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Multiculturalisme et progression de l'ethnicisation de la Société en France

Interview de Mohammed Chérif FERJANI

MOHAMMED CHÉRIF FERJANI
Politologue, professeur de science politique à l’Univerité Lyon, chercheur au GREMMO, à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (MO), CNRS-Université Lyon2, en délégation CNRS à l’IRMC à Tunis.

<< Les identités nationales se sont toujours construites contre un ennemi, réel ou imaginaire. Aujourd'hui, l'islam a remplacé le communisme dans la fabrication d'une identité occidentale >>.

Dans cette interview, cet expert du monde arabe présente son appréciation sur la progression du multiculturalisme en France.

Il réagit aux propos de Jean Loup Amselle qui affirme que le multiculturalisme a échoué en France en favorisant le développement d’une identité blanche et chrétienne et induit une montée du racisme. Il présente également son point de vue sur l’ethnicisation et suggère des pistes pour l’enrayer.

Entretien réalisé dans le cadre de la démarche Grand Lyon Vision Solidaire

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Date : 21/11/2012

Partagez-vous le point de vue de Jean-Loup Amselle qui affirme que le multiculturalisme a échoué en France ?

Notre modèle universel républicain est comme un morceau de gruyère rempli de trous d’exception !

La vision que porte Jean Loup Amselle sur le multiculturalisme est tout à fait intéressante, cependant il me semble qu’elle ne prend pas en compte deux facteurs qui sont d’importance, celui de la construction européenne et celui de la mondialisation. La construction européenne induit un profond changement dans le sens où ce n’est plus à l’échelle des pays que se décident les politiques mais au niveau européen et cette construction ne peut nier ou effacer les histoires et la diversité des différents pays qui la composent. La diversité culturelle des différents pays ne peut pas être sans incidence sur l’entité européenne mais aussi sur la diversité de chacun des pays. La charte sur les langues et cultures régionales qui fait obligation à tous les États de prendre en compte la diversité des régions, des cantons, des länder, est un exemple éloquent. 
La mondialisation est un autre facteur qui modifie les rapports entre les différentes cultures. Ce qui se passe à l’autre bout du monde a une répercussion à l’échelle de l’Europe, des pays, des villes, des quartiers, et jusqu’à dans les foyers. « L’autre » dont on était séparé par l’espace, est désormais présent chez « nous ». Les frontières ont disparu. Des cultures longtemps géographiquement éloignées sont aujourd’hui tenues de cohabiter dans les mêmes espaces. La France a cédé au multiculturalisme, mais avait-elle le choix ? C’est une évolution qui s’impose à toutes les sociétés. De fait, nos recettes de gestion de la diversité ne peuvent plus fonctionner aujourd’hui. Les modèles pensés il y a un siècle en France, aux Etats-Unis, au Canada ou ailleurs sont en crise. La Belgique est au bord de l’éclatement du fait de la difficulté à renouveler son mode de gestion de la diversité. Et, il ne faut pas se voiler la face sur la réalité de notre modèle universel : l’Alsace et la Lorraine, mais aussi les Départements et les territoires d’Outre Mer, Mayotte, La Réunion, La Guadeloupe, etc., sont autant d’exceptions. Notre modèle universel républicain est comme un morceau de gruyère rempli de trous d’exception ! A l’intérieur même de la métropole, le traitement n’est pas le même pour les juifs, les protestants, les Corses ou les Bretons. En y regardant de près, on se rend compte que le modèle républicain a toujours composé, bon gré malgré, avec les pesanteurs de l’histoire, des traditions et des particularismes. Robespierre a bien essayé de promouvoir par la force son modèle universel, mais il a fini sur l’échafaud !
Dans l’agglomération lyonnaise, une gestion politique communautariste est également bien réelle sans que ce soit clairement dit ; et ce n’est pas un fait nouveau. Souvenons- nous, par exemple, comment Charles Hernu, lorsqu’il composait ses listes électorales, veillait à la présence d’arméniens, de juifs, de musulmans, etc. A Lyon, les partis qui ont réussi à diriger la ville ont été obligés de composer avec le poids électoral des catholiques. Par ailleurs, Jean Loup Amselle semble faire du multiculturalisme une cause qui explique l’évolution et l’échec des politiques d’intégration. Or, l’option multiculturaliste n’est que la conséquence d’autres facteurs. C’est un multiculturalisme par défaut, et c’est pour cela qu’il est officieux. En 1946, les travaux du Conseil National de la Résistance, les décisions prises sous la direction de Charles de Gaulle, ont mis le lien social au cœur des préoccupations de la « République démocratique, sociale, laïque, une et indivisible » : Assurances, sécurité sociale universelles, droit sociaux et économiques, services publics, etc. étaient les moyens par lesquels la République assurait l’intégration et la cohésion sociale. C’est le désengagement social de l’État sous la pression du libéralisme, voire de l’ultra libéralisme, qui commande les processus de mondialisation comme la construction européenne. Cet abandon du social est à l’origine des replis sur les solidarités de proximités (de la famille, du terroir, de la communauté ethnique, religieuse, etc.). Les identités sociales de classes ou de catégories socioprofessionnelles, on fait place aux identités d’appartenances héritées. La place qu’occupaient le Parti Communiste et les syndicats est aujourd’hui prise par le Front National et les organisations communautaristes. Les revendications sont moins formulées en termes sociaux que sur des bases ethniques ou religieuses.

