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Vers une économie du lien social

Interview de Roger SUE

Roger Sue
Professeur à la faculté des sciences humaines et sociales de l’Université Paris Descartes-Sorbonne

<< On considère toujours qu'économie et politique sont autonomes, mais en fait, elles sont directement liées à l'état du lien social : c'est quand même la manière dont les gens vivent qui produit l'économie >>.

Date : 14/11/2013

Interview réalisée dans le cadre dans le cadre de la démarche« Grand Lyon Vision Solidaire » par Catherine Foret le 5 septembre 2013

Professeur à la faculté des sciences humaines et sociales de l’Université Paris  Descartes-Sorbonne, chercheur au Cerlis (Centre d'études et de recherche sur les liens sociaux), Roger Sue est auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages, dont : La Société civile face au pouvoir (Presses de Sciences Po, 2003) ; La société contre elle-même (Fayard, 2005) ; Sommes-nous vraiment prêts à changer ? Le social au cœur de l'économie (Les liens qui libèrent, 2011). Il explique ici pourquoi le lien d’association répond mieux, selon lui, aux enjeux de nos sociétés d’individus que l’appel à une solidarité fondée sur l’Etat-providence. Et il trace des perspectives pour un  deal entre puissance publique, monde de l’entreprise et monde associatif, en vue de relever le défi de « l’économie de la connaissance »
 
Commençons cet entretien par la notion de « société civile ». Quelle définition en proposez-vous, pour ce qui est du contexte français ?

Il existe une définition canonique, celle qui englobe les citoyens, les syndicats, les chefs d’entreprises, les associations…, autrement dit tous les acteurs qui ne sont pas en charge des responsabilités publiques ou politiques. Mais chacun sent bien que derrière cette définition se cache quelque chose qui s’explicite mieux lorsque l’on parle de « société civile organisée ». C’est une expression de plus en plus utilisée, en particulier du côté du mouvement associatif, pour dire la manière dont les citoyens décident eux-mêmes de s’organiser ; non pas du point de vue juridique (comment les lois en font des parents, des parents d’élèves, des consommateurs…, dans une vision relativement verticale de leur fonction), mais du point de vue de leur propre dynamique, de ce qu’ils créent. Il y aurait  en somme une définition « passive », juridique, fonctionnelle, qui n’est pas très intéressante sociologiquement ; et une définition « active », qui m’intéresse beaucoup plus, relative à l’auto-construction imaginaire de la société des citoyens par eux-mêmes — pour reprendre les termes du philosophe Castoriadis.

Pourquoi imaginaire ? Cela se joue aussi sur le plan pratique…

Oui bien sûr, mais il s’agit d’abord de ce que les citoyens voudraient, de ce qu’ils imaginent être, finalement, une bonne vie, une « vie bonne », comme on dit.

Vous considérez donc que les acteurs économiques, les grandes entreprises, qui deviennent aujourd’hui des acteurs importants des systèmes sociaux de solidarité, font partie de cette société civile ?
Dans la première définition, incontestablement. Dans la seconde, peut-être un peu moins. Mais je ne les exclue pas, d’autant que l’un des points centraux de ma réflexion, aujourd’hui, concerne la nouvelle alliance entre associations et entreprises. C’est un point nodal des évolutions en cours, à mon sens. Mais ceci dit, il n’échappe à personne que l’on ne choisit pas de travailler, que l’on ne travaille pas toujours là, où, quand et comme l’on veut… : l’entreprise reste une structure pyramidale. Même si cela commence à changer, elle développe peu cette liberté d’auto-organisation, qui me parait être la caractéristique d’une société civile organisée. Mais venons en au second terme que vous avez utilisé, que je préfère ne pas employer. Je me méfie du mot solidarité, ou plutôt des référents implicites qui sont derrière ce mot. La notion remonte quand même à un courant sociologico-politique — le solidarisme de Léon Bourgeois — très typé IIIème République ; avec toutes ces grandes lois dont nous sommes les héritiers, à commencer par la loi sur la vie associative, celles sur l’obligation scolaire, les syndicats, etc. ; mais ce  courant de pensée reste ancré sur l’approche d’une société fondamentalement inégalitaire. Une société au sein de laquelle la répartition se fait du riche au pauvre, ou du nanti au moins nanti, avec l’idée qu’il existe quelque part un arbitre, en l’occurrence le plus souvent l’Etat, mais aussi parfois la collectivité locale, qui décide des modes de solidarité. Or je pense que les valeurs républicaines centrales, qui à mon avis sont encore plus d’actualité aujourd’hui qu’hier dans les faits sociologiques (et sans doute moins d’actualité dans les faits politiques, c’est un paradoxe) sont les deux notions de liberté et d’égalité. Au moment de la Révolution française en effet — puisque c’est là que tout commence — il n’est absolument pas question de solidarité, ni de fraternité. Nous avons l’impression que la trilogie républicaine liberté-égalité-fraternité a toujours existé, mais c’est une erreur. Les Révolutionnaires ont pour devise républicaine liberté-égalité, un point c’est tout. Ce n’est qu’en 1848 que le terme de fraternité a été rajouté, donc beaucoup plus tard, à l’initiative de ceux qui veulent réconcilier liberté et égalité grâce à l'association, comme Leroux, Fourier, Proudhon, tous ces gens-là. 1848, c’est le moment où l’on voudrait que la société ressemble à une grande association comme l'avait déjà décrite Jean-Jacques Rousseau. Pour des raisons de doctrine, à la fois socialistes et judéo-chrétiennes, qui se conjuguent à ce moment-là dans une sorte de christianisme social (et que l’on retrouve aujourd’hui sous le label de « Deuxième Gauche », marquée par le protestantisme, bien incarnée par un Michel Rocard). À l’époque, sous l’impulsion de ces penseurs, émerge l’idée que liberté et égalité ne peuvent suffire, voire sont des valeurs antagoniques. Pour que la société fonctionne, il faut un liant ; et ce liant, c’est la reconnaissance de l’Autre comme un autre moi-même, comme un frère. Ils disent alors que c’est parce qu’il existe une fraternité de base que l’on pourra concilier liberté et égalité. Et c’est autour de ce socle de valeurs que naissent un certain nombre de politiques fonctionnelles, qui essayent, sous la IIIème République, de mettre ça en ordre, très difficilement d’ailleurs. Et parce que le terme de fraternité paraît tout de même trop connoté pour des laïcs, ils le déplacent vers un nouveau liant, plus politique, plus fonctionnel, qui est la solidarité, avec la montée de l'État-providence. Voilà pour l’histoire. Mais ce n’est pas l’histoire des origines. Ce n’est pas le projet des Révolutionnaires des  temps modernes, de tous les grands penseurs des Lumières — et cela ne correspond plus à mon sens à la représentation que les individus se font de leurs rapports entre eux. D'ailleurs cette solidarité autour de l'État-providence est aujourd'hui à bout de souffle.

