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Histoire des greffes à Lyon

Interview de Jean-Michel Dubernard

Portrait de Jean-Michel Dubernard
© Claude Truong-Ngoc // Wikimedia Commons

<< L'imagination et la multiplication des échanges sont les deux moteurs essentiels de l'histoire des greffes >>.

Entretien avec le Professeur Jean-Michel Dubernard, service d'urologie et de chirurgie de la transplantation à l'Hôpital Edouard Herriot de Lyon (1978-2003), professeur à l'Université de Lyon (1978-2007), auteur de nombreux travaux scientifiques dans le domaine de l'urologie et de la chirurgie de la transplantation, notamment la transplantation du pancréas et des tissus composites (greffe des mains, greffe de la face), membre du collège de la Haute Autorité de Santé depuis 2008.

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Date : 22/05/2008

Quelles sont les étapes les plus marquantes de l'histoire lyonnaise des greffes ? 

Trois périodes me paraissent particulièrement remarquables dans l'histoire lyonnaise des greffes : la période 1896-1913, marquée par les travaux de Mathieu Jaboulay et d'Alexis Carrel, la période 1963-1986, caractérisée par des avancées importantes et de nombreuses « premières », et depuis 1998 où les greffes de tissus composites et le réseau Centaure (réseau thématique de recherche et de soins dédié aux sciences de la transplantation) entre autres donnent un nouvel élan aux équipes lyonnaises.

 

Pouvez-vous nous décrire cette période phare, de 1896 à 1913 ?

La période 1896-1913 a vu la mise au point et l'amélioration des techniques de sutures vasculaires, qui ont permis à Alexis Carrel de travailler sur les greffes expérimentales. Ceci conduira Mathieu Jaboulay à réaliser les premières greffes d'organes animaux sur des humains en 1906.

L'article de Carrel, paru dans le Lyon chirurgical en 1902, pose les bases de la chirurgie vasculaire et par là, de la transplantation d'organes. Il deviendra célèbre jusqu'aux États-Unis. Carrel s'y expatrie d'ailleurs dès 1904 et développe ses recherches là-bas. Les vives critiques dont ses convictions font  l'objet depuis les années 1990 ne doivent pas faire oublier qu'il était un grand scientifique. Il obtient le prix Nobel de médecine en 1912 en reconnaissance de ses travaux concernant les sutures vasculaires et la transplantation de vaisseaux et d'organes. Pendant la Première Guerre mondiale, il revient en France et utilise le liquide de Dakin pour désinfecter les blessures de guerre, sauvant ainsi des milliers de vies humaines. Enfin, à la fin de sa vie, pendant sa brève carrière politique, il affirme l'importance de ne pas séparer la Recherche de l'Université, six ans seulement après la création du CNRS.

Après cette période, à l'exception des travaux de Louis Paufique, véritable pionnier de la greffe de cornée et père de l'ophtalmologie moderne, tout s'arrête à Lyon jusqu'au début des années 1960. C'est à l'hôpital Necker de Paris que les choses se passent.

 

Quels sont les événements les plus marquants de la deuxième période, allant de 1963 à 1986 ?

Durant cette période, après quelques tentatives de xénogreffes  de rein, de foie, de cœur chez l'homme, les premières et seules tentatives en France, les allogreffes  se développent (rein, cœur, foie, poumons, pancréas, etc.). Lyon devient le premier centre de transplantation rénale français : des greffes sont réalisées chez des patients dont le bas appareil urinaire est détruit, les greffes chez l'enfant se développent, la plus jeune greffe de rein - techniquement réussie - chez un nouveau-né de 2,6 Kg est réalisée, de même que la première greffe associant rein et surrénale.

L'ensemble des techniques de microchirurgie progressent à cette époque et Lyon y prend largement part. Ces greffes rénales, comme les autres, bénéficient de la mise au point du sérum antilymphocytaire développé par Jules Traeger (sérum diminuant le phénomène de rejet), avec le soutien de Charles Mérieux à la fin des années 1960. 