Alors qu'en France certains regardaient vers les pays mettant en œuvre un multiculturalisme il y a 10 ans, est-ce le contraire aujourd'hui ?

Aujourd’hui, tous les modèles de gestion de la diversité bâtis il y a un siècle éprouvent des difficultés face à la complexité nouvelle, que ce soit le modèle jacobin de la France ou ce qu’on appelle le modèle anglo-saxon. On a besoin d’imagination pour envisager des solutions à chercher dans la reconnaissance de la diversité non en termes de droit des communautés mais comme des droits individuels dans le cadre du respect des droits et humains et de la citoyenneté. Il faut stopper la logique qui ethnicise les appartenances sociales. L’avenir doit à nouveau être synonyme de progrès. Aujourd’hui les États ne sont pas capables de prendre en compte les besoins des gens. Pourquoi l’école privée a-t-elle su s’adapter au temps de travail des parents et plus globalement aux contraintes de la famille et pas l’école publique? Il est nécessaire de prendre en compte les besoins réels et de ne pas rester crispés sur des schémas du passé. Il y a un immense besoin d’adaptation aux réalités nouvelles.

N’aurions-nous pas pu anticiper ces phénomènes ?

Il est en effet plus facile de prôner des solutions libérales faisant le lit des communautarisme et du multiculturalisme...que de maintenir, défendre et promouvoir le caractère social de la République

L’Europe s’est construite dans une sorte de fuite en avant. On a voulu casser les États Nations avant de construire un cadre commun. L’élargissement à 25 n’avait pas été préparé. Il ne pouvait que tirer vers le bas des pays comme la France qui avaient un caractère social. On peut mettre en cause une certaine incompétence ou incapacité des politiques, une évolution non maîtrisée du monde n’obéissant qu’aux seules lois du marché. Mais je pense que c’est surtout la hantise de voir l’Allemagne dessiner seule l’Europe qui est à l’origine de la précipitation qui a présidé et préside à la construction de l’Europe. De plus les effets de la décolonisation, de la mondialisation et de la chute du mur de Berlin n’étaient pas attendus. Par ailleurs, le courage politique a manqué pour dire et pour faire prendre conscience que la perte de la rente coloniale ne pouvait pas être sans incidence sur notre modèle social. En effet, la France n’est plus un empire et elle ne peut plus se payer aujourd’hui ce qu’elle pouvait s’offrir grâce à la rente coloniale. C’est la même chose pour la Grande Bretagne et les autres empires coloniaux. Si l’on ajoute à ces réalités la compétition avec la Chine et d’autres pays émergents, on imagine l’immensité de tout ce qui reste à faire pour ne pas continuer à subir les effets d’une politique prisonnière du poids du passé et se voilant la face devant les difficultés du présent et de l’avenir. C’est dans ce cadre qu’il faut évaluer les politiques qui ont abandonné le caractère social de la République. Il semble que les politiques aient choisi la facilité. Il est en effet plus facile de prôner des solutions libérales faisant le lit des communautarisme et du multiculturalisme pointé par Jean Loup Amselle, que de maintenir, défendre et promouvoir le caractère social de la République dont on a plus besoin en temps de crise et de difficultés comme ceux que nous vivons depuis des décennies. Quand le lien social est assuré par la charité à travers des organismes privés, des associations ou des fondations, il n’induit pas les mêmes exigences que lorsqu’il est garanti par des droits. Le triomphe du multiculturalisme est la conséquence de tout cela. Quand l’État n’est plus le garant des droits socio-économiques dans les quartiers, dans le monde rural, dans les hôpitaux, ou lorsqu’il n’est plus capable d’offrir une éducation qu’assurait l’école de la troisième République, il laisse la place au repli sur les communautés, et aux gens qui s’évertuent à vendre une identité. Le communautarisme ne se combat pas par des discours ou par l’incrimination, mais par l’offre de solidarités plus attrayantes et plus épanouissantes que celles que les exclus trouvent auprès de leur « communautés » d’appartenance.