Le terme de solidarité vous paraît contre-productif, du point de vue des politiques publiques ?

Le terme en lui-même ne me gêne pas, il est bien pensant, il vaut mieux qu’on soit solidaire… Mais même s’il est pris comme une pure invocation politique, ce qui me gêne, c’est ce qu’il occulte. Et ce qu’il occulte c’est le droit à l’égalité de chacun ; autrement dit, cette représentation de l’individu comme disposant, de par sa citoyenneté, en tant qu’il est français ou assimilé (on ne va pas entrer dans ce débat ici), d’un certain nombre de droits ; droits qui ne lui sont pas accordés par la solidarité, mais bien par la citoyenneté. Ce qui est une vraie différence, et qui implique des politiques totalement différentes.

Pouvez-vous expliciter ce point ?

Prenons un exemple précis : les Révolutionnaires de 89, qui instituent la notion d’égalité comme première, font du droit au travail le premier des droits. En quoi ce droit est-il respecté aujourd’hui en France ? Ils font de l’usage des talents respectifs de chacun la clef de l’accès aux différentes professions. En quoi, compte tenu des inégalités scolaires que l’on connaît, ce droit est-il respecté aujourd’hui ? Il s'agit d'une common decency — ce que l’on pourrait traduire par une vie décente, digne, cum dignitate disaient les Romains : que les gens aient un toit, qu’ils travaillent, qu’ils puissent se soigner et disposent du minimum  standard. Ce sont ces questions-là qui sont occultées par l’appel à la « solidarité », qui se veut d’autant plus fort aujourd’hui, sous un gouvernement socialiste, avec une pression fiscale qui ne cesse d’augmenter, une volonté de redistribution affirmée, etc. Mais c’est une approche qui ne prend pas la question dans le bon sens. Comprenons nous : je ne fais pas une critique systématique des politiques publiques ; mais les politiques ne se rendent pas compte à quel point la substitution de la notion de solidarité à celle d’égalité ou de citoyenneté, de citoyenneté-égalité si l’on veut, a comme conséquences considérables dans la vision que l’on peut avoir de la société.

Nous serions dominés par ce logiciel bien pensant de la solidarité ?
Exactement, on est tellement là-dedans… C’est notre héritage chrétien. Mais qui nous empêche de penser autrement —  alors qu’il y aurait tout un travail pédagogique à faire, de la part des partis politiques, en particulier à gauche.

Pour faire de la pédagogie, il faut parfois en passer par de nouveaux mots. Est-ce que le terme de coopération, qui gagne en popularité actuellement, vous semble plus adapté pour décrire la manière dont les individus contemporains se relient entre  ?

Oui et non. Je préfère le terme d’association. Parce que si 1848 pense publiquement « fraternité » — à l’époque c’est probablement plus politiquement correct, plus acceptable pour l’opinion —, en réalité, tous ces gens se réclament de la doctrine « socialiste ». Un mot qui est maintenant terriblement connoté, mais qui renvoie simplement dans ces années-là à la question : Comment faire vivre décemment des gens ensemble ? Comment inventer, pour prendre un vocabulaire moderne, un nouveau « vivre ensemble » ? Et ces gens de 48 disent : on ne peut pas demander aux hommes d’être comme des frères ; le problème central de la société, c’est de faire vivre ensemble des gens qui, justement, ne sont pas frères. Comment faire pour que les gens vivent ensemble, y compris s’ils ne s’aiment pas ? Pierre Leroux par exemple, qui est moins connu que Fourier et Proudhon, mais qui a joué un grand rôle à travers son journal Le Globe, dit  que la vraie devise républicaine, ce devrait être liberté-égalité-association. Et à partir de là, ils imaginent toute une doctrine, sous le terme « d’associationnisme ». Un barbarisme effroyable, mais que j’utilise toujours, à la fois parce que c’est un référent historique, et parce que je pense qu’il est fondateur d’une vraie doctrine politico-sociale, d’une philosophie politique, en fait : c’est l’association qui permet cette conciliation entre la liberté et l’égalité. Le socialisme français naît originellement de cette vision associationniste de la société.

