Vous êtes ici :

Le rôle de l'imagianire dans l'innovation

Interview de Anne-Françoise GARCON

Professeur des universités en histoire des techniques, Paris I – Panthéon Sorbonne

<< A travailler toujours dans le court terme, l’imaginaire s'appauvrit, et la capacité à innover se réduit >>.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 11/06/2008

Pouvez-vous succinctement contextualiser vos travaux de recherche ? 
 

Lorsque j’ai commencé à travailler, dans les années 1970, l’histoire dominante était l’histoire économique. J’ai effectué mes premières recherches sur une entreprise minière dans le bassin rennais ; ce qui était assez intéressant car cette terre agricole n'était pas particulièrement réputée avoir été aussi un pays minier ! Une fois au travail, je me suis vite rendue compte que les études historiques sur l’entreprise faisaient l'impasse sur des éléments pourtant cruciaux, à savoir les techniques. Du coup, j'ai fait le pas, et j'ai mis l'accent sur l'histoire des techniques. Mes recherches se sont développées autour des matériaux – mine et métal – sur une grande époque moderne du 16e au 19e siècle. Ensuite, j'ai élargi l'approche : j'ai voulu savoir comment et en quoi un objet technique peut modifier les façons de penser dans les sociétés ; comprendre en retour en quoi un objet technique peut modifier la structuration d’une société. Mes domaines d'application ont été, entre autres, l’automobile. Cela m'a amenée à l’histoire de l’innovation, de la pensée technique, puis actuellement à celle de la conception.

 

Comment alors travailler sur l’histoire de l’innovation ?

L’objectif de ce type de recherche est de tracer une historicité de l’innovation, de comprendre comment les sociétés appréhendent la nouveauté. On se rend compte qu’il y a de grandes différences entre les époques. Les cultures techniques ne sont pas les mêmes. Par exemple, l’époque moderne a été dominée par le régime d’invention, tandis que l’époque contemporaine, notre époque, baigne dans le régime d’innovation.

 

Pouvez-vous préciser ?

L’évolution des techniques va toujours dans le sens de l’amélioration : l'homme ne produit pas des techniques, des procédés, des objets, pour qu'ils soient moins bons ou moins efficaces que les précédents, c'est une évidence. Les techniques sont « amélioratives », par définition; elles visent toujours le mieux, même si la réussite n'est pas au rendez-vous. Les sociétés ont toujours innové au sens où nous l’entendons aujourd’hui c’est-à-dire qu’elles ont toujours produit du nouveau. Mais ce n’est que très récemment qu'elles ont pris conscience qu’elles le faisaient, et plus récemment encore qu'elles ont élaboré une culture de la nouveauté, une culture de l'innovation. Au XVIIe siècle, Francis Bacon, qui fut pourtant le premier théoricien du progrès, disait qu'il fallait penser la nouveauté "in melium et non in aliud", pour faire du meilleur, mais pas pour faire du différent.  
On a deux paradoxes autour de la technique. Le premier est que les sociétés sont toutes techniques, par définition, puisque la technique est pour l'homme le moyen d'action sur son milieu, mais que peu se sont vues telles, historiquement.  Le deuxième est que les techniques sont conçues pour améliorer mais il a fallu du temps pour que les sociétés se le disent et travaillent avec cette réalité.

 

Comment observe-t-on ce moment où les sociétés se rendent compte qu’elles sont des sociétés techniques et qu’elles travaillent autour de cette notion ?