Pensez-vous à l’instar de Jean-Loup Amselle que la Droite et la Gauche soient, certes par des voies différentes mais toutes deux, responsables de l’ethnicisation de la société?

Je ne pense pas que l’ethnicisation de la société relève d’un choix délibéré, machiavélique ou cynique. C’est plutôt la conséquence d’une incapacité à continuer à garantir le lien social par des droits et des services publics assurés par l’État. Je pense que c’est ce que Jean Loup Amselle veut dire en parlant d’un multiculturalisme officieux, non assumé, car, précisément, il s’est imposé par déficit d’une autre alternative. C’est un multiculturalisme en creux. On n’a pas osé l’assumer ni le rejeter. L’Extrême Droite, et la Droite extrême, qui revendiquent une identité culturelle et religieuse, « blanche et chrétienne », comme dit Jean-Loup Amselle, affirme avant tout une certaine identité française et non un principe universel. Alors qu’elles ont toujours combattu la laïcité, elles y découvrent aujourd’hui un ferment identitaire alimentant la xénophobie contre les exclus de cette identité du fait de leur origine ou leur religion. Ce faisant, il rejette la laïcité comme cadre intégrant toutes les composantes de la société pour l’adopter comme un « camp » exclusif, au même rang que les appartenances religieuses. La Gauche, de son côté, est divisée sur cette question avec une partie toujours très centrée sur le principe d’universalité qu’elle a du mal à conjuguer avec le nouveau contexte, et une autre qui louche vers le modèle anglo-saxon en se cachant derrière les exigences de la Communauté Européenne et en se résignant aux effets du libéralisme à l’œuvre dans les processus de mondialisation et de construction de l’Europe.

Comment peut-on contrer ce processus d’ethnicisation ?

Il ne faut pas négliger la puissance d’enfermement qu’une communauté peut exercer sur les personnes

Il est essentiel de penser des réponses qui s’adressent à tous. Par exemple, lorsque l’on intervient dans un quartier en politique de la ville, l’enjeu est d’apporter une réponse qui ne soit pas ciblée de façon à ne prendre en compte que les demandes d’une « communauté » et à favoriser les clivages et l’enfermement dans les communautés, y compris de personnes qui voudraient s’en soustraire. Je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre en compte les demandes spécifiques à une partie de la population, comme les demandes relatives aux lieux de cultes qui peuvent devenir, si elles ne sont pas prises en compte, un cheval de Troie pour des pays, comme le Qatar, l’Arabie Saoudite ou les pays d’origine, qui parient sur le rejet et l’exclusion de certaines populations pour les couper d’avantage de la société et s’en servir pour leurs propres intérêts. Il faut faire preuve de réalisme face aux demandes spécifique et ne pas s’enfermer dans des dogmes qui nous font perdre de vue les objectifs d’intégration, de justice, de solidarité et les impératifs d’un vivre ensemble respectueux de la diversité. Il est essentiel également de reconnaître le droit des populations indépendamment des origines, de respecter leur citoyenneté et les droits individuels. J’insiste sur l’importance du choix des personnes d’adhérer ou pas à une communauté. Le droit à la différence ne doit pas devenir une obligation de différence par rapport aux autres composantes de la société et une obligation de ressemblance au sein d’une « communauté » qui veut imposer ses normes à ses membres au détriment de leurs droits en tant qu’êtres humains ou comme citoyens. Je ne suis pas contre l’enseignement des langues propres à un groupe particulier (les Corses, les Turcs, les Arabes, etc.), mais cela ne doit pas s’imposer à tous les membres de ces groupes. Il en est de même pour les autres droits reconnus par la charte européenne des droits. Lorsque l’on privilégie les communautés cela ne peut être qu’au détriment de l’individu. Il ne faut pas négliger la puissance d’enfermement qu’une communauté peut exercer sur les personnes, sur celui qui apprécie de boire une bière de temps en temps, sur le jeune qui ne souhaite pas faire le ramadan, sur la femme qui refuse le voile, pour prendre des exemples que je connais parmi ceux qui alimentent la xénophobie à l’égard des musulmans. On ne doit accepter qu’une fille soit brûlée ou simplement inquiétée pour avoir voulu fréquenter un garçon qui n’appartient pas à sa communauté.