On est alors bien avant la loi de 1901, l’associationnisme ne renvoie donc pas à une notion juridique…

Non, ses promoteurs pensent à des choses tout à fait concrètes : à des modes d’association qui doivent se vivre à tous les niveaux de la société— celle-ci constituant ce qu’ils appellent « la grande association ». La grande révolution, pour eux, c’est de faire vire l’association, en particulier, dans l’atelier. Pierre-Joseph Proudhon explique que l’association commence entre le maître et l’ouvrier. L’association suppose que le principe démocratique de l’égalité s’applique à tous les niveaux de la société, y compris dans le quotidien. Autrement dit, il n’y a pas de démocratie qui ne sorte de la base. La démocratie, pour eux, n’est pas un régime politique qui se résume au suffrage. S’ils inventent en 1848 le suffrage « universel », en  lieu et place du suffrage censitaire — sans les femmes, il ne faut pas en demander trop !—, c’est en vertu de cette conception d’une démocratie issue de la base, et non pas comme conséquence de l’ultima ratio de ce qu’est une démocratie. Ils n’en sont pas à donner le droit de vote aux femmes (même si certains considèrent qu’il faut renouveler les rapports entre les sexes), mais il y a vraiment une poussée égalitaire, qu’il faut comprendre comme étant le résultat d’un questionnement fondamental : Qu’est-ce qui a bien pu si mal tourner en 89, pour qu’on se retrouve avec deux Napoléons, puis la Monarchie de juillet ? Et comment revenir à cette idée de société égalitaire qui était celle de Rousseau ? Je pense que les textes de Rousseau fournissent toujours un éclairage pertinent, y compris pour notre temps présent.
Pour quelles raisons ?

Le livre le plus connu de Rousseau, qui est encore au fond le texte de base de notre régime démocratique, c’est Le Contrat social. Il faut imaginer les Révolutionnaires de 89, les Sans-Culottes, défilant dans la rue avec des pancartes reprenant des citations du Contrat social de Rousseau ! On est alors dans une vénération totale... Mais il faut savoir que Rousseau lui-même ne voulait pas appeler son livre ainsi : c’est un titre d’éditeur. Il voulait initialement l’appeler De la société civile. Donc les penseurs de 1848 disent : ce moment fondateur a été dévoyé pour toutes sortes de raisons ; retrouvons ce moment à travers l’idée princeps de la démocratie : l’association. C’est de l’association telle que la voyait Rousseau dans son Contrat social que découle la démocratie. Malheureusement, en 1848 les conditions sociales n’étaient pas mieux remplies qu’en 89 pour aller en ce sens. Et je ne suis pas persuadé qu’en 2013, nous soyons politiquement mieux armés pour ça. Je crains même le contraire. Par contre, je pense que fondamentalement, les rapports entre les individus, et les liens qu’ils construisent entre eux, ont profondément évolué, sur un mode que j’appelle celui de l’association. Au-delà des exégèses du passé, ce que j’essaye d’expliquer pour le présent, c’est que le lien social, la manière dont les gens envisagent leurs relations sociales avec l’Autre, s’est considérablement transformé.

Reliez-vous cette transformation avec  la montée en puissance de ce que l’on appelle aujourd’hui nos « sociétés d’individus » ?

Oui, avec la montée en puissance de l’individu. Qui a été très mal comprise… Il ne s’agit plus de l’individu au sens du XVIIIème siècle, pensé dans sa généralité, dans son égalité de principe avec tous ses semblables ; mais d’un individu qui, au contraire, est pensé dans sa singularité. Les sociologues disent que nous sommes dans une seconde modernité, ou une seconde conception de l’individualité : non plus l’individualité comme universalité seulement, mais l’individualité comme singularité. Les gens se pensent comme singuliers. Et très tôt. On pourrait prendre l’exemple de la famille, des enfants…, qui considèrent qu’ils ont raison, qui sont des prescripteurs en matière de consommation, etc. Cela va avec les conditions sociologiques relatives à la montée de l’éducation, à la société de l’information, mais aussi à la société de consommation : on a voulu que chaque individu achète son propre smartphone, sa propre voiture… Et finalement, on a aujourd’hui des individus qui se prennent pour tels.

Quelles sont les conséquences de cette évolution sur le vivre ensemble ?