La première greffe cardiaque à Lyon fut réalisée en 1969 par l'équipe du Pr Dureau, quelques mois après la première européenne réalisée par le Pr Cabrol à Paris. On ne peut ignorer aussi le travail de Philippe Mikaeloff, trop souvent oublié, qui est le père de la greffe de foie à Lyon, ainsi que les travaux des Pr. Baulieux, Ducerf et Boillot.

Durant cette période, j'ai également mis au point une nouvelle technique de greffe de pancréas (organe sécrétant l'insuline, l'hormone régulant la glycémie) pour traiter les complications du diabète. La technique s'est depuis encore améliorée et permet la survie à 10 ans de plus de 80% des patients.

La publication de ces travaux sur les greffes du pancréas a suscité à l'époque l'organisation d'un réseau avec des équipes de Munich, de Minneapolis, de Stockholm et de Cambridge. Des Allemands et des Américains sont venus travailler à Lyon. Je me souviens que nous échangions sur nos travaux chaque dimanche soir au cours de conférences téléphoniques. Internet n'existait pas encore à l'époque ! Nous analysions nos réussites, comme nos échecs, et chaque équipe bénéficiait de l'expérience des autres. Cet esprit de réseau était et demeure fondamental pour innover.

 

Puis, l'activité de Lyon s'est ralenti après 1986 ?

1986 est l'année de départ du Pr Jules Traeger, et ce départ marque à mon avis la fin d'une époque. Même si l'activité lyonnaise n'a jamais cessé de progresser durant les années 1980-90, Nantes a pris la première place pendant cette période.

 

Et 1998 marque le début d'une nouvelle époque pour les équipes lyonnaises ?

En effet, beaucoup de domaines prennent un nouvel élan : de nouveaux liquides de perfusion (IGL) sont mis au point, le phénomène de rejet est mieux maîtrisé, de nouvelles thérapies cellulaires sont développées pour le traitement du diabète... Sur le plan clinique, les greffes d'îlots de Langerhans (groupe de cellules du pancréas secrétant l'insuline) progressent, grâce au réseau GRAGIL notamment, les prélèvements à cœur arrêté se développent et les premières greffes de tissus composites (mains, visage) sont réalisées.

 

Encore une fois, vous soulignez l'importance du travail en réseau. Quelle est l'activité du réseau GRAGIL ?

Le réseau GRAGIL (« Groupe Rhin Rhône-Alpes Genève pour la transplantation des îlots de Langerhans ») est né en 1997 sous l'impulsion des CHU de Lyon, de Grenoble et de l'hôpital universitaire de Genève. Genève avait déjà une certaine expérience en matière d'isolement et de purification d'îlots, et la proximité des trois villes offre l'opportunité d'accroître le nombre d'organes disponibles et de diminuer l'attente des patients nécessitant une greffe.

Les premiers transports transfrontaliers d'un pancréas vers la Suisse et d'îlots vers la France ont lieu en 1999 et les résultats sont aussitôt probants. Ces greffes permettent aux diabétiques de diminuer, voire d'arrêter pendant plusieurs années, les injections d'insuline. Une patiente Suisse a fêté en 2006 ses 10 ans d'insulino-indépendance ! Le réseau s'est élargi rapidement aux CHU de Strasbourg et de Besançon, puis aux CHU de Dijon, de Nancy, de Marseille et de Montpellier.

Le principe de centraliser la préparation des îlots sur un même site et de les envoyer sur les différents sites de transplantation a été repris depuis par les pays scandinaves (Suède, Norvège, Finlande, Danemark) pour constituer le « Nordic Network » basé à Uppsala (Suède), et également par la Grande-Bretagne.

 

Lyon s'est illustré dans les premières greffes de tissus composites (mains, visage) qui ont fortement marqué les esprits. Quels sont les principaux obstacles à lever pour réussir de telles opérations ?

Il y a bien sûr le défi technique, relativement simple pour la main, plus complexe pour le visage, et la réapparition de la fonction qui dépend de la technique, mais aussi d'une réorganisation cérébrale.

L'image de la main réapparaît peu à peu dans le cerveau avec le retour de la sensibilité et de la motricité, comme les travaux d'Angela Sirigu (spécialiste lyonnaise des sciences cognitives) sur la plasticité cérébrale l'ont démontré.

