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La technique n’échappe pas au récit

Interview de Céline NGYEN et Marianne CHOUTEAU

<< La technique n’échappe pas au récit dans le sens où elle-même en produit car étant complexe elle a besoin de discours pour être intelligible et dans le sens où elle-même peut-être le principal personnage de récits >>.

Interview de Céline NGuyen et Marianne Chouteau, membres du groupe de recherche STOICA/Centre des Humanités de l’INSA de Lyon.

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Date : 22/05/2008

Pouvez-vous rapidement contextualiser votre travail de recherche ?

C. N : L’INSA est une institution de formation  qui délivre le titre d’ingénieur, c’est-à-dire qu’elle a la fonction de transformer des bacheliers en « experts » de la technique. Depuis sa création en 1957,  l’institut a fait la démarche d’introduire dans la formation d’ingénieurs des SHS, c’est-à-dire d’offrir la possibilité aux élèves ingénieurs d’entamer une réflexion orientée sur les sciences humaines et sociales. Notre recherche s’inscrit dans le travail de STOICA, laboratoire créé en 2005, au Centre des Humanités de l’INSA de Lyon. Ce groupe rassemble des chercheurs de différentes disciplines mais qui ont tous en commun de travailler sur la technique. Nous sommes tous issus de disciplines différentes allant de l’économie jusqu’à la philosophie en passant par la littérature, la sociologie ou les sciences de l’information et de la communication.
Il est donc logique d’entreprendre ici des travaux de recherche en SHS qui font sens dans cette école et qui s’intéressent à la technique. 
Notre propos dans ce contexte de formation et de recherche est de nous intéresser à la technique et aux objets techniques dans une perspective de sciences de l’information et de la communication. En d’autres termes nous nous intéressons aux discours, au langage, aux représentations, aux images, aux médiations qui entourent la technique tant dans la phase de production que d’utilisation.

 

Comment alors faire le lien entre technique et récit ?

M. C : Tout d’abord, il nous faut analyser ces deux objets avant de comprendre comment les relier. Un premier constat s’impose : depuis quelques années, le récit sort de la sphère littéraire proprement dite. Nombreux sont ceux qui ont compris les fortes capacités communicationnelles du récit et qui l’utilisent à des fins autres que celles de « juste » raconter une histoire. En effet, on l’utilise dans divers domaines comme le marketing, le management – par exemple certaines entreprises basent le management de leur personnel sur la mise en récit de l’histoire de l’entreprise ou du leader -, la publicité, la communication institutionnelle et des organisations ou la politique. Il a en effet été montré que la politique utilise les ressorts du scénario pour faire passer des idées, pour séduire ou pour prévoir des possibilités d’évolution. C’est notamment ce que l’on voit en prospective. 
Pourquoi tant utiliser le récit ? Outre ses fortes caractéristiques communicationnelles, le récit est une forme de discours universel : entre autres, il y a une histoire, des personnages récurrents, un début, une fin, une intrigue, un dénouement. Chacun se reconnaît dans ces catégories. Mettre en récit, c’est donner une cohérence à ce que l’on dit. On est plus intelligible quand on raconte une histoire. On provoque l’adhésion du public à qui on parle. On ordonne des informations éparses, on leur donne un sens, une orientation.

C. N : La technique n’échappe pas au récit dans le sens où elle-même en produit car étant complexe elle a besoin de discours pour être intelligible et dans le sens où elle-même peut-être le principal personnage de récits. Cette interconnexion entre technique et récit est ancienne et diverse. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les tablettes en argile mésopotamiennes transmettant des savoirs pratiques, de relire Jules Verne, de regarder des films d’anticipation où la technique joue un rôle principal ou encore de lire des écrits futurologiques où sont anticipées et expliquées les implications de techniques omniprésentes. La technique prend beaucoup de place dans notre quotidien. En effet d’une part, elle façonne notre environnement de façon concrète par la production d’objets que nous utilisons quotidiennement. Par exemple, les routes, les bâtiments mais aussi les outils tels que les robots ménagers, les téléphones, les ordinateurs, les moyens de transport, les moyens de communication, etc. D’autre part, elle induit des transformations dans les rapports que nous entretenons avec notre environnement ou avec nos concitoyens. Par exemple, le téléphone portable est un outil technique relativement nouveau qui change nos façons de communiquer. Alors qu’avant nous le faisions de façon fixe, chez nous le plus souvent, le téléphone portable nous offre la mobilité : on peut téléphoner dehors, chez d’autres personnes, en marchant, etc. Mais pas seulement, il nous permet d’être joignable partout, d’être en contact avec nos proches, etc. et créer d’autres façons de communiquer. On peut en effet envoyer des photographies, des sons, des sms, on peut filtrer ses appels et les personnes à qui nous souhaitons donner notre numéro. Les modalités d’usage évoluent avec les fonctionnalités de l’outil.