Je dirais que l’on n’a pas bien saisi deux choses. La première, c’est à quel point la singularité donne naissance à une notion d’égalité beaucoup plus puissante que celle promue par les Révolutionnaires de 1789. Si l’on va jusqu’au bout du raisonnement, en effet, cela signifie que je suis moi-même un individu totalement original, dans une relation d’incommensurabilité par rapport aux autres. On ne peut pas se mesurer, vous et moi : vous faites peut-être mieux le gâteau au chocolat que moi, je cours peut-être plus vite au 100 m… Je ne dis pas qu’il n’y a pas une échelle sociale, basée par exemple sur les diplômes, que l’on a ou pas. Mais chacun éprouve aujourd’hui, à l’intérieur de lui-même, sa propre singularité ; et cette singularité  fait monter en puissance l’idée d’égalité. Alors qu’en 89, c’était un peu « Tout le monde pareil, on est tous citoyens », on se dit : « Bonjour citoyen », etc., la nouvelle forme d’égalité qui s’éprouve aujourd’hui par la singularité est différente, et beaucoup plus forte. Si l’on considère par exemple ce qui se passe dans l’entreprise : on a vécu d’une part un aplatissement des lignes hiérarchiques (en passant globalement de 6 échelons à 3 échelons) et, de fait, les salariés ne sont plus dupes de cette hiérarchie. Ils considèrent que bien sûr, fonctionnellement, il y a le n+1, mais dans leur for intérieur, ils se disent parfois : quel imbécile, ce chef ! Et le chef en question n’ignore pas qu’il peut être considéré comme un nul par ailleurs — parce qu’il ne sait pas faire le gâteau au chocolat, parce qu’il n’est pas ouvert, parce qu’il est ceci ou cela. Cette nouvelle montée de l’individualité change fondamentalement les rapports entre les gens. Elle travaille en profondeur la notion d’égalité, qui ne peut plus s’imposer sur le mode de l’autorité : « Je suis polytechnicien, tu es mon subalterne »…  Non, ça ne fonctionne plus comme ça. Et pourtant la société continue de laisser croire qu’elle fonctionne comme ça ; le politique, en particulier, est obligé de surfer sur des stéréotypes complètement éculés, dépassés... Ce qui est, je crois, l’une des origines du profond malaise que les gens ressentent aujourd’hui. Pourquoi, alors que globalement les situations sont plutôt meilleures qu’il y a 50 ans, les gens ne sont-ils pas plus heureux ? Parce que dans le même temps, la conscience de leur individualité, de leur singularité, et donc de leur rapport d’égalité aux autres, a considérablement progressé. C’est un fait majeur, on le voit apparaître dans tous les sondages… Et c’est d’ailleurs ce qui permet de mieux comprendre leur tolérance par rapport aux modes de vie « déviants », à l’homosexualité, etc. Ce mouvement est en marche, et il ne fera que croître et embellir. Il faut absolument trouver des réponses politiques à cette évolution.

On peut mettre en rapport ces considérations avec les demandes récurrentes de « respect », qui se font jour dans les rapports entre citoyens et entre citoyens et institutions…
Oui. Parce qu’en même temps, comme les gens ne saisissent pas véritablement tout ça, du fait du déficit de pédagogie en la matière, ils se heurtent à ce qu’ils considèrent être une incompréhension de la société, à un rejet d’eux-mêmes. Et du coup, ils en viennent à des positions extrêmes, qui sont radicalement opposées à leur propre intérêt d’individus. Ils en viennent à des attitudes, je dirais presque, d’anarchisme de droite, plus que d’extrême-droite. « Vraiment, cette société ne nous comprend pas. N’y aurait-il pas quelque part un Père sauveur, qui lui, nous comprendrait ? ». Un phénomène de rejet politique sur lequel surfent les extrêmes, avec Marine Le Pen, bien sûr ; mais on pourrait dire la même chose à propos de l’extrême gauche. On attribue le besoin d’ordre, d’autorité, le sentiment d’insécurité… (alors que les chiffres montrent tous les jours qu’il y a en France moins d’homicides qu’il y à 20 ans), au fait que les gens ne penseraient qu’à eux-mêmes, à leurs intérêts particuliers. Mais c’est un malaise bien plus profond qui explique à mon sens cette montée des extrêmes en politique.