Il y a ensuite le défi immunologique, particulièrement difficile en raison de l'immunogénicité de la peau, tissu cible d'un rejet hyper aigu. J'ai émis l'hypothèse du possible rôle des cellules souches hématopoïétiques présentes dans la moelle osseuse des os du greffon. Ces cellules pourraient être à l'origine d'une tolérance immunologique partielle, expliquant la qualité de la survie des greffes de mains. Dans le même esprit, une greffe de cellules souches hématopoïetiques du donneur a été associée à la première greffe de visage.

Il y a enfin le défi psychologique. Avant de nous lancer dans l'aventure, nous avons beaucoup réfléchi avec des psychanalystes et des psychiatres sur ce que cela signifiait de vivre avec des mains ou le visage d'une autre personne, sur la manière dont le greffé peut s'approprier de nouvelles mains ou un nouveau visage. Ces greffes de mains et de visage sont tout à fait particulières, car elles touchent encore plus que les autres greffes à la question de l'identité.

 

Est-il possible de tirer de cette histoire des « traits de caractère lyonnais » ?

On ne peut que constater l'intérêt très marqué pour la transplantation à Lyon. Depuis la fin du 19ème siècle, il ne s'est jamais démenti. Il tire sans doute son origine des pionniers en la matière, Mathieu Jaboulay et Alexis Carrel. Leurs travaux ont fait rêver et depuis, l'imaginaire de la transplantation continue, de génération en génération.

 

S'il ne fallait retenir que deux ou trois facteurs déterminants pour l'histoire de greffes...

L'imagination et la multiplication des échanges sont les deux moteurs essentiels. Je pense à la fois aux échanges individuels, en équipes et en réseaux. Les exemples que je vous ai déjà mentionnés le démontrent et on pourrait en citer beaucoup d'autres. Pour le pancréas, le premier congrès international a eu lieu à Lyon en 1980. La décision de la création de la société scientifique internationale, l’International Pancreas and Islet Transplant Association (Ipita) été prise à ce moment-là, ainsi que sa base de données internationale, l’International Pancreas and Islet Transplant Registry (IPTR), gérée à Minneapolis.

Pour les greffes composites, le réseau IHCTAS (International Hand Composite Tissue Allografts Society) et sa base de données IHCTASR ont été créés en 2000 à Lyon. Londres, Lyon, Milan, Sydney, font partie de ce réseau et collaborent pour améliorer encore les greffes de mains. La première greffe du visage a eu lieu grâce à la collaboration de l'équipe de chirurgie maxillo-faciale du Pr Bernard Devauchelle du CHU d'Amiens, du service de chirurgie plastique de l'Hôpital Saint Luc de Bruxelles (Pr Benoit Lengelé) et du service de  transplantation de l'hôpital Édouard Herriot.

 

Vous citiez aussi l'imagination comme moteur essentiel de l'histoire des greffes ?

Je ne parle pas que de l'imagination des patients - Denis Chatelier rêvait d'avoir de nouveau des mains, Isabelle Dinoire rêvait de retrouver un visage - ou de celle des chercheurs et des médecins, mais aussi de l'imaginaire collectif. Ce que les hommes imaginaient il y a parfois plusieurs siècles se révèle et a lieu aujourd'hui. Souvenons-nous des chimères. Souvenons-nous de la première greffe de membre réalisée chez le chien en 1908 par Alexis Carrel. Ceux qui ont pressenti que cette tentative se déclinerait plus tard chez l'homme ne se sont pas trompés !

Le Minotaure, au corps multiple, est présent sous différentes formes dans toutes les civilisations. En 1936, Pablo Picasso peint Minotaure et jument morte devant une grotte : ce tableau représente le Minotaure (symbole de la transplantation) qui sort de l'ombre en portant une jument morte, deux mains sortent du labyrinthe et une autre main tient ce qu'on peut considérer comme un miroir dans lequel se réfléchit un visage de jeune femme. Ce tableau m'a toujours frappé parce qu'il représente les éléments essentiels de l'histoire que je vous ai décrite.

