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La place de Lyon dans l'Histoire des religions

Interview de Elena ASTAFIEVA

Chargée de conférences à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Section des Sciences religieuses, et résidente au Collegium de Lyon.

<< À Lyon, il y a une tradition d’étude d’histoire des religions, tradition qu’il faut à mon sens rapporter, en général, aux liens de cette ville avec le catholicisme >>.

Interview de Elena Astafieva, chargée de conférences à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, section des Sciences religieuses, et résidente au Collegium de Lyon.

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Date : 03/06/2010

Quel est le parcours qui vous a mené en France ?

Je suis née dans la région de Tula, à 250 km au sud de Moscou, dans ce qui était encore la Russie soviétique. Après deux maîtrises, obtenues au Centre Marc Bloch, créé par l’Université d’Etat de Russie en Sciences Humaines et l’Université de Paris IV, je suis partie à Paris, grâce à une bourse de l’Etat français, pour effectuer un doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) où j’enseigne actuellement. L’an dernier, avant d’intégrer le Collegium, j’ai été invitée comme fellow à l’Université Columbia, à New York.

 

Vous dites que vous êtes nées en pleine période soviétique, la chute de l’URSS a-t-elle eu une influence sur votre parcours ?

Oui, et de manière décisive même. Je suis entrée à l’université en août 1991, j’avais 20 ans, c’était juste après le putsch qui a destitué Gorbatchev pour une brève période. Ces années qui correspondent à la chute de l’Union soviétique et du communisme étaient portées par une grande euphorie. Le recteur de mon Université était un ami de Boris Eltsine. Dès les années 60, il était connu pour son engagement démocratique et son ouverture sur l’Ouest. Il a pu attirer les meilleurs spécialistes, russes et occidentaux, dans notre université. Pendant cinq ans, j’ai profité de cet élan nouveau et des liens qui se créaient avec l’Ouest, notamment avec la France, puisque c’est à cette époque qu’a ouvert le Centre Marc Bloch à Moscou, où j’ai découvert Barthes, Foucault, Bourdieu, et où j’ai eu l’occasion d’écouter Derrida, etc.
Si cette période a été stimulante pour tous les chercheurs, elle a particulièrement secoué ceux qui s’intéressaient aux sciences des religions. Jusque là, l’environnement était communiste et athée. Un jour, j’ai lu un texte d’Hans Küng, le fameux théologien catholique contestataire, qui écrivait que ce sont les religions qui se trouvent à la base des civilisations et des cultures. Cela peut paraître évident pour un Européen, mais pour nous, ex-Soviétiques, c’était une révélation ! J’ai donc commencé à faire des recherches sur ce thème, mais sans me référer aux croyances religieuses. C’est donc une démarche intellectuelle, plus qu’une démarche personnelle, qui m’a conduit à me demander pourquoi une grande partie des Russes avaient perdu leur culture religieuse quelque temps après la Révolution de 1917. Pourquoi le peuple russe, qui se présentait comme le peuple de la "sainte Russie", a-t-il détruit après la Révolution d’Octobre tous les symboles religieux et s’est détourné de la religion et de ses valeurs fondamentales, voire fondatrices ? Et là encore, j’ai bénéficié des mouvements d’ouverture de l’époque, ouverture des archives, liées à l’histoire des religions, cette fois, qui étaient jusque alors fermées à tous, y compris aux chercheurs, et que j’ai été la première à consulter !

 

Après Moscou, Paris, New York… pourquoi Lyon ?