Pour résumer, pourrait-on dire que les gouvernants n’ont pas encore réussi à adapter les politiques publiques à ce qu’est devenue la société ?
Tout à fait. On peut le dire comme cela : la vie privée s’est transformée à une vitesse supersonique, face à des structures politiques et économiques, qui, globalement, sont restées figées. Il faudrait nuancer  pour ce qui concerne le monde de l’entreprise, qui commence à bouger : je le vois par exemple à la SNCF et au sein de sa fondation, à laquelle je participe. Mais d’une manière générale, il y a un effet de ciseaux d’autant plus puissant que les institutions du pouvoir ne peuvent plus s’appuyer sur le liant qui permettait malgré tout de faire fonctionner tout ça bon an mal an : le discours selon lequel « cela ira mieux demain ». Parce que les deux choses ont partie commune : la crise économique est aussi liée, de mon point de vue, à cette incompréhension du lien social. On considère toujours qu’économie et politique sont autonomes, mais en fait, elles sont directement liées à l’état du lien social : c’est quand même la manière dont les gens vivent qui produit l’économie. Ce que les économistes ne comprennent évidemment pas, puisque ce n’est pas leur culture ; l’économie, pour eux, c’est l’échange marchand. Alors que l’échange marchand n’est qu’une conséquence de l’organisation du lien social. L’économie et la politique sont secondes par rapport à ce fait central, anthropologique : à savoir la manière dont les gens articulent leurs relations entre eux. Il ne faut pas croire que le lien que vous avez avec vos collègues de travail est différent de celui que vous avez avec votre mari, votre amant, etc. La manière de se relier aux autres se décline selon un même modèle, à une époque donnée, dans toute la société. Les couples sont dans ce modèle-là, les parents et les enfants sont dans ce modèle-là, les patrons et les employés, qu’ils le veuillent ou non, sont de plus en plus dans ce modèle-là. Et pour moi, ce modèle anthropologique, c’est celui de l’association. C’est pour cela que je fais de l’association un concept clef. L’extraordinaire développement des associations aujourd’hui en France s’explique, comme celui d’internet, par le fait que les gens entrent de fait dans des rapports d’association. S’il y  a une institution qui marche en France, c’est bien celle-là. Elle a fourni presque une fois et demie de plus d’emploi que le secteur marchand ces dix dernières années. Il se créait dans les années 1960 20 à 25 000 associations par an ; il s’en crée pratiquement 70 000 chaque année désormais. La dynamique est là, elle n’est pas ailleurs.

Deuxième chose qu’on n’a pas comprise ?

Elle est tout aussi importante : on a opposé, classiquement, cette montée de l’individualité à la notion de collectif, à la notion de société, de socialisation. C’est le discours selon lequel nous aurions basculé dans une société d’égoïstes, où les gens ne pensent qu’à eux, où le lien social se détricote. Alors que c’est exactement le contraire ! Le fait que les gens soient davantage eux-mêmes ne s’oppose pas à plus de socialité. Il n’y a jamais eu autant de liens sociaux dans notre société. Pour prendre un exemple très concret, je rappellerai que c’est cette transformation du lien social qui a fait l’internet. Ce n’est pas internet qui a fait le lien social, c’est parce que les gens ont horizontalisé leurs rapports et leurs relations, parce qu’ils ont fait réseau, que s’est déployée une technologie qui a envahi le monde en moins de 15 ans. Quand je dis internet, c’est le téléphone portable, les réseaux sociaux, etc. On assiste à une extrême densification des liens sociaux.

Tant de gens disent pourtant souffrir de la solitude, notamment dans les grandes villes…
Il peut y avoir une nostalgie des liens forts et de leur permanence — les sociologues opposent, de manière un peu artificielle à mon sens, « liens faibles » et « liens forts »… Mais le problème aujourd’hui, c’est quand même de ne pas être connecté. Que cette socialité ne réponde pas toujours à ce que les gens désirent véritablement, qu’ils puissent vouloir à la fois la solidité et la mobilité, du lien fort et du lien faible, et qu’ils soient pris dans cette contradiction, je n’en disconviens pas. Mais même si vous dites cela, la réalité est que les gens ne cessent de communiquer, d’être ensemble sur les modes les plus divers. Ce qui fait d'autant plus ressortir la souffrance de ceux qui sont réellement isolés et déconnectés.

Donc, les liens sociaux se multiplient…

Ils n’ont cessé de se multiplier. J’utilise le terme « d’individu relationnel », pour dire cela : au fond l’individu n’est plus aujourd’hui une substance par rapport à la société, l’individu est la relation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il nous est de plus en plus difficile de fixer une identité aux individus, parce que ceux-ci ont des identités multiples : journaliste, et en même temps mère de famille, faisant du skate board… Nous sommes dans une société d’identités multiples ; alors qu’autrefois, les identités étaient assignées, vous étiez mère de famille et vous n’en bougiez pas. La vie sociale des gens s’est extrêmement diversifiée : loisirs, temps libre, télévision, sport… ; pratiquement toutes les pratiques, en dehors peut-être du théâtre ou de l’opéra, ont explosé de manière incroyable. Les gens ont aujourd’hui des vies, certes encore très inégales, mais d’une richesse insoupçonnée il y a une vingtaine d’années. Avec beaucoup plus de potentialités pour chacun de vivre une diversité d’expériences. Ce qui va de pair avec la fragilité des engagements durables — à commencer par le mariage —, mais aussi avec des affirmations individuelles plus fortes, et avec une transformation profonde du rapport au politique, surtout chez les jeunes générations. L’individu relationnel est pour moi un individu associationniste ; c’est un individu qui est dans le travail et le rapport d’association. C'est ce que j’appelle le lien d’association. Et ce lien qui pousse au changement se heurte malheureusement à des structures qui, elles, restent pyramidales. Nous vivons dans une société qui s’est horizontalisée, avec un rapport à l’Autre qui est un rapport d’égalité et d’incommensurabilité à la fois ; mais dans laquelle les gens se heurtent à des structures et des institutions qui restent verticales — avec les conséquences que je décrivais tout à l’heure.