Je ne peux apporter ici une réponse que pour l’Europe. Je ne peux répondre ni pour l’Asie, ni pour l’Afrique, ni pour l’Amérique latine. Pourtant, il serait très intéressant de voir ce qu'il en a été dans ces différentes cultures techniques. En Europe,  dans les années 1970, un grand historien des techniques comme Bertrand Gille pensait que l’évolution technique était obligatoirement continuelle et qu'elle était obligatoirement consciente. Aujourd’hui, on sait que cela ne se passe pas ainsi. Les sociétés occidentales ont commencé à se positionner consciemment sur le plan technique entre le 15ème et 16ème siècle environ. Auparavant, on était, dans ce que j’ai nommé le "régime de la pratique", à savoir une acquisition et une transmission des savoir-faire fondées sur l'oralité et la symbolique. On n’utilisait pas de « logos » précis autour de la technique, on utilisait la culture générale pour se représenter et intégrer la technique. Puis, avec l'imprimerie et le développement du métier d'ingénieur, l'urbanisation, les jardins, l'hydraulique, avec aussi la manière dont l'invention de l'artillerie a modifié l'art de faire la guerre, la technique proprement dite est née, en tant que culture spécifique, avec les modalités d'expression qu'on lui connait. Mais en demeurant dans une culture d'invention.
Le passage vers une culture d'innovation, s'est fait lors de la grande crise du XIXe siècle entre 1890 et 1910 environ. Mais quant à savoir comment concrètement cela s'est opéré... On ne peut en l'état faire que des constats : tout d’abord, c'est un moment de très grande crise économique avec une forte remise en question des habitudes économiques et sociales. C’est également un moment où le système technique en place, le système fer/charbon/vapeur s'épuise, tandis que se font jour d'autres outils de production : l'électricité, le pétrole, qui vont peu à peu structurer autrement les comportements. Rajoutons à cela l’émergence d’outils de pensée majeurs qui aideront à accompagner le changement, si ce n'est à l'appréhender : par exemple, la théorie de la relativité ne fut pas des moindres. Enfin, cette époque a été marquée par un chômage massif, et notamment chez les ingénieurs, qui étaient nombreux en France. Cela a donné beaucoup de « cerveaux libres » qui se sont employés à travailler sur des choses neuves, différentes : l'automobile, l'avion, le cinéma, les centrales électriques... Or, lorsque l’on crée l’automobile, lorsque l’on travaille sur le pétrole, l’électricité, lorsqu'on invente de nouveaux alliages, on a conscience de faire quelque chose de nouveau. C'est le sentiment qu'ils ont eu. Mais voilà, innover fait peur. Au plan anthropologique, l’homme a peur « du radicalement neuf ». Cela veut dire que lorsque l’on produit de l’innovation et qu’on le sait, on met également en place des éléments explicatifs qui peuvent être de l’ordre de l’imaginaire ou du scientifique, des sortes de "pare-excitation" qui permettent de montrer que le neuf n’est pas si neuf que ça. La nouveauté est placée dans un contexte rassurant. C’est à ce niveau que l’on peut observer un premier lien avec l’imaginaire. Que fait le marketing ? Il englobe la nouveauté technique dans un imaginaire rassurant pour désamorcer l'inquiétude. On l'a bien vu avec les débuts du téléphone portable. Les publicités ont privilégié des scènes du quotidien, qui montraient des acteurs téléphonant tous les uns à côté des autres, dans les gares, sur les places, dans les lieux publics, afin de faire oublier l’étrangeté qu'il y a à parler tout seul, à haute voix, dans la rue. Les premiers concepteurs de l’automobile, eux, ont raccroché leur imaginaire à l'histoire : ils ont été cherché dans les théâtres des machines du XVIe siècle, des éléments qui pouvaient leur servir de filiation, pour montrer que l'idée d'une locomotion "automobile" n'était pas si neuve que cela. 

 

A ce niveau l’imaginaire convoqué relève du sens commun, il doit rassurer, mais existe-t-il d’autres formes de liens entre imaginaire et innovation ?

L’imaginaire peut être le moteur de l’innovation. Le lien précédemment décrit est rétroactif : on innove et on convoque l’imaginaire pour rassurer. Mais, il arrive aussi qu'il faille convoquer l'imaginaire en amont, quand les projets sont sans lien avec le passé. Alors, l’imagination « tire » la pensée. On réalise ce que l’on a imaginé en s’adaptant aux contraintes.

 

Quels sont les moyens mis en œuvre pour porter cet imaginaire ?

Il peut y avoir diverses façons de véhiculer cet imaginaire. Les échanges, les dialogues entre les différents membres d’une équipe, le foisonnement de dessins, les croquis, les schémas, la capacité à sortir de ses habitudes. Les designers dont c'est le métier, connaissent bien cela et le pratiquent. Mais il y a aussi des sources d’inspirations extérieures : des films, des récits voire même des images, des photographies. L’imaginaire cinématographique ou la science-fiction peuvent être des réservoirs d’idées importants pour l’innovation, parce que l’imitation, l’analogie, l’association d’idées sont des ressorts puissants de la pensée conceptuelle et de la pensée conceptrice. Certaines choses nous frappent, une manière d'être, une forme d'agencement, un décor, et, parfois à notre insu, on les imite, on les ré-invente. 
Par exemple, le robot a été imaginé dans les années 1920, puis la science-fiction en a fait un objet de prédilection jusque dans les années 1950-1960... Puis, nous avons acquis les moyens techniques de le concevoir… Certes, la façon dont nous le faisons est moins poétique que ce qui avait été imaginé, d'autant que les premiers emplois ont été dans la production et non dans la vie courante. Mais le design qui prend le relais en ce moment, va se charger de modifier l’allure générale. 

 

Il y aurait donc comme une espèce d’aller-retour entre la technique qui alimente l’imaginaire et l’imaginaire qui alimente à son tour les concepteurs techniques ?