 

Il apparaît donc qu’il existe beaucoup de liens entre technique et récit mais quels sont les types de discours qui contiennent du récit ? 

M. C : Les discours relatifs à la technique qui contiennent du récit  sont assez nombreux. En général, on les nomme les « discours d’accompagnement ». Ces discours peuvent avoir des fonctions diverses : ils sont pédagogiques, didactiques, informationnels, promotionnels, prospectifs, prévisionnels, anticipateurs, vulgarisateurs, etc. Ils peuvent être produits par des émetteurs divers : publicitaires, collectivités, journalistes, rédacteurs techniques, écrivains, hommes politiques, vulgarisateurs, etc. Une de leur principale caractéristique est « d’influencer » la façon dont la technique va réellement être utilisée ou perçue car ils s’intercalent entre l’objet ou le dispositif technique et la société. Pour n’en citer que quelques uns, on peut notamment parler des modes d’emploi, des plaquettes promotionnelles, des publicités, des œuvres de science-fiction, des discours futurologiques, des articles de vulgarisation, ou encore des expositions.

C. N : Ces discours sont révélateurs de notre rapport collectif et individuel à la technique.
La technique est souvent perçue comme complexe, elle a donc besoin de paroles pour être comprise et acceptée. Cette acceptation peut prendre aussi le terme « d’appropriation », c’est-à-dire d’action individuelle ou collective, consciente ou non, qui fait que la technique devient objet du quotidien.
Le processus d’appropriation a notamment été décrit pour les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) par Serge Proulx1  qui est sociologue. Il l’envisage comme une succession de trois étapes allant de l’accessibilité à l’appropriation en passant par l’usage. Dans un premier temps, l’usager a accès à une nouvelle technique (on lui offre, il va l’acheter), il l’utilise, l’use, etc., et se l’approprie. L’appropriation est effective quand l’objet technique fait partie du quotidien.

M. C : Reprenons l’exemple du téléphone portable cité précédemment.
1/ j’acquiers le nouvel objet et je l’introduis dans mon quotidien : je suis dans la phase d’acquisition
2 /  je l’utilise, je lui attribue une place – par exemple, dans mon sac, sur ma table de nuit – j’en fais usage à ma convenance – je téléphone, j’envoie des SMS, des photos, je m’en sers comme réveil, comme agenda, comme calculatrice, je stocke des jeux, des images, je modifie mes sonneries : je suis dans la phase d’usage
3/ je le fais mien, je le personnalise, je crée des habitudes particulières avec cet outil : je me l’approprie comme un objet de mon quotidien avec un usage bien défini, et que j’inscris dans un projet : celui de rester en lien avec mes enfants, avec mon entreprise… : je suis dans la phase d’appropriation.

C. N : L’idée est de dire qu’à chacune de ces étapes apparaissent des formes de discours dans lesquels se trouve du récit.
L’apparition du récit n’est alors pas anodine car elle facilite l’appropriation  de la technique.

 

Pouvez-vous donner des exemples de discours d’accompagnement où le récit joue ce rôle de facilitateur de l’appropriation ?

C. N : Prenons l’exemple du mode d’emploi qui est le plus évident. C’est un matériau intéressant pour analyser la connexion entre technique et récit notamment lorsqu’il met en scène un personnage : l’utilisateur. Cette mise en scène l’entraîne dans une espèce d’aventure où il passe différentes étapes. En d’autres termes, l’usager vit une aventure : cela va-t-il marcher ou pas ? Vais-je arriver à faire ce que je veux faire ? D’où vient le problème et comment le résoudre ? Le récit contenu dans le mode d’emploi permet de pré-raconter l’utilisation de l’objet. Le récit ne fait pas que guider la marche à suivre ; il la rend intelligible et cohérente. Il facilite l’appropriation de l’objet  en impliquant l’utilisateur dans la mise en route de son nouvel objet technique.