Dans La société civile face au pouvoir, en 2003, vous affirmiez déjà que l’on assistait moins à des formes de repli sur soi que « déploiement du soi », qui contribueraient à l’émergence de nouveaux modes de reliance aux autres. Mais vivre cette réalité exige des capacités — d’autonomie pour le dire vite — qui ne sont pas forcément à la portée de tous. Est-ce aussi facile dans tous les milieux sociaux ? Ne se rejoue-t-il pas de l’inégalité, dans cette  évolution ?
Oui, effectivement, ce lien d’association n’est pas quelque chose de simple à vivre. Le rapport du maître à l’esclave, c’était simple… La question aujourd’hui est d’harmoniser cette nouvelle manière de vivre le lien social avec une politique possible. Et pour moi, ce passage à une réalité socio-économique très différente, adaptée aux évolutions dont j’ai parlé — et d’ailleurs appelée des vœux des différents dirigeants européens —, suppose d’entrer effectivement dans une société de la connaissance.

Ne sommes-nous pas déjà  dans cette « société de la connaissance » ?
Non. Parce que le mot « connaissance », si vous le prenez dans toutes ses acceptions, veut dire deux choses, qui pour moi n’en font qu’une : il veut dire « celui qui sait », le Savant ; et il veut dire l’Autre : « J’ai fait une connaissance ». Une société de la connaissance n’est plus une société dans laquelle certains savent et d’autres ne savent pas, mais une société dans laquelle chacun sait prendre toutes les ressources là où elles sont et les développer. Je ne vous citerai qu’un exemple pour éclairer ce point : chaque grande période historique a eu un grand livre, représentant ce qu’était la connaissance à cette époque. Le grand livre du Moyen-âge, c’est évidemment la Bible. Avec la Révolution, le nouveau grand livre, c’est évidemment l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; et aujourd’hui, quel est le nouveau grand livre de notre temps ? C’est Wikipedia ! Qui ne fait pas les 8 millions d’entrée de la Britannica, mais qui en fait 25 millions, et qui en plus corrige ses erreurs. Et qui repose sur du réseau, sur l’interpénétration, qualifiée par l’expression « faire connaissance », entre la connaissance issue des sciences et la connaissance, tout aussi importante, issue des expériences, de la créativité, des capacités, des compétences des individus. Donc, si l’on considère que la question est de rendre les gens de plus en plus intelligents, pour qu’ils soient de plus en plus productifs, il faut que toute cette matrice, dans laquelle peuvent se développer ces compétences, ces individualités, ces connaissances, ce lien social… soit un des fondements de l’économie. Pour aller encore un peu plus loin, je dirais que l’économie, d’ores et déjà, tend à être cette économie du lien social : le travail classique, industriel, est en train de disparaître. On demande aux gens, comme ont dit certains, d’être tous des  intermittents du spectacle. Autrement dit : l’entreprise aujourd’hui n‘exploite plus une force de travail, elle exploite des talents, elle exploite de l’intelligence, elle exploite une performance. Si vous faites votre boulot en 5mn au lieu de le faire en 3h c’est votre problème. Ce que l’entreprise va juger, c’est le résultat. Ce qu’elle prend, ce sont des compétences. On continue à faire toute une histoire autour de la question de la durée du travail…, je ne dis pas que cette question n’existe pas, je dis qu’elle est largement dépassée.

Vous semblez rejoindre ici l’approche d’Amartya Sen par les « capabilités » ?
Oui absolument, ce concept me convient même mieux que celui de compétences. La clef du changement, c’est le développement des capabilités des gens. Mais ce n’est pas uniquement une question sociale, c’est aussi une question économique, c’est ce qu’il faut comprendre : nous n’avons pas le choix. C’est cela qui va fonder le nouveau tissu économique, qui va faire l’emploi de demain, qui va faire l’activité ! Ce n’est pas la sauvegarde des bas salaires, l’aide aux entreprises sur des emplois que de toutes façons elles vont supprimer… On continue à subventionner à fonds perdus. Et les gens savent qu’ils sont en sursis sur ce genre de jobs. Ce n’est pas acceptable.

Mais on demande à chacun d’être créatif, autonome…, alors que l’on sait très bien que ce n’est pas possible sans un minimum de ressources, et sans doute pas à tous les âges de la vie. Quid des plus faibles d’entre nous, dans une telle approche ? Comment assure-t-on l’égalité d’accès aux savoirs, mais aussi aux droits qui permettent de devenir un individu libre ?