Oui, c’est effectivement une relation qui va dans les deux sens, qui n’est ni unilatérale, ni figée, et dans laquelle l'imprévu, l'inattendu joue un grand rôle. C'est là toute la difficulté d'ailleurs : la tentation est grande, dans notre système technique, de négliger cette relation, ou de lui assigner une rentabilité immédiate, ou encore de réduire son apport au design ou au marketing. L'appauvrissement est à la clé, dans ce cas, inéluctable. Parce que cela oblige à un rendement à court terme, inopérant par principe dans ce cadre. L'injonction porte alors sur la filiation, sur les familles d'objets, de process, à rendre toujours plus performants, toujours plus perfectionnés, des besoins repérés à techniciser... Mais à travailler toujours dans le court terme, l’imaginaire s'appauvrit, et la capacité à innover se réduit. Une véritable conception doit intégrer le temps long, laisser émerger les idées sans leur donner immédiatement de direction, sans les brider. Il faut savoir interroger l'environnement, l'histoire, le patrimoine, replacer l’innovation dans une histoire générale. Par exemple, des découvertes archéologiques sur l’Empire Romain – notamment les grands développements techniques des 1er et 2nd siècles après JC – ainsi que les récits qui les entourent sont susceptibles d'enrichir l’imaginaire technique et pourquoi pas, à terme, de renouveler la capacité technique actuelle. On doit imaginer une longue mise en récit de la technique. Il me paraît aussi important de raconter aux enfants ce qui se passait dans la préhistoire que ce que se passe à l’époque contemporaine.

 

Comment se fait-il alors que l’on ait autant de mal à valoriser notre technique ?

Il y a sans aucun doute une question de peur. Mais ce n’est pas tout. Il y a en France une hiérarchisation des disciplines. Les Humanités sont porteuses de pensée alors que la technique n'est appréciée socialement, et même académiquement, qu'à titre d'application – ce qui est en partie faux : il existe une pensée technique, différente, distincte de la pensée scientifique et de la pensée artistique. Mais cette pensée est sous-estimée, dévalorisée. Tout le monde sait ce qu'il en est en France : on survalorise les bacs scientifiques, on valorise les bacs littéraires et on regarde les bacs techniques avec commisération. Pourtant, ailleurs en Europe, et depuis longtemps, la technologie – c’est-à-dire l'approche scientifique des pensées et des habitus techniques - fait l'objet d'enseignements et de recherches à l’Université. Il faudrait réévaluer la créativité technique, mieux en connaître les ressorts, les aboutissements, etc. Il faudrait réinventer une « technologie », qui soit, au sens où l'entendaient Diderot et les ingénieurs et entrepreneurs du début du XIXe siècle, une « science de la technique ». Toutefois, ce genre de questionnements tend à beaucoup se développer aujourd’hui avec notamment les sciences de la conception.

 

Les travaux entrepris par la Direction Prospective et Stratégie d’Agglomération (DPSA) de la Communauté urbaine de Lyon tendent à valoriser le patrimoine technique de la collectivité et à le mettre en lumière et en récit par l’intermédiaire de différents documents dont un poster. Est-ce que cela vous semble être une des solutions à envisager ?

C’est à mes yeux une démarche très importante, qui renforce la notion de milieu et la fait fructifier tant d’un point de vue social que créatif ou technologique. Cela façonne l’image que les populations ont de l’endroit où elles vivent. Une collectivité locale a tout intérêt à développer ce genre d’initiative sans, d’ailleurs, que les retombées en soient immédiatement mesurables. La condition étant d'inciter les techniciens, les ingénieurs, les concepteurs, les designers, etc. à aller piocher dans cette mise en récit les éléments susceptibles de les aider à innover en stimulant leur créativité. Les jeunes pourront se rendre compte de la richesse de l’innovation dans leur région et ils se placeront dans une posture de production innovante en suivant les traces de leurs prédécesseurs. Bien menée, une mise en récit entretient un désir de neuf en l’inscrivant dans l’histoire, en créant de nouveaux liens, en explorant de nouveaux chemins. D’un autre côté, cela permet un éclairage sur le développement des techniques dans une collectivité et cela montre les implications sociales, les liens entre les novateurs, les inventeurs, les scientifiques et les industriels. Les collectivités locales devraient suivre cet exemple et s’emparer de leur patrimoine culturel technique pour le valoriser et l’externaliser. Maintenant, qu'est-ce que bien mener une mise en récit ? Vous parlez de poster... C'est difficile à lire un poster, nous le savons tous, c'est un peu aride. Tout dépend du public. Mais je crois qu'on ne peut pas négliger, le récit tout court : des histoires d'hommes, d'équipes, de produits, d'entreprises, et pas uniquement de leurs succès mais plutôt l'histoire des chemins parcourus, des obstacles surmontés ou pas... Des histoires écrites, racontées ou dites... A condition de ne pas s'en tenir au patrimoine technique du XXe siècle !