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Comment reconstruire de la confiance

Interview de Pierre WINICKI

Président de l’Institut Confiances

<< Nous avons identifié sept ressorts profonds dont l'absence ou l'insuffisance provoquent un manque de confiance dans la société >>.

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Date : 05/02/2014

Propos recueillis le 5 février 2014 par Cédric Polère

Consultant en management public et ancien créateur et dirigeant d'entreprise, Pierre Winicki a créé en 2012 l’Institut Confiances, un Think tank sur les enjeux et les leviers de la confiance. Nous l’avons interrogé sur le diagnostic qu’il porte sur les moyens de reconstruire de la confiance dans le cadre de la réflexion Grand Lyon Solidaire
 

Qu'est-ce qui, à un moment de votre parcours, vous a amené à créer l'Institut Confiances ?

D’origine lyonnaise, j’ai créé une entreprise dans une première vie professionnelle, dans le domaine de la santé (éducation de patients souffrant de maladies chroniques). Elle a depuis fusionné avec une filiale de l’Institut Pasteur. En 2002, une deuxième vie professionnelle a commencé lorsque j’ai créé un cabinet de conseil spécialisé dans les problématiques de conduite du changement dans le cadre des réformes publiques. J’ai travaillé avec l’Etat, les différents ministères, les collectivités territoriales, d’autres acteurs publics et leurs partenaires (syndicats…). Au cours de ces années, j’ai souvent été stupéfait de constater, au plus niveau de l’Etat, un climat de défiance considérable, quasi permanent et réciproque, entre l’échelon politique et la haute fonction publique. Pour moi qui étais censé accompagner des réformes, c’était un vrai problème : comment réussir des réformes si déjà ceux qui les impulsent ne sont pas capables de se faire confiance entre eux ? J’ai conceptualisé cette expérience dans un livre écrit en 2007, Réussir une réforme publique : Surmonter ces peurs et croyances qui bloquent le changement, aux éditions Dunod. Il met en lumière des peurs ancrées dans l'esprit des responsables politiques et des cadres de l'administration qui sont à l'origine d'erreurs de conduite du changement, et par la suite engendrent échecs ou difficultés de mise en œuvre des réformes.

 

L’Institut Confiances s’intéresse, si je ne m’abuse, à la confiance de manière bien plus large ?

Oui, cela m’amène à la deuxième raison qui a conduit à la création de l’Institut. En tant que citoyen, je n’ai pu que constater au cours des dix dernières années la montée insidieuse d’un climat de défiance de tous envers tous. En clair, on ne peut pas allumer sa télévision ou ouvrir son journal sans entendre ou lire une information qui fait froid dans le dos en matière de confiance/défiance : un jour c’est l’affaire du Médiator, un autre celle des implants mammaires, de la viande de cheval, ou d’un ministre du budget dont on apprend qu’il a ouvert un compte en Suisse, etc. Il n’y a pas une journée sans que l’on soit amené à se demander : en qui peut on avoir encore confiance en ce bas monde ? Si cette tendance à la défiance de tous vis-à-vis de tous se poursuit, et notamment des citoyens vis-à-vis de leurs élites (publiques ou privées), il n’est pas exclu que l’on puisse assister à des révoltes ou révolutions. Déjà des phénomènes qui témoignent d’une montée des violences se rapprochent de nous : printemps arabe, Grèce…

 

En France voyez-vous des signes annonciateurs dans le mouvement breton des Bonnets Rouges, dans le lancement du « Jour de colère » (26 janvier 2014), ou dans l’affaire autour de Dieudonné pour ne prendre que des exemples récents ?

Tout cela indique un climat délétère. Et comme me le faisait remarquer un élu, il est une chose d’assister à des révolutions violentes comme celle des printemps arabes, il en est une autre, plus insidieuse, de connaître à l’avenir des évolutions institutionnelles comme celle de la Hongrie où un Viktor Orban, légitimement élu, fait passer des réformes sans violence apparente qui reviennent sur des libertés. Il n’est pas exclu que la montée des extrémismes aille en France dans ce sens là. Il est une urgence d’avoir une prise de conscience large sur ce sujet et d’agir sur ce ressort qu’est la confiance, à la base de la vie en société.

 

Des universitaires ont travaillé sur cette question, tels les économistes Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans leur ouvrage La fabrique de la défiance... et comment s'en sortir, publié en 2012 : partagez-vous leur diagnostic, notamment sur le rôle de l’école ?