Autrement dit, comment assure-t-on l’intégration de tous, dans cette relation d’égalité ? Là, je sors de mon rôle de chercheur, d’analyste, pour faire des propositions d’ordre politique, qui répondraient à la nouvelle réalité sociologique dont j’ai parlé. Cette question justifie pour moi de mettre l’accent sur le statut du volontariat — qui a été inauguré ou développé comme vous savez par Martin Hirsch et quelques autres. J’y vois un bon moyen de faciliter l’intégration de tous à l’intérieur d’un tissu associatif, dans lequel se développe cette fameuse économie de la connaissance. À travers le volontariat, on rend des services aux autres, tout en créant du lien civique en général et en travaillant à son « employabilité » — à tout ce que recouvre cet horrible mot que l’on emploie aujourd’hui : on se prépare à travailler, on acquière les compétences que recherche l’entreprise. Ce n’est pas l’entreprise, en effet, aujourd’hui, qui va vous apprendre votre métier. Elle va vous recruter parce que vous avez tel ou tel talent, un profil qui l’intéresse. Parce qu’elle ne fonctionne plus sur le poste standard, sur le taylorisme, etc., elle fonctionne à l’individualité, c’est-à-dire à la manière dont l’individu, par son originalité, va apporter un plus à son projet. Un chef d’entreprise aujourd’hui ne recherche pas quelqu’un qui va « remplir un emploi », automatisable à terme ; surtout avec les robots, qui vont bientôt faire le job trois fois mieux et beaucoup plus vite. Il suffit de voir le mouvement qui se développe actuellement autour des fablabs. Donc, l’entreprise exige le développement de compétences individuelles, personnelles, relationnelles…, ce que j’appelle des compétences matricielles, ou génériques (certains disent des compétences de 3ème dimension). Et ce  ne sont pas non plus l’université et les grandes écoles qui dispensent ces compétences. Je le dis à mes étudiants : la seule compétence que je vous donne, c’est celle qui permet de passer un examen ; cela vous servira dans la société dans laquelle nous sommes, mais ce n’est pas ce qui fera de vous un bon chef d’entreprise.

Si ce n’est pas à l’école, à l’université ou dans l’entreprise, où les individus peuvent-ils acquérir ces compétences « génériques » ?
Comment les gens peuvent-ils « déployer leur soi » ? Je pense qu’une réponse est possible grâce à ce système du volontariat. Il s’agit de partir de l’idée que personne ne sait tout et que tout le monde sait quelque chose. Les emplois jeunes et d’autres dispositifs de ce type l’ont bien montré : lorsqu’on met les personnes dans de bonnes conditions, elles peuvent très bien réussir, y compris lorsqu’elles ont été auparavant en échec scolaire. Cela suppose l’intégration dans des associations, avec un statut, et une rémunération cumulable avec un revenu d’activité dans une entreprise.
Pensez-vous à l’allocation universelle, dont certains expliquent qu’elle pourrait permettre à tout un chacun, justement, de développer ses propres capacités, talents, compétences ?

Non, pas du tout, je ne fais pas partie de cette école-là. Je trouve très bien qu’il existe un socle RSA (Revenu de Solidarité Active). Mais je ne suis pas un adepte du courant de l’allocation universelle ou du revenu de citoyenneté, comme l’était par exemple André Gorz. Je ne suis pas pour, parce que cela ne crée pas forcément du lien social, cela ne crée pas de la compétence, de la productivité. Et cela ne crée pas nécessairement un bon rapport avec les entreprises. Parce que si vous créez un secteur du volontariat, dans lequel les gens travaillent sur leur employabilité et auxquels vous assurez le SMIC ou un peu en dessous — disons la common decency — il faut le financer. Et on le finance comment ? En laissant les entreprises tranquilles sur la question de l’emploi. Qui n’est plus la question ! La plupart des économistes ne cessent de dire depuis 40 ans qu’il faut créer de l’emploi, créer de l’emploi, créer de l’emploi… Mais au sens qu’on lui a donné traditionnellement, celui de l’emploi industriel. Alors que quelqu’un comme Gabriel Tarde, dès le XIXème, le résume de manière limpide : « L’ouvrier sera remplacé par la machine, ou par l’artiste ». Terminé l’ouvrier. Et ce n’est pas l’entreprise qui a le pouvoir de rendre les individus « artistes » ; ce n’est plus l’université, ni les structures éducatives d'aujourd'hui ; c’est tout un milieu nourricier, fait de confiance, d’expérience, de qualité de relations.

Un milieu nourricier ?

Oui, une matrice ; que le milieu associatif est assez bien placé pour fournir. C’est cette bascule-là qu’il faut opérer. Et le centre de gravité du développement des activités réellement économiques et productives se déplace, par là. Parce que, du coup, l’entreprise se trouve libérée des rigidités par rapport à l’emploi — je suis pour la flexibilité totale de l’emploi, parce que de toutes façons, qu’on le veuille ou pas, si l’on veut survivre dans la compétition économique mondiale, il faut aller en ce sens. Mais, disant cela, je suis inaudible des syndicats, et des personnes en recherche d'emploi auxquelles on ne propose aucune alternative. Les syndicats ont perdu de leur puissance à proportion du déclin du travail industriel.

