Design Thinking est une approche managériale de l’innovation.

 

Pouvez-vous préciser ce que recouvre exactement cette approche et en quoi elle bouscule les pratiques d’innovation ?

Il faut voir le « Design Thinking » comme l’extension du design dans le management. C’est parti d’une  pratique qui a ensuite été modélisée et théorisée. Fondamentalement, c’est une démarche qui se veut processuelle, pluridisciplinaire (en faisant une large place aux sciences humaines et sociales) et globale  (on ne vient pas simplement en réponse à un cahier des charges, mais on s’inscrit bien dans un mode projet qui comprend l’exploration de la problématique jusqu’aux phases d’expérimentation et de déploiement de solutions). Cette approche bouscule le processus traditionnel de l’innovation qui repose sur un enchainement de phases relativement étanches (création/innovation/développement).

En effet, l’idée est de briser l’approche en silo et de mixer au plus tôt les différentes compétences que sont le management, les sciences humaines et sociales, les sciences de l’ingénieur, le marketing, l’art et le design. Un nombre croissant d’entreprises intègrent des sociologues ou des anthropologues dans leurs équipes de développement. C’est une nouvelle manière d’élargir la notion d’innovation, au-delà de la technique. Le design thinking peut conduire à de l’innovation dans le business model de l’entreprise. Au lieu de se poser la question « comment j’améliore ma performance auprès de ma clientèle », le design thinking invite à repenser la technologie pour adresser de nouveaux marchés. Décathlon est un bon exemple de mise en œuvre de cette méthode, Dyson aussi.

 

Vous enseignez cette approche et cette méthode au sein duMaster IDEA. Que proposez-vous au sein de ce Master ?

C’est une formation innovante en deux ans qui a vu le jour dans le cadre du grand emprunt et qui montre l’intérêt croissant pour cette démarche. C’est le fruit d’une alliance entre l’Ecole Centrale Lyon et l’EM Lyon, qui s’est scellée il y a deux ans. Notre objectif est de former des managers de l’innovation rendus agiles par le design. Nos très récentes premières soutenances de master semblent conforter notre vision : déjà plusieurs CDI de manager de projet, de manager de design ou d’innovation, sont proposés à nos étudiants à l’issue de leur « grand IDEA » (mission de 6 mois en entreprise). Ces personnes seront capables d’hybrider la pratique des entreprises sur l’innovation par cette approche.

Quatre projets d’entreprise sont déjà en gestation. Par exemple cette année, nous avons travaillé sur l’eau et la ville, et cela a généré sept projets très différents (de l’organisation urbaine, du service, etc.). Nous partons donc d’une posture très élargie de départ autour d’une thématique.Cette méthode est très appréciée dans les PME-PMI avec des résultats tangibles et positifs en termes de retour sur investissement. Par contre, c’est plus compliqué dans les grandes entreprises à cause de la structure métier, en silo, et la difficulté à se mettre en mode projet.

 

Cette méthode est également opérante dans les organisations territoriales ?

Une des preuves de l’application du design thinking, c’est justement dans les organisations territoriales. La preuve a été faite sur l’enseignement, l’eau, la santé, avec les laboratoires « design thinking » de Stanford.

 

Quelle est la place des usages et des usagers dans l’approche de « design thinking » ?

La compréhension des usages est un des matériaux de base du designer. Dans notre approche, nous prenons l’utilisateur pour ce qu’il est. C’est-à-dire que ce n’est pas un innovateur et ce n’est pas un expert en usage (c’est le rôle de l’ergonome).Si l’approche utilisateur consiste à demander à l’utilisateur ce qu’est son téléphone portable idéal, cela ne produit rien du tout. L’identification des besoins utilisateurs est un mythe pour moi. Ce n’est pas une étude marketing qui a généré le téléphone portable multitouch ! L’approche « Design Thinking » vise aussi à intégrer l’utilisateur dans le mode de conception. Cette méthode implique de savoir comment poser précisément les questions aux gens et à partir de quel artefact. On peut être amené à mettre la personne en situation d’usage pour tester des fonctionnalités précises du produit. Sur un mode itératif, on est amené à améliorer le produit et à revenir ensuite vers l’utilisateur pour à nouveau tester l’innovation.

 

Le prototypage semble être une composante essentielle du « design thinking ». Pouvez-vous expliciter sa fonction dans le processus ?