Dans l’attente d’un poste fixe, j’ai postulé pour une résidence au Collegium de Lyon. Il s’agit d’un contrat de recherche me permettant de poursuivre durant 10 mois mes travaux à Lyon, ce qui était tout à fait cohérent avec mon travail, essentiellement pour deux raisons.
D’abord, il y a ici l’un des meilleurs fonds d’ouvrages slaves d’Europe occidentale. Dans les années, 1840, quelques nobles orthodoxes russes se sont convertis au catholicisme. Il s’agissait d’une démarche intellectuelle et spirituelle mais aussi d’un mouvement protestataire contre la politique de Nicolas Ier. Les convertis durent fuir la Russie, mais ils ont trouvé en France, chez les Jésuites, un lieu d’accueil et un soutien spirituel. L’un des personnages emblématiques de ce mouvement est le père Ivan Sergeevi Gagarin (1814-1882), c’est lui qui est à l’origine de cette Bibliothèque slave qui a d’abord été hébergée à Paris, puis à Bruxelles et Meudon, avant d’être accueillie à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure et à la Bibliothèque municipale de Lyon, au fonds Jésuite. Ce fonds est donc pour moi une ressource importante. 
La seconde raison tient à ma discipline. A Paris, il y a une longue tradition d’étude des religions, qui, à partir des années 50-60, s’est développée notamment sur le plan sociologique et anthropologique. Mais à Lyon, il y a surtout une tradition d’étude d’histoire des religions, tradition qu’il faut à mon sens rapporter, en général, aux liens de cette ville avec le catholicisme. Finalement, c’est surtout ici que se trouvent mes collègues historiens des religions. Claude Prudhomme à Lyon II, spécialiste de l’Afrique et des missions aux 19e et 20e siècles, Olivier Christin, ancien président de l’Université Lyon II, spécialiste du protestantisme, Etienne Fouilloux, grande figure lyonnaise, qui a dirigé le Centre d'histoire religieuse André-Latreille (1991-1998) où il a formé des générations de spécialistes d’histoire chrétienne, Bernard Hours, professeur à Lyon 3, spécialisé dans l’histoire religieuse de la France, moderne, et je pourrais en citer bien d’autres ! 

 

Quelles sont aujourd’hui les orientations de vos recherches ?

On dit que la Russie du 19e siècle est l’Empire des ethnies, des nations, etc. Moi, je propose d’étudier la Russie impériale à travers les religions. Pourquoi ? Parce que toutes les grandes religions étaient et sont présentes en Russie : orthodoxe, musulmane, catholique, protestante, juive, bouddhiste, etc. Or, c’est à travers les religions que le pouvoir identifiait et contrôlait les populations. A travers les impôts, les livres de registres, etc. Les bases du système impérial étaient fondées sur les religions présentes dans l’Empire (et pas uniquement sur l’orthodoxie). Il s’agit donc pour moi de chercher à comprendre la construction impériale à travers les religions. Est-ce que ce sont des acteurs ou des instruments du pouvoir impérial ? Comment concrètement le pouvoir gère-t-il les populations à l’intérieur de la Russie, et à travers quelles institutions ? Et à l’extérieur du territoire ? On sait, par exemple, que les Juifs partaient en masse de l’Empire russe à partir des années 1880 mais, qu’en même temps, certains acteurs de la politique extérieure russe ont vu les Juifs comme des « agents » des intérêts russes en Palestine, où l’Empire s’installe comme la plupart des Grandes Puissances dans les années 1840. Cet effort fait pour intégrer « la Terre Sainte à la ‘Sainte Russie’ » passe ainsi par l’action religieuse, comme on le voit également à travers la création, à Jérusalem, en 1847, de la Mission ecclésiastique russe ou, en 1882, de la Société Impériale Orthodoxe de Palestine, ou encore à travers l’organisation de pèlerinages des orthodoxes, mais aussi des musulmans, etc. Il y a donc ici une concurrence qui s’exerce entre les Grandes Puissances, et notamment entre la Russie et la France, qui au 19e siècle, entre dans un processus de laïcisation à l’intérieur, mais qui à l’extérieur, et notamment au Proche-Orient, se positionne comme puissance chrétienne. 

 

Ce travail a-t-il des résonances contemporaines ?

Oui, la Russie d’aujourd’hui cherche à se réapproprier ce passé impérial orthodoxe ainsi, à mon sens, que certaines de ses pratiques. On constate par exemple, un appui sur la diaspora des Juifs russes en Israël pour établir une influence russe. On constate également que l’Etat cherche à récupérer les anciennes possessions datant de la Russie impériale pour renforcer sa présence et son influence. Il y a donc, derrière la question de l’histoire des religions en Russie impériale, des clés pour comprendre la politique contemporaine et l’action, sur la longue durée, du pouvoir russe à l’étranger et notamment dans cette région sensible du Proche-Orient.