Le ghetto est-il la traduction territoriale de cet enfermement ?

La mixité dans la ville protège les individus

Effectivement, l’enfermement des communautés peut se traduire dans le territoire sous la forme de ghetto d’autant plus facilement lorsque des populations de même origine ou de même appartenance ethnique ou religieuses sont regroupées dans une même cité, un même quartier. C’est pourquoi il est important d’éviter toute inscription territoriale des « communautés » et de permettre la mobilité entre les quartiers et les cités pour éviter toute forme d’assignation à résidence. La mixité dans la ville protège les individus. Il est plus facile d’échapper aux normes d’une communauté quand celle–ci n’est pas regroupée sur un même territoire. La mixité résidentielle, quand elle se concrétise à travers des opérations de démolition / reconstruction, doit absolument veiller à prendre en compte les attentes des habitants dont les logements sont démolis. Particulièrement dans ce cadre, et plus globalement dans le logement social, il est primordial de respecter le choix des personnes, d’offrir la possibilité de rester dans leur quartier si elles le souhaitent, ou d’en partir si elles le désirent. Contraindre les personnes à vivre dans un quartier qu’elles voudraient quitter participe pleinement de l’enfermement. C’est pourquoi, par exemple, il faut faciliter les demandes de décohabitation des jeunes et ne pas les contraindre à se satisfaire, par défaut, de la protection d’une famille, d’une communauté ou d’un quartier.

Si l’apport de l’islam dans la construction de l’identité européenne n’a pas été reconnu n’est-ce pas parce que sa compatibilité avec les valeurs républicaines n’est pas clairement avérée?

A partir du moment où l’on rentre dans le débat identitaire, on opte pour l’exclusion et on renforce le repli sur les communautés d’appartenance

S’est-on posé la question de compatibilité avec les valeurs de la République pour les autres religions ? A-t-on attendu que le catholicisme, le protestantisme, et le judaïsme intègrent les valeurs de la République pour reconnaître leurs adeptes comme des citoyens ? Pour ce qui est de l’Europe, ou même d’un pays, je ne comprends pas pourquoi on érige l’identité religieuse ou culturelle en question constitutionnelle. Pourquoi l’identité doit-elle plus procéder du passé qu’on n’a pas choisi que du projet et de l’avenir qu’on veut réaliser ? La Bosnie fait partie de l’Europe, les musulmans sont nombreux dans les divers pays européens. En lui attribuant une identité judéo-chrétienne, n’y a t-il pas une mise au ban des autres religions ou options spirituelles ou philosophiques ? A partir du moment où l’on rentre dans le débat identitaire, on opte pour l’exclusion et on renforce le repli sur les communautés d’appartenance. On voit où ont pu conduire les conflits identitaires, ethniques ou religieux, en Irlande, dans l’ex-Yougoslavie, et où ils menacent de conduire la Belgique. On invente ou on exacerbe des identités fantasmagoriques pour occulter la question sociale. Les identités nationales se sont toujours construites contre un ennemi, réel ou imaginaire. Aujourd’hui, l’islam a remplacé le communisme dans la fabrication d’une identité occidentale. Le choix d’une identité européenne judéo-chrétienne procède de cette logique. L’identitaire et le religieux ont remplacé le politique et la question sociale. L’Europe doit offrir un cadre fondé sur les principes de citoyenneté et sur les droits humains, laisser aux pays et aux populations concernées par sa construction le choix d’y adhérer ou pas, mais ne doit pas exclure a priori sur la base d’options spirituelles ou philosophiques qui relèvent de la liberté de conscience et de choix personnels.

Ne faudrait-il pas quand même rendre plus lisible cette compatibilité et n’est-ce pas le rôle de la communauté musulmane ?