La rapidité d’accès au maquettage permet d’intégrer très vite la tangibilisation du concept ou des hypothèses, non seulement en vue de les tester auprès d’utilisateurs, mais aussi pour l’ensemble des membres de l’équipe projet.Le designer accélère l’avancement des projets par sa capacité à représenter un projet à n’importe quelle étape de développement, ce qui facilite le discours entre les différents métiers convoqués sur le projet.Il y a des entreprises qui viennent chez nous pour se former à l’utilisation d’un fablab dans cette optique, ce qui ne va pas de soi. On s’aperçoit que ça change les modes opératoires, le management de projet, etc.

 

Est-ce que les fablabs qui se multiplient dans les villes relèvent selon vous essentiellement d’un phénomène de mode ou est-ce que c’est vraiment dans ces lieux que se dessinent les innovations de demain ?

C’est un phénomène très intéressant qui repose sur une utopie selon laquelle les citoyens pourraient fabriquer eux-mêmes leurs objets, ou lutter contre l’obsolescence programmée et sur un fantasme : les fablabs seraient une alternative à la désindustrialisation.Mais il ne faut pas croire que ce sont des lieux accessibles au quidam. Ce sont des lieux de prototypages qui ont besoin de vraies compétences d’accompagnement. Il ne suffit pas de mettre des machines à disposition, il faut la présence de professionnels du design, des ingénieurs capables d’intégrer la conception dans un processus projet. A Lille, ils créent des incubateurs d’entreprises dans lesquels ils mettent des designers systématiquement. En clair, ce qui fait la valeur de ces lieux, ce sont d’abord et avant tout les personnes qui y résident, qui les animent et les encadrent. Par ailleurs, ce qui les rend extrêmement intéressants, c’est que ce sont des laboratoires sociaux qui peuvent contribuer à révéler de nouveaux profils d’individus capables d’inventer et d’innover. Il y aujourd’hui des thésards d’IDEA qui étudient ces lieux sur le plan de leur fonctionnement social et leur capacité de générer de l’innovation.

 

Quelle définition donneriez-vous à l’innovation ?

Il n’existe pas de définition officielle de l’innovation. J’aime bien l’idée d’associer l’innovation à l’acceptation du fortuit. Cela rejoint la notion de sérendipité. Ce qui est important par conséquent, c’est de créer le cadre et les conditions propices à l’heureux hasard. Et pour que ces conditions soient réunies, il faut de la liberté et de la confiance. En plus du cadre, il faut les bonnes ressources, c’est-à-dire la pluridisciplinarité. Et ces tiers lieux types fablab ou espaces de coworking s’inscrivent complètement dans cet objectif d’offrir ce cadre et ces ressources. C’est pour ça que ce sont des lieux d’innovation.Cette définition laisse entendre qu’il ne faut pas être trop interventionniste dans sa politique de soutien à l’innovation qui doit avant tout créer les conditions de l’innovation.

 

Est-ce que selon vous il y a des territoires qui présentent un tropisme à l’innovation ?

Oui, je pense que la présence d’une industrie est un facteur important d’innovation. Je parlerais même de terroir industriel car l’industrie englobe une culture, un savoir-faire, une organisation sociale. Lyon possède ce terroir, cette histoire industrielle, de reconversion partielle en services et en industrie numérique, et la culture dont la gastronomie, qui en font un excellent territoire de design et d’innovations. La nouvelle Ecole de Nancy, c’est ici qu’elle peut se créer !Pour ce faire, il faut dépasser le stade de l’injonction et aller vers une utilisation plus pratico-pratique que politique du design dans l’économie.C’est pour ces raisons que la politique de design promue à Saint Etienne risque d’être difficile à développer dans un environnement industriel et financier difficile, malgré des actions menées auprès des entreprises comme celles du Living Lab Design.

 

Les démarches d’expérimentation de l’innovation (living lab Part-Dieu, Lyon Smart Community) organisées par le Grand Lyon semblent aller dans le sens que vous préconisez, c’est-à-dire offrir des cadres propices à l’innovation. De par la connaissance que vous en avez, quel regard portez-vous sur ces projets ?

C’est une stratégie d’innovation tout à fait pertinente selon moi. Si l’on ne se donne pas de projets, de lieux, de cadres qui nous permettent de comprendre comment on va accompagner le changement de nos sociétés, on va passer à côté d’énormément de choses. La collectivité est bien dans son rôle de proposer des cadres propices à l’innovation sans vouloir trop s’immiscer dans ce que ça pourrait produire.