La question de la confiance a été documentée, à travers l’ouvrage que vous citez, mais aussi Le contrat de défiance de Michela Marzano (Grasset, 2010), ou plus ancien, La société de confiance d’Alain Peyrefitte (Odile Jacob, 1995). Ce travail universitaire est utile, notamment via des études internationales qui situent la France, ou en pointant comme ce livre le rôle de l’école. Notre Institut, de manière complémentaire, et dans certains cas en articulation étroite avec des laboratoires universitaires, va non seulement chercher à comprendre ce qui se passe, mais également à « peser sur le cours des choses », à intervenir pour accompagner sur le terrain la mise en œuvre de « pistes de progrès » en matière de confiance. .

Fin 2011, avant la présidentielle, j’ai donc commencé à partager ces constats avec des universitaires, des chefs d’entreprises, des hauts fonctionnaires, des syndicalistes, des journalistes, des élus. Cinq ans plus tôt Nicolas Hulot avait lui aussi, avant la présidentielle, présenté son « Pacte pour l’écologie » qui avait donné lieu au Grenelle de l’Environnement. Sans avoir ni une telle prétention ni la notoriété médiatique de Nicolas Hulot, je suis convaincu que l’enjeu de restaurer la confiance est un enjeu sociétal au moins aussi fondamental. Avec une vingtaine de personnes qui sont devenues, lors de la création de l’Institut fin 2011, ses membres fondateurs, nous avons essayé d’intéresser au sujet des élus et organisé au Sénat les « 1ers entretiens sur la confiance » (150 personnes). Très vite 70 personnes ont participé à nos travaux. Emile Poulat, sommité internationale dans l’histoire et la sociologie des religions, a accepté d’être notre président d’honneur. Le mathématicien Cédric Villani en est, depuis, également l’un des membres d’honneur.

 

Votre Institut a-t-il une orientation politique ?

Non, l’Institut Confiances n’est « ni de droite, ni de gauche », même si l’enjeu que constitue la confiance est en soi très politique. Nous avons des membres de tous horizons professionnels et de toutes sensibilités politiques, avec par exemple Pierre Lory, président du MEDEF de Seine-et-Marne ou Gérard Aschieri, qui a longtemps été secrétaire général de la FSU.

 

L’Institut Confiances est-il un Think tank ou ce que l’on appelle un Think & Do tank ?

C’est indiscutablement un Think & Do tank. Dans un premier temps nous avons surtout activé la dimension « Think », et actuellement nous mettons en dynamique la dimension « Do », même si les deux sont complètement articulées. A ce titre en 2012 nous avons mis en place six groupes thématiques : « confiance et gouvernants : politiques, médias et citoyens », « confiance, management, évaluation, dialogue social » ; « confiance, politiques de sécurité et de justice » ; « confiance, culture et  éducation » ; « confiance en la science, confiance en l’avenir (énergie, eau, alimentation, médecine, santé, société…) » ; « confiance, marchés financiers, développement de l’économie, emploi ». Chacun compte une dizaine de membres, et réfléchit pour identifier dans un premier temps les ressorts les plus profonds de la confiance, de la méfiance ou de la défiance et, dans un deuxième temps, pour promouvoir des pistes de progrès en matière de confiance.

Pour ne pas rester uniquement dans une réflexion de type philosophique, ces groupes ont appuyé leurs travaux sur des «  cas de confiance », cas concrets à partir desquels nous pouvons analyser et décortiquer les mécanismes de méfiance, de défiance et de confiance. Le groupe « confiance et gouvernants » a ainsi choisi de travailler sur la pandémie grippale de 2009 ; le groupe « confiance en la science » a retenu la problématique des OGM. En parallèle nous avons organisé une série de débats publics (par exemple sur le thème « comment restaurer la confiance entre police, justice et citoyens »), développé des partenariats, par exemple avec l’Ambassade de Suède sur la culture et l’éducation.

 

Avez-vous réussi à identifier les facteurs structurants en matière de confiance ?