L’islam est devenu une réalité européenne dans un contexte de développement du terrorisme qui n’est pas vraiment un facteur d’acceptation. Il est de la responsabilité des musulmans et de ceux qui représentent l’islam en France et en Europe de montrer que leur religion n’est pas un obstacle à leur citoyenneté et aux lois de la République ; mais on ne peut pas exiger cela comme un préalable à la reconnaissance de leurs droits de citoyens et d’êtres humains. Il faut aussi cesser de leur dire que leur culture et leur religion sont incompatibles avec les valeurs de la République tout en exigeant d’eux de respecter ces valeurs. C’est là un chantage identitaire politiquement dangereux et moralement inadmissible. Il faut cesser les pseudo comparatismes qui oublient que dans toutes les religions, par le passé comme de nos jours, il y a des phénomènes d’exclusion, de réaction, d’intégrisme, de résistance à la modernité et au progrès. S’il l’on doit faire des comparaisons, il ne faut pas comparer des situations choisies sans tenir compte de l’histoire qui les a engendrées, mais des processus. Pour comprendre le sentiment d’exclusion et de rejet que ressentent les musulmans, il faut prendre en compte le contexte international et le traitement réservé à des situations d’oppression de peuples ou de populations de cultures islamiques comme en Palestine, en Bosnie ou dans les ex-républiques soviétiques. De même, le refus opposé à la demande de la Turquie d’intégrer l’Europe est vécu par les musulmans comme un rejet de l’islam ; c’est, à mon avis, une grave erreur, y compris sur le plan économique.

En France les chercheurs sont-ils d'accord sur ces questions, et sinon, où se situent les différences d'analyse ou d'interprétation ?

Il ne faut pas renoncer à la quête de l’universel et ne pas rester dans des conceptions ethnocentrées

La communauté scientifique n’est pas coupée de la société. Elle est traversée par les mêmes clivages qui traversent la société. On voit bien que certains chercheurs ne sont pas en rupture avec les vieux schémas. Les chercheurs en sciences sociales ont du mal à se départir des discours normatifs. Face à une situation mouvante qu’on ne peut pas gérer avec de vieux modèles, il y a la nécessité d’une attitude critique des sciences sociales vis-à-vis d’elles-mêmes : des concepts, des catégories comme des méthodes avec lesquelles elles abordent ces réalités. Il faut être conscient de l’influence de nos propres cultures sur nos modes de pensée et d’analyse et sur les résultats de nos recherches. L’universel vers lequel nous tendons, au nom duquel nous formulons nos principes et nos vérités n’est pas quelque chose de donné et tributaire d’une culture à l’exclusion des autres, mais à découvrir dans les situations particulières et singulières. Les sciences sociales ont souffert de l’ethnocentrisme érigeant les normes propres à celui qui parle en étalon de l’universel, mais aussi du culturalisme niant l’universel au nom de l’irréductibilité des cultures. Je suis d’accord avec Jean Loup Amselle sur ce point. Il ne faut pas renoncer à la quête de l’universel et ne pas rester dans des conceptions ethnocentrées. Pour cela on doit être vigilant d’abord contre la tentation de voir midi à notre porte ; on doit être à l’écoute de l’autre et dépasser les influences de là d’où l’on parle. Personnellement, je ne suis pas prêt à sacrifier à l’indigénisation des sciences sociales par souci de rompre avec les effets de l’ethnocentrisme. Ce que l’on doit chercher, c’est le dépassement des différents ethnocentrismes et du culturalisme pour construire des paradigmes plus universels.

Politologue spécialiste de l'islam et du monde arabe Mohamed-Chérif Ferjani est Professeur de civilisation arabe et de science politique, chercheur au GREMMO (Groupe –pluridisciplinaire – de Recherche et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen Orient), et enseigne à l’Université Lyon 2 et à l’IEP de Lyon, actuellement en délégation CNRS à l’Institut de recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) à Tunis. Né en 1951 en Tunisie, Mohamed-Chérif Ferjani est également un militant, ancien prisonnier politique en Tunisie (de 1975 à 1980), membre fondateur de la section tunisienne d'Amnesty International.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, Paris, 2005, 353 p. (traduction en arabe parue en 2008 aux Editions Prologues à Casablanca, Maroc, 256 p., cette traduction a obtenu le prix du Grand Atlas au Maroc en 2009 ; une traduction en espagnol parue aux Edicions Bellaterra, Barcelone, 2009) ; Les Voies de l'islam, approche laïque des faits islamiques (CRDP de Franche- Comté / Ed. du Cerf, 1996), Islamisme, laïcité et droits de l'homme (L'Harmattan, 1992).