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Les scénarios prospectifs sont-ils utiles ? 1/ Le risque de faire de fausses promesses

Interview de Martin VANIER

Géographe Professeur Université de Grenoble et consultant auprès des collectivités territoriales (Acadie)

<< Je suis davantage intéressé par une prospective des objets de politiques publiques qui constitueraient le point de départ de l'interpellation >>.

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Date : 20/01/2013

Face à face mené pour la revue M3  n° 4

La méthode des scénarios est l’emblème de la prospective. Pourtant, son utilité dans le débat public est loin de faire l’unanimité. Gilles Pinson, politiste, et Martin Vanier, géographe, qui ont participé à la démarche « Territoires 2040, aménager le changement » lancée par la Datar en 2009, confrontent leurs points de vue.

 

À qui la méthode des scénarios sert-elle ?

J’ai réalisé une quinzaine d’exercices de production de scénarios, du cadre quasi local (que va devenir la plate-forme autour de Valence-TGV ?) aux thématiques à dimension nationale ou européenne (quel est l’avenir de la périurbanisation ?) en passant par des exercices régionaux, en Bourgogne, Pays de la Loire, PACA et sur des territoires comme le Pays basque ou le Grand Roissy. Dans tous ces exercices, j’ai acquis la conviction que la prospective sert finalement ceux qui ne l’ont pas commandée. C’est ce qui peut arriver de mieux : la démarche crée les conditions de sa récupération par d’autres systèmes d’acteurs. Car pour ce qui est du commanditaire, quelles que soient les précautions prises, le malentendu attaché à la méthode du scénario est irréductible. Il se construit déjà dans le terme même de « scénario » et dans ce qu’il semble promettre : ouverture, exploration des probables, réflexion ou, au contraire, choix, resserrement stratégique, énoncé volontariste ?

 

Précisément, qu’est-ce qui empêche l’articulation entre prospective et stratégie ? 

La méthode des scénarios prétend, d’une certaine façon, tenir les deux registres différents que sont la prospective et la stratégie. Il s’avère difficile de faire entendre aux acteurs qu’on leur proposera […] […] d’abord la scénarisation de ce qui pourrait se passer autour d’eux et pas d’emblée de ce qu’ils veulent ou ne veulent pas. Puisque dans chaque scénario la collectivité concernée est actrice, ses représentants ne comprennent pas l’intérêt de la considérer comme impliquée dans trois ou quatre scénarios possibles alors qu’un seul est le leur ! Le terme de « scénario » a été forgé dans cette ambiguïté et il rend difficile l’articulation entre exploration et intention. Dans les textes fondateurs de cette méthode, l’ambiguïté est même revendiquée : « La prospective n’a de sens que si elle est stratégique. » Pour moi, c’est un problème, parce qu’il s’agit de deux postures intellectuelles bien différentes. Prospective stratégique ? Je voudrais pour ma part séparer les deux dimensions pour mieux les servir. Je distinguerais d’un côté la futurologie, que les Américains développent plus que nous avec le forecasting et des récits exploratoires, qui ne sont pas forcément des interpellations stratégiques désignant des acteurs responsables. Et d’un autre côté le travail qui consiste à réfléchir à la transformation des champs, des modes de faire et des objets d’action publique, en saisissant des situations, des procédures, des catégories d’action ou des produits et services, tels qu’il faut les faire évoluer inlassablement. Bref, je commence à me méfier des fausses promesses du scénario, trop global pour être honnête.

 

Pourtant les élus y tiennent beaucoup…

L’élu pense que c’est l’exercice qui le met dans la situation de faire des choix décisifs. Puisque les prospectivistes ont éclairé un futur pluriel, complexe, contradictoire, varié, il lui revient de montrer qu’il sait faire un choix, et il va pour cela établir un scénario stratégique, volontaire, qui sera « son » scénario : « Je vais vous raconter le film qu’on va faire pour de vrai », alors que les prospectivistes ont raconté plusieurs films. Il y a une sorte de promesse démiurgique qui fausse tout, une OPA sur le futur.

 

Ne faut-il pas les utiliser autrement, dans d’autres cadres ?

Les scénarios ont effectivement des vertus indéniables dans des domaines plus éloignés de la décision. Ils sont utiles pour amener un public à débattre du présent à travers un détour par le futur. Il est passionnant de voir trois cents personnes s’engager dans un débat parce qu’on leur a exposé trois scénarios à l’horizon 2030 ou 2040. La production des scénarios fait bouger les lignes, stimule des idées nouvelles, nous met en situation de créativité, transforme y compris la posture des chercheurs. Tout cela montre que la prospective contribue d’abord à la production de connaissances nouvelles, à l’imagination et au renouvellement de nos représentations. Certes, les scénarios devraient alors obliger à faire des choix. Mais je n’ai pas d’expériences concrètes qui prouvent qu’un exercice prospectif, aussi passionnant soit-il, a fait bouger les lignes de la décision et de l’action de ceux qui l’avaient commandé. Si on veut vraiment donner à la prospective un rôle stratégique, il faut adopter d’autres méthodes. La machine politique de production des décisions ne se laisse pas perturber par l’exercice des scénarios. C’est la raison pour laquelle je suis aujourd’hui davantage intéressé par une prospective des objets de politiques publiques qui constitueraient le point de départ de l’interpellation. Cela pourrait être par exemple « le lycée de demain », « les TER de demain » ou « le RSA de demain », etc., un objet n’étant pas forcément situé et matériel, mais pouvant être un service ou une politique. Il y a, pour l’heure, une forme d’impérialisme de la méthode des scénarios qui est asséchante. Apprenons à faire de la prospective différemment.