Oui. En février 2012, un séminaire a mis en commun les réflexions de nos groupes thématiques. Nous avons alors identifié sept ressorts profonds dont l’absence ou l’insuffisance provoquent un manque de confiance dans la société. Ces ressorts sont à la fois structurants et constitutifs d’une société de confiance.
Nous les avons modélisés à travers l’ « Arbre de confiance » dont le feuillage est représenté par sept pièces de puzzle, ce qui traduit que ces ressorts sont tous tributaires les uns des autres. Pour les citer, ce sont la coresponsabilité, la coopération et l’émulation ; l’empathie, la bienveillance, la reconnaissance, l’acceptation de la différence ; la cohérence entre paroles et actes, la lisibilité et le respect des règles du jeu, l’honnêteté, l’authenticité, la loyauté ; l’acceptation de l’incertitude, du risque et de la complexité ; l’indépendance du jugement face aux conflits d’intérêts ou de valeurs ; l’acceptation du droit à l’échec ou à l’erreur ; la temporalité, la mise en perspective, la volonté de ne pas obérer le long terme par le court terme. Ce sont des dispositions à agir d’une certaine manière, des habitus fondamentaux au sens bourdieusien du terme.

 Source : http://www.institut-confiances.org/fr Copyright Institut Confiances 2014
 

Ces sept pièces ne citent pas le sentiment d’injustice, pourtant en arrière plan de bien des ressentiments, par exemple de salariés envers des dirigeants dont les revenus augmentent bien plus vite que les leurs ?

Nous avons fait le choix d’entrer par les comportements vertueux. S’il y a un sentiment d’injustice, nous aurons tendance à nous demander ce qui le provoque, ce qui nous amènera sans doute à l’habitus « cohérence entre paroles et actes, loyauté ». Un patron ne peut dire que la situation de  l’entreprise est extrêmement difficile, de ce fait réduire des emplois ou bloquer des salaires, et dans le même temps s’accorder des millions d’euros de stock option. Cela peut aussi toucher l’habitus « indépendance de jugement par rapport à des conflits d’intérêts ou de valeurs ».

 

Comment favoriser ces dispositions à agir dans la vie en société et dans les organisations, ou faire en sorte finalement que nos habitus se construisent différemment ?

C’est là où cela devient  complexe et passionnant. Cela nous oblige d’une part à creuser dans les racines de l’arbre, dans les dimensions qui sont souvent non visibles, voire inconscientes : creuser le champ des représentations mentales, des croyances, des valeurs, des héritages culturels, des histoires (de l’échelle de la famille à celle de la nation), qui forment autant de barrières invisibles à la confiance. L’enjeu est de faire remonter à la surface ces dimensions non dites ou inconscientes car tant que cela reste dans le non dit ou dans l’inconscient individuel ou collectif, on ne peut rien changer. D’autre part nous sommes convaincus que le problème ne se réglera pas en agissant dans une logique de silos, il convient d’agir sur tous les leviers à la fois, et sur l’ensemble de la société. Des grands sujets traversent toute la société, il faut alors les mettre en débat, et en même temps, il faut aller vers des sujets très concrets, spécifiques, de terrain, ce que nous appelons les « cas de confiance ».
 
 

Pouvez-vous donner un exemple significatif à vos yeux de sujet transverse ?

Le rapport au mensonge. En France, savez-vous qu’un accusé a le droit de mentir devant les magistrats ? Il ne sera pas condamné davantage s’il a menti que s’il a dit la vérité. Donc juridiquement, le mensonge est admis. Aux Etats-Unis qui certes sont loin d’être un modèle, il existe le délit de parjure : un accusé n’a pas le droit de mentir devant un juge, et s’il le fait, il sera lourdement sanctionné. Dans cet exemple, il y a deux questions : celle du mensonge devant un tribunal. Le groupe de travail « politique de sécurité et de justice » qui inclut des magistrats, des policiers, des universitaires, des citoyens vient de s’emparer de ce sujet. Il se posera peut-être la question de l’opportunité de faire évoluer la loi française. La deuxième question, plus globale, est celle du lien mensonge/confiance. Quand nous la mettons en débat, je suis stupéfait des réactions que cela suscite.
 

Quelles sont ces réactions ?

Je vais enchainer quelques exemples. Invité par un Conseil général, j’ai eu l’occasion d’entendre un élu, sur la question du lien entre mensonge et politique, comparer la politique au théâtre, estimant que le théâtre plait au public, alors qu’il n’est pas question de vérité. C’est oublier que les règles du jeu ne sont pas les mêmes : au théâtre le public sait qu’il est face à des acteurs.
Quelques jours après, je regarde une émission de la chaine d’information politique Public Sénat, où un député de l’opposition, interrogé sur la différence entre le taux de croissance annoncé par le gouvernement d’une part, et par l’Insee de l’autre, répond qu’il n’est pas choqué par l’optimisme du gouvernement comparativement à l’Insee, car les élus doivent donner de l’espoir. « Enjoliver les chiffres ne me choque pas » ajoute-t-il, « c’est même une dimension gaullienne que de fixer un cap ». Autrement dit, donner de l’espoir autorise potentiellement à tricher sur les chiffres. Comment créer une société de confiance alors que des représentants politiques tiennent ce genre de propos ?
 

