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L'évolution de la réflexion autour de l'espace public

Interview de Marcus ZEPF

<< On assiste aujourd’hui à une inversion des sphères publique et privée. Les individus transportent leur sphère privée dans l’espace public >>.

Marcus Zepf, Professeur d'urbanisme à l’Institut d'Urbanisme de Grenoble-Université Pierre Mendès-France, chercheur contractuel à l’UMR 5600 « Environnement, Ville, Société »Après un Doctorat en sociologie urbaine sur « Concevoir l'espace public. Les paradoxes de l'urbanité : analyse sociospatiale de quatre places lausannoises » (Institut de Recherche sur l'Environnement Construit, Département d'Architecture, EPFL, Lausanne, Suisse) et a un diplôme d'ingénieur-architecte de la Technische Universität München (Allemagne)

Marcus Zepf oriente ses recherches sur les questions de démocratie locale et projets urbains, de planification territoriale et dynamiques métropolitaines et sur les outils de planification à l’Equipe Développement Urbain de l’INSA de Lyon. Il enseigne régulièrement à l‘Institut d'urbanisme de Lyon, à l’Ecole Nationale des Travaux Publics de l'Etat et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.

Date : 05/03/2009

Depuis plus d’une quinzaine d’années, vous vous intéressez à l’espace public. De quelle manière la réflexion autour de l’espace public a-t-elle évolué ? 

A mon sens, une des principales évolutions a porté sur les interactions entre les différentes dimensions de l’espace public : la dimension sociologique des pratiques et des usages, la dimension de la forme, que ce soit à l’échelle du quartier, de l’agglomération ou au-delà, et la dimension de la production, celle du cadre politique et administratif, du processus de fabrication des concepts, des images et représentations de l’espace public. Ce qui m’a intéressé, notamment dans le cadre de ma thèse, n’est pas l’analyse des dimensions en elles-mêmes mais la manière dont elles interagissent entre elles. Comment les pratiques sociales et les nouveaux phénomènes de la sphère publique influencent l’aménagement et la production ? En quoi les tendances de l’aménagement ou du mobilier urbain impactent-elles les pratiques dans l’espace public ? Un aménagement peut-il, en créant une ambiance particulière, inciter à certains comportements ? J’ai constaté que s’il y a bien une interdépendance entre toutes ces dimensions, il n’est pas possible pour autant de parler de liens directs de cause à effet. Par exemple, un espace animé, avec beaucoup de passage n’est pas forcément synonyme de sécurité, de même la mixité sociale n’est pas garante de la qualité d’un espace. Souvent, une réflexion très poussée, très conceptuelle sur ce que doit être un espace public pour être un « bon » espace, a donné naissance à des espaces très conflictuels.

 

Pouvez-vous illustrer cette constatation ?

La Place de la Navigation à Lausanne est un bon exemple. Depuis l’exposition nationale de 1964, cette place le long du lac était utilisée comme un parking. La ville souhaitait valoriser cet espace en repensant la question du stationnement. Une structure privée était intéressée par l’exploitation d’un parking souterrain, se posait alors la question de l’aménagement de la dalle au-dessus. Le service d’urbanisme de la ville a mandaté un architecte pour faire un projet répondant aux attentes d’un bon espace public : un espace de qualité, convivial, mixte… La réflexion autour de l’aménagement de cette place a tout de suite suscité une polémique. Les uns réclamaient un espace pour les enfants, les autres du commerce local, d’autres encore un espace pour les manifestations associatives… De plus, à l’époque, Lausanne revendiquait le titre de capitale européenne du roller. Comment concilier les nouveaux sports de rue avec des utilisations plus traditionnelles comme la flânerie au bord du lac ? Plus l’idée d’un espace multifonctionnel émergeait, plus cela posait de contraintes. Finalement, plusieurs zones ont été aménagées avec du mobilier urbain et des jeux de lumière inspirés - un peu à l’image de Lyon qui faisait alors figure de modèle ! Les tensions et conflits sont apparus rapidement : les rollers le trouvaient parfait mais étaient gênés par les joueurs d’échec et les personnes âgées assis sur les bancs eux-mêmes gênés par la présence et les acrobaties des rollers… Pourtant, la place répondait bien au concept de l’espace pour tous, d’un espace potentiellement accessible à toutes les diversités urbaines. Par ailleurs, ce réaménagement avait fait fuir la population qui utilisait cet espace auparavant, majoritairement des personnes à la marge de la société. Avant son réaménagement, la place leur offrait la possibilité d’être présents sans être « sur la scène », exposés aux regards. Après, cet espace est devenu trop « chic » et ces personnes se sont rabattues sur la place de la gare. Finalement, la volonté de créer un espace public conciliant, accueillant une société « enchantée », avait créé un espace de forte discrimination. Actuellement, cet espace s’est dégradé, les « nobles  » volontés d’origine se sont atténuées et la vie reprend.