Vous valorisez le milieu associatif, mais nombre d’initiatives solidaires qui s’inventent aujourd’hui naissent en dehors des associations traditionnelles, dans des collectifs informels, ou sur le web, ou encore au sein de communautés de voisinage, ou religieuses… Et certains de ces groupes remettent en question le fonctionnement associatif, accusé parfois de reproduire des hiérarchies notabiliaires, ou d’être victime de la lourdeur administrative française. Ne faudrait-il pas inventer d’autres dispositifs légaux, statutaires ou financiers, pour servir de support à ces dynamiques de la société civile ?
C’est la raison pour laquelle, en dehors de mes activités scientifiques ou universitaires, je me suis énormément investi dans la politique associative, et en particulier dans la structure faîtière que constitue la CPCA, la Confédération Permanente des Coordinations Associatives. Je me bats pour que la réalité associative puisse répondre à ces nouvelles dynamiques sociales. Mais je ne suis pas sûr que les responsables associatifs au plus haut niveau aient très envie d’évoluer. Les pouvoirs publics ont un vrai rôle à jouer en la matière. Il faudrait une volonté politique très forte, pour faire passer une idée comme celle que je défends, pour faire monter en puissance les associations, et en même temps leur demander des comptes, améliorer leur gestion, faire en sorte qu’elles délivrent des compétences, qu’elles préparent les gens à travailler dans les entreprises, évaluer leurs résultats… En commençant par distinguer entre les associations de joueurs de boules et celles qui sont d’utilité publique. Il y aurait toute une série de questions à explorer et de suggestions politiques à faire pour aller dans ce sens. Notamment la mise en place d’une Haute Autorité indépendante de l’Etat ; et de financements de la part des entreprises, qui ne soient pas basés uniquement sur le mécénat (« Je veux, je ne veux pas »), mais qui soient obligatoires — dès lors que l’on reconnaît que ce secteur-là est véritablement pourvoyeur de ressources pour cette économie de la connaissance. Il faut faire un deal avec les entreprises,: « Vous ne pouvez plus garantir l’emploi permanent, OK, mais en revanche vous contribuez au financement de ce secteur. Parce que si vous faites de la performance, c’est parce qu’il y eu des associations qui vous ont fourni des salariés inventifs et efficaces. ». Cela commence à se développer, d’ailleurs : le mécénat de compétences, c’est un peu le nouvel esprit du capitalisme.

Dans ce partenariat à inventer entre les pouvoirs publics, les entreprises et le monde associatif, les collectivités territoriales n’ont-elles pas un rôle important à jouer ?

Il faut commencer au niveau national, avec une Haute Autorité à la Vie Associative, appuyée politiquement sur le Conseil Economique et Social, et dans les régions sur les CESR. Le Haut Conseil à la Vie Associative (HCVA) en est une sorte de préfiguration, mais cela ne marche pas parce qu’il est là pour faire  de l’expertise, et qu’il est placé sous la dépendance du Premier Ministre. Il faut une haute autorité un peu comme le CSA, à laquelle participeraient des représentants politiques, des magistrats, des responsables associatifs etc., sur le modèle anglais. Les Anglais ont cela avec une Charity commission, qui gère beaucoup plus efficacement que nous le système associatif. Le terme de charity n’ayant pas la même signification que notre mot charité : la charity, c’est l’entraide, la solidarité. Il ne faut pas croire que la France soit si bien placée en matière de dynamisme du monde associatif. Nous sommes plutôt en milieu de peloton, loin des pays anglo-saxons, ou de la Scandinavie. On ne comprendrait pas un instant que les Etats-Unis résistent, dans la situation économique qui est la leur, avec les inégalités qu’ils ont, si n’existaient pas ce qu’ils appellent des voluntary organizations, des associations de volontaires. Il faudrait qu’en France, nous puissions combiner notre puissance publique, préserver le socle minimal de l’Etat Providence, et faire fonctionner un énorme secteur de ce genre. Et un tel système devrait bien sûr se décentraliser, se décliner dans les régions, avec ce même type de structure, qui aurait une fonction de régulation et d’intermédiation entre les différents acteurs politiques et économiques. Tout cela paraît assez utopique aujourd’hui, parce que la politique, comme on sait, est un jeu de rapports de forces, et parce qu’au fond, bien que tout le monde ait intérêt à faire cela  collectivement, personne n’y a intérêt individuellement. On reste dans les corporatismes. L’homme politique n’y a pas intérêt (parce qu’en France il va vite être accusé de faire de « l’assistance », de vouloir faire baisser artificiellement les statistiques du chômage…) ; le chef d’entreprise va craindre de se faire taxer en échange de la flexibilité de l’emploi ; et les associatifs ne veulent pas être trop soumis à des critères d’évaluation.

Comment faire, alors, pour avancer concrètement sur la voie que vous proposez ?
Je voudrais préciser que ce que je dis là, n’est pas du tout un discours anti-économique, qui s’opposerait à la performance économique. C’est au contraire un discours qui permet de se recentrer sur un modèle de croissance qui, de toutes façons, est le modèle de demain : ce que lon appelle l’économie de la connaissance. Si les pouvoirs publics voulaient bien entrer dans ce nouveau mode de pensée, dans ce nouveau « logiciel », il resterait bien évidemment, ensuite, à faire tout le travail politique de mise en place de réponses concrètes… Si l’on considère par exemple que le Conseil Economique, Social et Environnemental est un peu la chambre de la société civile (comme le voulait De Gaulle), on pourrait par exemple imaginer que ses membres aient un droit de tirage sur l’ordre du jour parlementaire ; qu’ils aient le premier mot, pas le dernier, mais le premier mot. On pourrait aussi considérer qu’une assemblée de citoyens ayant une bonne idée puisse la proposer aux élus. Cela se passe parfois dans les collectivités locales : des associations se réunissent, s’organisent, et proposent au maire de conduire telle ou telle action ; l’idée étant ensuite soumise au vote du conseil municipal… ou de l’assemblée communautaire, dans le cas du Grand Lyon. Il y aurait ainsi beaucoup d’idées à décliner, mais c’est un autre exercice, que je ne peux développer ici.