Vous voulez dire que la confiance ne peut être de mise quand des élus font des promesses inatteignables, ce qui provoquera forcément déception et non croyance en leur parole ?

C’est très insidieux. Lorsque j’ai évoqué la déclaration de ce parlementaire à un haut fonctionnaire, il a donné raison au député en faisant référence à ce que les économistes appellent des prophéties autoréalisatrices. Je pense pour ma part que c’est gravissime, cela touche un ressort de la confiance qui est la cohérence entre les paroles et les actes. On ne sait plus où placer la ligne jaune, on confond tout. Il est différent de mentir sciemment en ayant en tête le modèle de la prophétie autoréalistatrice, et de chercher à engager des gens dans une direction pour susciter des effets positifs. Quand John Fitzgerald Kennedy en 1962 proclamait que l’Amérique ferait marcher un homme sur la Lune avant dix ans, il donnait à ses concitoyens un objectif galvanisant et engageait tout un pays, les fonds publics, la Nasa. Ce n’est pas du tout la même chose que le mensonge.
 
 

Que signifie le terme « coresponsabilité », en tête du premier habitus ?

La coresponsabilité est un concept important, issu du monde assurantiel et mutualiste. si l’on conduit de manière dangereuse et que l’on a un accident de voiture, on pense d’abord à soi-même, à sa voiture, éventuellement à la personne en face. En réalité, lorsqu’une personne prend des risques, cela a un impact sur l’ensemble des assurés et sur le montant de leur prime : le modèle économique des assureurs est en effet basé sur une mutualisation des risques. Pour les assureurs le fait que l’on soit dans une société de plus en plus individualiste pose donc un problème considérable de modèle économique. Cette prise de conscience qu’il est de l’intérêt de tous de conduire de manière à éviter les risques, et que plus globalement les actes individuels de chacun ont un impact sur un ensemble d’autres personnes est peu présente dans les esprits. Les pays scandinaves sont plus conscients de cet enjeu. Et même aux Etats-Unis, pays très libéral, considéré comme privilégiant l’individualisme, il y a peut-être une acceptation plus grande de la notion de coresponsabilité.
 

Du point de vue des réflexions et actions de l’Institut Confiances, comment envisagez-vous la suite ?

Nous cherchons à faire partager ces réflexions au plus grand nombre, en les appliquant à des situations précises, pour que les citoyens s’emparent de ces débats. D’où l’initiative d’« 1 Semaine pour la Confiance » prévue du 25 au 30 septembre 2014. A partir d’acteurs du territoire que sont les collectivités locales, les entreprises, le tissu associatif, les médias, nous ferons en sorte qu’une semaine par an, des événements mettent en débat sous diverses formes (débats publics, journées porte ouverte, ateliers de proximité, actions éducatives, événements culturels ou sportifs…) des « cas de confiance ». Première étape, il faut qu’une collectivité se dise porteuse du projet. Déjà la ville de Grenoble, la communauté d’agglomération de Niort et la communauté urbaine de Toulouse se sont portées volontaires et sont devenues partenaires de l’Institut. C’est aux territoires ensuite d’identifier, avec notre aide, des cas de confiance. L’objectif est que le plus grand nombre d’acteurs du territoire s’emparent du sujet, pour creuser collectivement les ressorts de la défiance, et identifier pas à pas des pistes de progrès qui puissent être mises en œuvre, dans certains cas dans le territoire lui-même, dans d’autres via une résolution nationale, législative par exemple. C’est, je l’espère, un vaste mouvement qui s’ébauche. L’Institut va également contribuer à ce que des programmes de recherche s’engagent autour de cette question de la confiance. Parmi les sujets envisageables, la question du « coût de la défiance » : comment le mesurer ? Nous intervenons aussi au sein d’institutions publiques et privées sur des problématiques managériales, dans le pilotage de changements importants, en ayant la confiance comme clé de lecture. Les sept habitus de notre grille de lecture sont alors utiles pour une prise de conscience partagée et l'identification de pistes de progrès.