 

Quelle leçon tirez-vous de cet exemple ?

La question de l’espace public est moins une question d’aménagement et de mobilier urbain que de représentations de ce qu’est la société aujourd’hui et de l’articulation proposée entre sphère publique et sphère privée. Le rôle de la sphère publique est-il d’être un espace socialisant où la personne apprend à gérer la présence de l’autre, l’étranger dont on ne maîtrise pas les codes de relation ou bien l’espace public doit-il être un espace animé répondant à une stratégie de marketing urbain dans la compétition entre métropoles ? Le travail de Lyon sur ses espaces urbains, l’attention portée à leur qualité a donné à Lyon de la visibilité sur la scène internationale. L’avantage de travailler sur l’espace physique est bien d’assurer cette visibilité qui va attirer entreprises, cadres, touristes… Etant moi-même à l’étranger à cette époque, j’ai pu constater ce phénomène. La photo de la place des Terreaux est très connue mais il ne faut pas oublier que cet aménagement a totalement changé la structure sociale de cet espace frontière où se croisaient deux catégories de population, les habitants de Croix-Rousse et ceux de la Presqu’île. L’espace public est-il destiné à augmenter la visibilité d’une image de qualité à l’extérieur ou bien a-t-il vocation à produire de la qualité pour l’habitant ? Concilier ces différents objectifs est un idéal difficile à atteindre mais prendre conscience de ces nécessités à tous les niveaux, du micro local à l’international, est déjà un premier pas.

 

Selon vous, l’attention devrait plus porter sur ce qui se passe et se vit dans un espace donné que sur la représentation fantasmée d’un espace idéal ?

Oui ! Un espace public ne peut pas marcher par rapport à un concept. C’est d’ailleurs le problème de beaucoup d’élus et de techniciens qui souhaiteraient que l’espace public « marche » selon leurs représentations : mixité, qualité environnementale, sécurité… Pour moi, ce n’est pas le sens premier de l’espace public, qui représente l’aventure, l’évolution. Implanter un nouveau dispositif venu d’ailleurs est par exemple une évolution. Il faut regarder ensuite comment réagissent les usagers, la manière dont les habitants utilisent ou non cet espace. Au cours d’un voyage d’études à Berlin, nous somme restés plus de deux heures sur la Potzdamer Platz où des immenses balançoires ont été installées. Nous avons fini par oublier qu’on était sur la scène publique. Si on pratique une chose nouvelle plusieurs fois sans se faire agresser alors les mœurs vont évoluer. Les gens vont oublier la scène de théâtre, le « sous les yeux ». Si c’est un échec, tant pis, on change. Un aménagement souple permet de ne pas figer les choses. Pourquoi ne pas imaginer une diversité de possibilités, d’usages de ce nouveau dispositif ? Prendre le risque de voir émerger des activités imprévues ? La sphère économique en a bien compris les potentialités et observe finement ce qui se passe dans l’espace public pour créer de nouveaux produits !

 

Le questionnement autour de la modularité de l’espace public semble être d’actualité. Est-ce une piste à privilégier pour améliorer la conception des espaces publics ?