M. C : Un autre exemple est  la vulgarisation scientifique et technique qui a recours au récit pour faciliter l’acquisition de connaissances et donc permettre leur appropriation. C’est l’une des raisons pour lesquelles les musées conçoivent leurs expositions autour d’une mise en récit telle un scénario. Ce procédé est également utilisé dans les articles de presse où l’on nous raconte une histoire, on invente des personnages, on utilise beaucoup de métaphores, de représentations, etc. On raconte par exemple l’histoire d’un grand chercheur qui guide à travers son récit l’apprentissage de connaissances complexes.

 

Lorsque vous parlez des liens entre récit et technique, vous vous placez d’emblée du côté du public. Toutefois, observe-t-on du récit également à l’amont, c’est-à-dire au moment où l’objet technique est conçu, produit, mis sur le marché ?

M. C : Les récits qui entourent la technique influent notre façon de penser, notre façon d’agir et surtout notre façon d’envisager la technique, de la représenter. Aussi, comme nous tous, les concepteurs d’objets techniques baignent également dans ces représentations et en sont influencés. Philippe Breton et Patrice Flichy2   ont travaillé sur cette question autour des outils de communication. Ils ont montré par exemple que des auteurs de science-fiction tels Peter Asimov ou Philip. K. Dick avaient influencé des informaticiens du M.I.T. Ces auteurs développaient dans leurs romans l’idée de la possibilité de concevoir un cerveau artificiel et ceci a été repris par les cybernéticiens.

C. N : Il existe de nombreuses formes de discours qui accompagnent la conception d’un outil ou d’un objet. Par exemple, si on reste du côté de l’inspiration, on sait que le processus d’innovation s’inscrit dans l’imaginaire et que cet imaginaire est nourri de récits, mythes, contes, etc.
A un autre degré, on sait que lors de détournement d’usage – c’est-à-dire lorsqu’un objet est détourné de l’usage premier, par exemple la télécommande d’un fauteuil pour handicapé qui devient une télécommande pour la télévision – il y a beaucoup de discours produits et ces discours contiennent du récit. On personnalise la technique, on raconte comment on utilise l’objet, ou comment on pourrait l’utiliser, comment on a amélioré ses possibilités d’usage, ses fonctionnalités, etc.

 

Pensez-vous qu’à l’échelle d’une collectivité la mise en récit de sa technique peut avoir un rôle particulier ?

C. N : Il me semble que nous avons ici un double phénomène, sans doute du à une double mise en récit. Il y a sans doute tout d’abord réflexivité. Lorsque je me raconte, je prends conscience de ce que je suis. Ce qui vaut à l’échelle individuelle vaut également à l’échelle du collectif. Par exemple, pour le Grand Lyon mettre en récit « sa » technique peut, dans un premier temps, lui permettre de prendre conscience de la richesse de ce patrimoine.
Cela peut aussi lui permettre ensuite de se positionner par rapport aux champs développés et donc à sa propre histoire. Ce positionnement amène d’emblée à s’interroger sur la place de la métropole et de la région face à la concurrence nationale voire internationale. Mais ce n’est certainement pas tout.
Il est clair que ce travail rend le riche patrimoine culturel et technique du Grand Lyon plus visible.
Lyon et la région ont largement participé à l’histoire des techniques tant par les découvertes qui ont pu émerger ici que par leur industrialisation. C’est ce que l’on voit notamment avec la chimie, le textile, les communications, le transport.

M. C : Cette double mise en récit est assez probante dans certains musées. Par exemple, lorsque l’on va au musée de l’automobile à Rochetaillée, on voit l’histoire de l’automobile mais aussi celle des personnages qui l’ont marqué. Dans certains c as, il y a ancrage local. Par exemple avec Berliet. 
L’exercice de mise en récit peut permettre aux habitants de cette collectivité territoriale de prendre conscience de la richesse de ce patrimoine technique, cela peut également contribuer à créer autour de ce patrimoine un imaginaire collectif riche et en conséquence un sentiment d’appartenance de la part du public. Il serait intéressant par exemple de collecter et analyser les récits produits au cours du temps par la métropole sur ses techniques, ses inventeurs, ses entreprises, ses objets, etc., par exemple lors de l’implantation du tramway, de la mise en place des Vélo’v qui allient innovation technique et innovation sociale. Cela permettrait de comprendre comment le récit de la technique s’insère dans le récit de la collectivité et comment cela fait sens pour elle. Cela montrerait probablement combien il est impossible d’isoler la technique de la société !

1 Serge Proulx est professeur à l’Ecole des médias de l’université du Québec à Montreéal

2 Philippe Breton est sociologue et anthropologue. Il est spécialiste des questions relatives à la communication Patrice Flichy est sociologue des techniques.