Des médecins et des scientifiques osent ensuite innover, parfois sans le soutien de leur hiérarchie, de leurs collègues ou même de la société. J'ai croisé plusieurs de ces hommes : Philippe Mikaeloff qui me rappelle mes premières anastomoses vasculaires, les greffes de foie chez le chien à la faculté Rockfeller, les nuits passées à surveiller les animaux ; Joseph Murray  chirurgien plasticien à Boston qui a obtenu le prix Nobel de Médecine en 1990 pour ses travaux sur les greffes de reins et qui se passionnait pour les rejets de greffes de peau ; mes collègues d'Harvard Alan Retik et Paul Kinnaert ; Jules Traeger, néphrologue ouvert à l'aventure ; Charles Mérieux, qui fut un mécène enthousiaste et fidèle ; Jean-Pierre Revillard, qui avait d'emblée compris et soutenu le projet de greffes de tissus composites...

 

Quel sera l'avenir des greffes à Lyon ?

L'avenir est porté à Lyon par un réseau thématique de recherche et de soin, le réseau Centaure que j'anime avec Lionel Badet, Xavier Martin, Emmanuel Morelon, Olivier Thaunat. Centaure s'est construit autour de la mutualisation des moyens conceptuels et logistiques des trois plus grands centres français en matière des sciences de la transplantation (Lyon, Nantes et Paris) et de la coordination de leurs objectifs. Ces trois centres sont complémentaires : les techniques chirurgicales et les nouveaux modes de transplantation à Lyon, l'immunologie, la génétique et la post-génomique à Nantes et à Paris-Necker. Ils sont associés à des unités Inserm/CNRS, à d'autres équipes complémentaires et structurantes de recherche fondamentale et clinique, et à trois centres d'investigation clinique. Ainsi, toutes les disciplines des sciences de la transplantation sont couvertes. Cette organisation permet de centrer les projets développés sur le malade. 

Centaure représente environ 450 greffes de rein par an et 80 doubles greffes de rein/pancréas. Travailler à cette échelle permet de mener à bien rapidement des protocoles cliniques pour tester des thérapeutiques ou des stratégies innovantes. C'est une force de frappe importante qui est bénéfique pour la qualité des traitements, comme pour la visibilité de la France au niveau européen et international.

Centaure collabore également avec des pôles de compétitivité nationaux (Atlantic Biothérapies) et internationaux (Medicen, Lyon Biopôle) et de grands réseaux de recherche internationaux.

 

Quels sont les points faibles de la région lyonnaise dans le domaine des greffes ?

Un grand nombre d'innovations sont nées à Lyon ou en collaboration avec des équipes lyonnaises. Or, nous n'avons pas toujours reçu le soutien que nous aurions pu espérer, tant sur le plan clinique, que sur le plan de la recherche. Avant de travailler sur l'homme, il faut travailler sur l'animal (chien, primate, rat, etc.), l'apprentissage de la chirurgie expérimentale et de la microchirurgie est difficile et devrait être facilité. Tisser des passerelles entre recherche et clinique est porteur d'innovations. Tout ceci a bien sûr un coût, et les soutiens financiers sont indispensables. Sans le soutien (dans tous les sens du terme) de Charles Mérieux, la première greffe de mains n'aurait pas eu lieu à Lyon ! Enfin, mutualiser les compétences lyonnaises pour créer un grand centre de transplantation multi-organes serait vraiment un plus pour la qualité des soins apportés aux patients et les progrès de la recherche.

En 1986, je faisais partie de la commission d'experts chargés d'une étude sur la transplantation d'organes, étude commandée par la ministre chargée de la santé Michèle Barzach. L'une de nos préconisations était d'organiser trois à quatre grands centres de transplantations multi-organes en France métropolitaine. Lyon aurait dû en être. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Deux équipes à Lyon transplantent les foies, deux autres les reins, les greffes thoraciques sont réalisées à l'hôpital cardiologique... Or, Lyon a tout ce qu'il faut pour devenir un grand centre de transplantation, mais il faut apprendre à travailler ensemble. La hiérarchie médicale et administrative devrait comprendre que les résultats de ces recherches cliniques sont destinés in fine aux malades, qui en sont et en seront les premiers bénéficiaires. Rappelons-nous de la vocation des Centres Hospitaliers Universitaires à leur création en 1958, et de l'élan donné à l'époque à la recherche, à l'enseignement et au soin !