Tout à fait. Comment, en effet, augmenter la souplesse de l’espace public, en tant que sphère publique, pour s’adapter aux nouvelles activités et aux changements de contexte socio-économique ? La question est bien réelle et actuelle. Avec la crise, les gens vont peut être redécouvrir les vertus de l’espace public, des jeux…. au détriment d’autres activités plus coûteuses. L’espace public a l’avantage d’offrir un rythme. Journalier, hebdomadaire, saisonnier, diurne, nocturne, il possède une dynamique propre que l’aménagement à tendance à figer puisqu’il fonctionne comme une photographie de comment a été pensé cet espace à un moment donné. Or il faudrait pouvoir intégrer ce dynamisme dans l’aménagement. Comment jouer sur les ambiances, utiliser et valoriser les différents caractères du lieu, tisser un réseau d’espaces publics qui créent la diversité de l’urbain ? La réflexion sur l’éphémère est une autre tendance intéressante, notamment en matière de mobilier urbain. A Paris, au Jardin des Tuileries, des chaises en acier mobiles ont été installées. On peut s’asseoir au soleil, à l’ombre… C’est une qualité énorme mais cela reste délicat à gérer. Dans certains endroits, comme en Suisse, ce serait possible de proposer une table, des chaises sans qu’elles disparaissent mais dans le contexte métropolitain français, c’est plus difficilement envisageable ! La souplesse me semble une règle d’or. En effet, plus l’espace est souple, plus on tend vers la fameuse mixité qui ne se décrète pas mais qu’on peut favoriser par la création de conditions favorables à l’émergence de cohabitations potentielles. Il faut aller contre l’inscription rigide des règles dans l’espace public.

 

Quels autres enjeux vous semblent prioritaires ?

La question du statut d’un espace public me paraît centrale. Comment sortir d’une définition restreinte de l’espace public limité à la place, au boulevard… pour prendre en compte la différence inter-échelles ? Un quartier peut-il être considéré comme un espace public ? Le projet de la « HafenCity » à Hambourg serait un exemple où la diversité des quartiers urbains nouvellement créée au bord de l’Elbe contribue mettre en scène la publicité de l’urbain. La définition traditionnelle de l’espace public est l’accessibilité à tous et je rajouterai « potentiellement accessible » car le champ d’espaces potentiellement publics, indépendamment de leur statut privé, semi privé… pourrait être élargi. Un jardin urbain, une église ou un centre commercial jouent-ils le même rôle qu’une place publique et peuvent-ils à ce titre être qualifiés d’espace public ? Il y aurait besoin d’une réflexion sur le fonctionnement et les règles implicites d’un espace public. Un espace public n’est pas un espace sans règle mais on observe une graduation des règles et des sanctions dans les espaces qui n’ont pas fonction à être espace public. Au cas par cas, il faut s’interroger sur les règles qui régissent cet espace, leur application, la graduation des sanctions en cas de non-respect, leur impact sur les activités qui se déroulent dans cet espace, etc. Ainsi, un accès payant n’est pas forcément un critère discriminatoire. Une étudiante a mené une réflexion sur le tramway grenoblois. Elle a fait l’hypothèse que le tramway n’est pas un espace public dans la mesure où l’entrée est payante, qu’il y a des règles strictes dont l’inobservation est contrôlée et sanctionnée. Mais son travail a conclu que le tramway est un espace public car il est vécu comme tel par les usagers. Il en va de même pour le centre commercial de la Part-Dieu. Dans les faits, c’est un espace public même si ce n’est pas sa vocation première. Cet espace joue un rôle social important en étant notamment le point de rencontre des jeunes de Vénissieux. On retrouve bien là la vocation même de l’espace public comme lieu de socialisation, de rencontre avec autrui. Cette définition renvoie à la question du virtuel. En effet, espace public ne rime pas forcément avec rencontre directe. Par exemple, sur les places équipées de bornes Wi-Fi, les usagers ont des conversations virtuelles dans un espace réel. On assiste aujourd’hui à une inversion des sphères publique et privée. Les individus transportent leur sphère privée dans l’espace public.

 

Ce phénomène remet-il en cause les frontières entre public et privé ?

Cela renvoie à la question initiale de l’espace public dans sa définition par rapport à la sphère privé. Quel est le caractère du public et du privé ? Il n’y a pas une définition générale. Au contraire, c’est un caractère qui évolue beaucoup et qui n’est pas le même dans un village ou une métropole. Je pense qu’il est indispensable de poser à chaque aménagement la question de l’espace et de son degré de publicité. Je rejoins J. Habermas qui parlait de publicité à définir. L’émergence de la notion d’espace public se fait à l’époque des Lumières au travers des cafés, des salons dans lesquels le citoyen responsable entre en discussion sur la sphère publique. On revient là sur la dimension de la production, c'est-à-dire la dimension politique. L’espace public est une question politique qui a trait à la gestion de la société. Que signifie citoyenneté ou solidarité aujourd’hui ? Il serait nécessaire de rediscuter ces termes. Prenons le vandalisme : c’est un phénomène qui questionne la civilité, la citoyenneté. La réponse ne se trouve pas dans la construction de mobilier résistant, indégradable mais bien dans la question du statut des jeunes, de la prise en compte de leur malaise.

 

Concertation et évaluation sont-ils des mots-clés pour l’avenir ?

C’est un sujet difficile mais intéressant ! Pour moi, la concertation est le problème actuel du projet urbain. En Suisse, en France, en Allemagne, il y a un foisonnement de démarches sur la participation du citoyen au processus d’aménagement urbain. Le législateur a introduit des évolutions intéressantes : l’enquête publique dans les années 80 et, en 2009, la charte publique de la concertation qui permet la prise en compte de la sensibilité et de la responsabilité des différents acteurs. Ceci dit, je pense qu’il n’est pas possible d’établir un canevas général pour la concertation. Ce processus est intrinsèquement lié à l’espace public concerné et à la structure des acteurs locaux. La démarche devrait être élaborée au cas par cas. A mon sens, le maitre mot est de créer la confiance. Il est nécessaire de mettre en place collectivement des règles de jeu collectives. Les différents acteurs doivent se rencontrer et dialoguer pour que chacun comprennent les contraintes et possibilités de l’autre. Par exemple, l’élu a une fonction politique et privilégie l’intérêt général : dans ce cadre, il ne peut pas tout dire ni tout faire. Cela passe aussi par un apprentissage de la communication en donnant à chacun les clés des langages employés, des informations véhiculées, des questions sociétales en jeu … Pour le moment, la concertation correspond à une phase déterminée du processus de conception. Cette phase est trop courte alors que le débat public devrait être permanent et mieux intégrer les usagers. De tels lieux de concertation seraient des lieux formidables d’évaluation qualitative et permettraient une réadaptation permanente. On sait évaluer quantitativement mais le qualitatif est plus difficile à réaliser. Lyon fait d’ailleurs figure de précurseur dans cette démarche : l’agence d’urbanisme réfléchit beaucoup à ces questions de conception et d’évaluation et un important travail de concertation est mené notamment avec les associations de quartier. Dans cette perspective, il est d’ailleurs indispensable de sensibiliser les enfants à ce qu’est la ville pour en faire des citoyens concernés. Le travail mené par des associations comme Robins des Villes est à ce titre très intéressant !

 

Ces questions se posent-elles de la même manière dans les autres pays ?

Les questions fondamentales se retrouvent partout. En Finlande, depuis une quinzaine d’années, on assiste à un engouement pour l’espace public et le mode de vie du Sud : les rues d’Helsinki sont comparables à celles de Marseille ! Les habitants s’installent dehors dès que possible. Être dehors, dans un espace de la socialisation, est valorisé et paraît excitant, même pour un peuple culturellement plus réservé. Le modèle de la vie urbaine est véhiculé mondialement et les élus et techniciens sont maintenant très ouverts sur ce qui se passe ailleurs. L’époque où ces derniers ne juraient que par les normes et les techniques est heureusement révolue !